a a a

© 2019-2024 Carole Blanc

On dit que l’on va en Inde pour s’y perdre. Moi j’y allais pour m’y retrouver. J’ignorais que mon voyage allait contribuer à l’union d’un être d’acier figé dans son corset pour l’éternité et celui d’un être vivant sur le point de mourir par la coupable négligence de l’homme. J’avais un jour croisé le chemin des Ghost Nets… au MEG.
Reprendre la lecture

Une tortue ressuscitée

Voyager en Inde est une expérience qui ébranle toutes vos certitudes et vous confronte à un art de vivre en totale contradiction avec notre paisible et rassurante vie en Suisse, réglementée et formatée comme une feuille de papier millimétré.

Dans ce pays où je vais passer un mois, deux constantes s’imposent : les couleurs et le bruit.

La première fois, vous ne comprenez pas pourquoi tout le monde klaxonne mais en fait le klaxon fait office de Code de la route. Inutile de marquer les stops, d’accorder la priorité… un coup de klaxon et tout se passe bien.

 

La chaussée est un lieu de vie : on y croise sur les grandes artères des chevaux en folie, des scooters, des tuk tuk et des rickshaws sans oublier les vaches sacrées qui parfois décident de camper au milieu de la route sans se préoccuper du vacarme ambiant. Dans les plus petites villes, les rues s’élargissent et se rétrécissent en désordre. Les enfants jouent, un petit chaton est lové dans un cul-de-poule, une chèvre attend attachée à un scooter mais peu importe comment, on finit par passer. Circuler à l’arrière d’une moto est si démentiel qu’il est préférable de s’en remettre au chauffeur qui lui, s’en remettra aux dieux. Par sécurité, je serre fort contre mon cœur Ganesh, le petit dieu à tête d’éléphant que je me suis choisie à titre de « protection ».

Quant à louer une voiture, il vaut mieux oublier à moins d’avoir des tendances suicidaires. J’ai donc décidé de prendre le train comme des millions d’Indiens le font chaque jour.

Je prends le soin de réserver une couchette dans un compartiment « first class » à bord d’un train « express » qui me conduira de Mumbai, la capitale – plus connue sous le nom de Bombay – à Agonda, près de Goa, sur la côte de Malabar. Il n’y a qu’environ six cent cinquante kilomètres mais une nuit sera nécessaire à cette aventure.

Je savais que je devais me préparer à une épreuve mais il faut bien l’admettre, j’en avais minimisé la taille.

 

Après quelques minutes à me demander où se trouve ma couchette, je comprends que je suis assise dessus en observant mes compagnons de compartiment se préparer pour la nuit. En ma qualité de « senior », on m’a attribué la couchette inférieure. Je me vois donc affublée de deux Indiens bien portant juste au-dessus de ma tête. Quand ils décidèrent de rejoindre leur lit, j’ai cru que toute la structure allait s’effondrer !

 

Soigneusement rangés sur une petite tablette, des draps blancs protégés par un plastique attendent. Un employé passe et remet à chacun de nous une couverture qui servira de matelas, le drap lui faisant office de couverture. Comme si l’heure du coucher avait sonné, chacun rejoint son « lit » et je n’ai d’autre choix que de suivre l’exemple car la hauteur entre les deux couchettes ne me permet

pas de rester assise.

Bon gré, mal gré, je respecte l’extinction des feux après avoir subi l’assaut l’odeur du curry qui ne me lâchera plus jusqu’à mon arrivée à Goa.

Un vacarme permanent, des arrêts et départs jouant à qui parviendra à vous secouer le plus, des lumières blafardes qui s’allument et s’éteignent sans aucun ménagement pour les pauvres voyageurs qui essayent de dormir : voilà déjà un aperçu. Quant aux toilettes… à la turque, un seul coup d’œil me décidera à m’en passer. Le papier de toilettes aussi précieux qu’une carte de crédit finira dans mes oreilles, à défaut de boules caisses.

 

Après une nuit blanche, le train s’immobilise : je suis heureuse car j’ai survécu à mon défi. Je suis fatiguée mais Agonda, un petit port de pêche refuge des nostalgiques des années 68, m’attend pour quelques jours balnéaires loin de la foule.

Ma chambre est une cahute montée sur pilotis face à la mer. Des saris multicolores habillent une petite terrasse privative où sont installés deux fauteuils en osier et une petite table. Une moustiquaire me protège des visiteurs nocturnes en tous genres même si j’aurai l’occasion de m’apercevoir que toutes sortes de quadrupèdes se baladent la nuit sur mon toit de feuilles de palmiers. Une salle de douche à ciel ouvert jouxte ma chambre. Le mobilier est minimaliste: un baquet étroit assez haut et un seau en plastique pour déverser l’eau. Rafraîchissant…car l’eau chaude n’existe pas. Sans doute en raison de la chaleur extérieure qui frise les quarante degrés.

Après une première journée à profiter de la mer, je me régale d’un poisson grillé pêché du matin accompagné d’un verre de vin blanc indien. Le coucher de soleil est extraordinaire. La fatigue a raison de moi.

Mais le fracas des vagues qui s’échouent à quelques mètres va me réveiller. La nuit est claire et la lune souligne d’un reflet argenté la moindre courbe, la plus petite cime des vagues.

Un bruit étrange comme un corps que l’on traîne m’oblige à scruter la plage avec plus d’attention. J’aperçois une masse informe sortir de l’immensité sombre et venir à moi. Je suis tétanisée mais la lune met fin à mon angoisse et darde un rayon qui l’éclaire : c’est une tortue de mer traînant un filet qui l’entrave et rend ses déplacements difficiles. Elle s’approche d’un immense trou juste à quelques mètres de moi.

Elle s’immobilise inquiète de cette petite chose qui la dévisage. Je me lève et m’approche doucement. Le filet est si long que l’animal n’a pas la force de se sauver. La pauvre bête a l’air épuisée. Je prends alors mon courage à deux mains face à ce monstre de la mer et me saisis de mon coupe-ongles pour la libérer. Une patte, puis une autre et par je ne sais par miracle, la voilà libre de ses mouvements. Je ne bouge plus par peur de l’effrayer. Elle va à son nid et y dépose ses œufs sans se soucier de ma présence puis les recouvre avant de rejoindre la mer en une course frénétique. Elle reviendra chaque année dans le même nid.

 

Je retourne à ma chambre, songeuse.

Les voiles de soie ondulent comme les vagues d’une mer aux reflets délicatement colorés. Le soleil ne s’est pas couché à l’horizon : il s’est juste couché dans la Mer d’Arabie. Je sombre doucement dans les profondeurs marines entourée de poissons exotiques qui tournent autour de moi dans un ballet aquatique surréaliste.

Le monde des profondeurs s’affole et une vision d’un réalisme brutal me réveille. Je l’aperçois : une armature d’acier recouverte de fils aux couleurs de l’océan. Ce n’est pas une vision : mais où ai-je vu cette sculpture si légère et si gracieuse ?

Je sais : au MEG – le Musée d’Ethnographie de Genève – en 2017 lors d’une magnifique exposition « L’effet boomerang. Les arts aborigènes d’Australie ».

 

En parcourant cette exposition sur l’art de ces peuples longtemps persécutés, nés sur une terre revendiquée par des Européens partis à l’assaut du monde, je me suis sentie toute petite. Que de grandeur dans ces tableaux modernes issus de traditions ancestrales. Quel tour de force que de faire revivre les symboles d’un art longtemps considéré comme la manifestation infantile de peuples prétendus non civilisés. Cet art qualifié avec condescendance de primaire, puis de primitif imposait une portée civilisationnelle : il s’inscrivait dans le passé et enfantait de l’avenir.

 

Mais quelques sculptures suspendues au plafond vont me bouleverser et me révéler l’art des ghost nets ou « filets fantômes ».

L’histoire des « ghost nets » a commencé comme une revendication de protection de la faune et plus largement une dénonciation écologique.

Des panneaux expliquent le travail des tribus aborigènes d’Australie et en particulier les insulaires du Détroit de Torres qui se sont regroupés en communautés. La tortue que j’avais libérée aurait pu, sans mon aide, ressembler à cette photo exposée au MEG montrant l’animal échoué sur la plage, figé dans l’éternité par des morceaux de filets maillants que des bateaux de pêche industrielle abandonnent à la mer, par souci d’économie. Pourquoi réparer un filet endommagé alors qu’un neuf permettra de gagner du temps et ne coûtera pas plus cher ? Peu importe si quelques tortues, dauphins ou requins meurent !

Leurs artistes ont transformé ces matériaux destructeurs en véritables sculptures qui atteignent des sommes importantes sur les marchés de l’art. D’une démarche de protection de la faune marine, leurs sculptures sont devenues un outil de lutte politique.

 

L’art au service de la reconnaissance des traditions, de la juste appréciation de cultures différentes que les hommes ont si longtemps rejetées. L’art aborigène, l’art ethnique au même plan que l’art avec un grand « A ».

 

J’avais été hypnotisée par une sculpture : « La Tortue Merad d’Undertown Cay » suspendue en l’air, prête pour un hypothétique plongeon vers l’océan, nageant avec d’autres victimes de

la négligence des hommes. L’œuvre d’art était née avec un squelette d’acier habillé de cordes en polypropylène, la plus commune et la moins chère des matières plastiques. Il s’en produit cent millions de tonnes environ chaque année et plus de quatre cents ans sont nécessaires avant leur destruction dans la nature. Il émanait de cette œuvre d’art une telle énergie de vie, cette énergie transmise par la créativité de ces artistes aborigènes.

Je ne pus m’empêcher de penser à ma visite au cimetière français de Pondichéry. Au milieu de petites chapelles grisâtres sombrées dans l’oubli des familles françaises sans doute rentrées au pays, émergeaient des croix multicolores. Des tombeaux peints de couleurs vives se dressaient comme des œuvres d’art modernes. Il émanait une telle énergie de vie dans ce lieu de mort !

 

En sortant de l’exposition du MEG à Genève, j’avais l’étrange sensation qu’une partie de moi-même avait investi cet écrin d’acier pour protester contre la folie des hommes indifférents de la lente agonie des océans et de leur fragile équilibre. En sauvant l’animal marin, j’avais rendu possible le plongeon de cette autre tortue restée là-bas et libéré un peu de ce sentiment d’impuissance qui m’habite face aux dérives du monde.

 

Je ne suis pas venue en Inde pour sauver le monde. Je n’y suis pas venue non plus jouer les touristes. Je suis juste venue pour m’y retrouver, pour essayer de quitter le paraître et m’immerger dans l’être. Le chemin est encore long, les prises de conscience affolantes et j’ai le sentiment d’être un peu comme cette pauvre tortue, prisonnière de filets qui se resserrent autour de moi.

Une image toute fraîche à ma mémoire s’impose : le Kérala et ses canaux. Seule sur mon Ketttuvalam, ces house-boats typiques de la région, je navigue paisiblement admirant les carrelets chinois, d’immenses filets de pêches importés par des marchands chinois au XVème siècle. Mon embarcation est vétuste : elle est faite de bois lié à de la fibre de coco. Sa figure de proue ressemble fortement au « ferro di pura » mais mon « felze », abri disparu des gondoles actuelles n’est qu’un simple toit de feuilles de palmier. Mon gondolier ne parle pas l’anglais et n’a pour tout charme que son sourire édenté. Il semble très fier de diriger son embarcation avec sa jambe dont il se sert comme d’un troisième bras. Je jouis avec bonheur d’un calme si rare en Inde. Les paysages sont à couper le souffle. De hauts palmiers se penchent sur la rivière au courant tranquille. De temps à autre, une touche de couleur explose à travers une végétation luxuriante. C’est une église ou un petit temple d’où s’échappent des musiques étranges. Elles me serviront de réveil chaque matin : un chant religieux chrétien, suivi d’un appel à la prière des musulmans auquel se mêlent les chants hindous. J’aime cette tolérance à peine teintée d’un voile d’ambition de suprématie. Si les hindous sont majoritaires, jaïns, bouddhistes, sikhs, musulmans, chrétiens sont représentés. Ils vivent en paix même si la partition de l’Inde en 1947 a fortement ébranlé cette tendance à la cohabitation passive. En visitant le Taj Mahal un peu plus tard, j’ai malheureusement constaté que les enjeux économiques mettent à rude épreuve cette tolérance millénaire. Les soldats qui gardent ce temple de l’Amour m’ont même confisqué mon petit Ganesh, bien innocente statue d’un dieu hindou.

Les musulmans s’affrontent pour la manne financière que représente le Taj Mahal, symbole de l’harmonie entre les hindous et les musulmans, digne représentation d’un empereur moghol régnant sur un pays vivant au rythme de leur religion : l’hindouisme.

Dans l’eau trouble flottent des méduses de la taille d’une main d’homme. Les paysages sont magnifiques mais des signes plus inquiétants trahissent la présence humaine sur ces rives sauvages. Des morceaux de plastiques, des bouteilles en pet, des canettes : toutes sortes de détritus restent coincés dans la végétation sur le bord des rives.

À mon retour à l’hôtel, je retrouve un groupe de touristes venus faire de la plongée. Je leur raconte mon aventure et chacun apporte ses commentaires sur le réchauffement climatique, la protection de l’environnement tout en sirotant un cocktail, puis un autre. Je fais part de mon inquiétude sur le danger du plastique et sa pollution.

Je m’y étais intéressé le jour où un petit encart dans la Tribune de Genève annonçait que la Chine ne serait plus la poubelle de l’Europe et de la Suisse à partir de 2018. Plusieurs mois plus tard, une double page y était consacrée mais à l’échelle individuelle, les initiatives semblaient encore bien légères. Quelques salons de thés avaient remplacé les pailles en plastique par des pailles en bambou et un autre avait tout simplement supprimé les pailles au grand désespoir de ma petite fille qui ne comprenait pas pourquoi.

Je décris à mes nouveaux amis les rives des canaux polluées mais aucun n’a rien remarqué. Je leur explique le danger que représentent ces feux sauvages que l’on remarque près de chaque bâtisse. Les autochtones sont inconscients du danger des fumées émanant de leurs détritus. Un des membres du petit groupe me parle de ce couple en Inde qui a fondé une école pour des enfants pauvres de cinq à quinze ans qui paient leur scolarité en collectant les déchets de plastiques. Ainsi, au lieu de travailler pour aider leurs parents, ils peuvent étudier tout en protégeant la planète. Malheureusement, l’Ecole d’Ashkar est à environ deux mille cinq cents kilomètres mais je me promets de m’y rendre lors de mon prochain voyage en Inde en Février 2020.

 

Les autochtones n’ont pas conscience de la menace qui pèse sur eux. Ils n’ont ni centre de tris, ni ramassage des ordures. Seules les vaches sacrées laissées en liberté s’improvisent éboueurs et débarrassent les rues des cartons, papiers, plastiques qui leur servent de repas quotidien.

 

L’homme a toujours voulu dominer le monde. Il est parti à sa conquête détruisant les grandes civilisations qui ne lui ressemblaient pas, réduisant d’autres êtres humains à l’état de simple meuble. Sa frénésie de consommation et d’évolution – ou prétendu telle – l’a conduit à s’éloigner de la nature. Il l’a domestiqué, réduite à l’esclavage, provoquant sa lente agonie par un usage abusif de ses richesses et de sa force.

Mais quelques bonnes volontés se sont insurgées et une prise de conscience s’est propagée dans toutes les couches de la société. Les initiatives sont prises non seulement à l’échelle individuelle mais à celle de peuples entiers. Les gouvernements se sentent désormais concernés même si certains lobbys imposent encore leurs lois.

J’aimerais participer à l’un de ces défis, rejoindre une de ces communautés au service de l’humanité mais je ne suis qu’une humaine emportée dans le tourbillon d’un monde qu’elle a bien des difficultés à comprendre.

 

Une petite voix vient calmer mon esprit perturbé. Le désert n’est-il pas composé de petits grains de sable ? N’ai-je pas sauvé une de ces merveilles de la nature luttant pour perdurer le cycle de la vie ?

 

J’ai répondu à l’appel de la Tortue de Merad et je l’ai aidée à retourner dans les profondeurs de l’océan. Plus rien ne l’entrave maintenant : elle est libre.

 

Scrutant l’horizon, je lui adresse un ultime message : « Fais bien attention aux filets des pêcheurs ! ».

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire