Créé le: 24.05.2022
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Une semaine et demie.

Amour, Polar

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© 2022-2024 Juan A.M.

Je suis loin d’être une beauté, si à cela j’ajoute que je suis un peu timide et légèrement coincée, cela n’arrange rien.
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Je suis loin d’être une beauté, si à cela j’ajoute que je suis un peu timide et légèrement coincée, cela n’arrange rien. Hormis mon mari, qui m’a quittée huit mois après notre mariage – nous avions vingt ans – je n’ai jamais éveillé l’intérêt des hommes : pas de petits amis, ni d’amants ni même de plans cul au cours des quarante-trois années que je traîne ma carcasse sur cette planète. Le bilan de ma vie amoureuse et sexuelle est déficitaire, je suis d’accord, mais je sais aussi que, au-delà d’une apparence ingrate, mon physique est très correctement outillé pour une intimité généreuse et une sexualité épanouie. Bref, sans vouloir me vanter, je suis une femme parfaitement baisable et j’ai pensé que c’était le moment d’huiler la mécanique et de mettre à profit cette anecdotique et périssable qualité, d’autant plus que mon horloge biologique fait un tic-tac assourdissant.
J’ai beau être timide et coincée, je suis quand même volontaire et je ne manque pas d’audace s’il faut surmonter mon inhibition maladive et ma pudeur déplacée. J’ai donc décidé d’ajouter du glamour à ma garde-robe et j’ai commencé à dépenser du fric chez mon coiffeur et chez mon esthéticienne. En suivant mon idée, j’ai remplacé mon pieu – plus adéquat pour la cellule d’une nonne – par un lit large et moelleux avec une literie en satin, aux différents tons de rose, censée donner un air polisson à ma chambre à coucher. Bref, je voulais simplement que mon appartement révèle une présence féminine disposée à recevoir l’hypothétique visite d’un séduisant et entreprenant mâle, et cela de jour comme de nuit.

Il ne me restait qu’à passer à l’acte. En face de chez moi se trouve un vieux café mal déguisé en pub, très animé le soir. C’est un lieu comme un autre pour croiser des messieurs et se faire draguer. Je n’avais jamais osé y mettre les pieds, mais, décidée à suivre mon plan, il me semblait être l’endroit approprié pour entrer en contact avec des individus de l’autre sexe.
Tous les soirs donc, je descendais vers dix heures au Café du Square. Irish Pub – sous-titre abusif – un peu avant que les noctambules habituels commencent à remplir le local. Je m’installais à une table, toujours la même, vers le mur du fond, à côté d’une des fenêtres d’où j’avais une vue imprenable sur la dizaine de petites tables qui se trouvaient devant moi occupées par quelques couples, souvent mal assortis, et deux ou trois femmes seules en quête d’une action tarifée. Moi, je suis visible par tout le monde, spécialement par les hommes qui se trouvaient le long du bar à ma droite. Donc, je m’installais là tous les soirs, en faisant semblant de lire un magazine et en sirotant un gin tonic pour me donner une certaine contenance tout en observant la faune variée autour de moi. Il est vrai que pendant deux semaines j’ai fait tapisserie intensive, mais je suis devenue partie intégrante de cette faune-là et cela me rassure.

L’autre soir je l’avais remarqué dès qu’il était entré : la quarantaine, ni grand ni petit, les cheveux gominés d’un noir suspect, coiffés en arrière et trop longs dans la nuque, le nez droit, le visage mince et glabre sauf la fine moustache noire sur les lèvres épaisses, ses yeux semblaient tendres et dangereux à la fois. Il portait un costume croisé d’une invraisemblable couleur marron, de bonne qualité mais élimé, chemise noire et cravate de soie blanche parsemée de petits canards bleus. Ses souliers jaunes, cousus main, étaient fatigués et reluisants. Il était extrêmement peu séduisant mais il avait un charme rare et je le trouvais très attirant sans savoir pourquoi.
La barmaid lui a servi un whisky, qu’il a vidé d’un trait, et lui a rempli son verre à nouveau. Il s’est retourné lentement et son regard inquisiteur s’est arrêté sur moi. Il a maté d’abord mes jambes nues – j’avais remarqué que ma jupe s’était remontée très haut sur mes cuisses – puis mon décolleté – qui n’était pas si pudique que ça – et pour finir, ses petits yeux, perçants et bleus, ont fixé les miens pendant cinq secondes avant de les baisser sur le verre qu’il tenait à la main.
Je me suis dit : contact ! Et un dialogue muet et subtil s’est glissé entre nous, fait de sourires imperceptibles, de regards furtifs et d’un langage corporel ambigu mais discret. Cette complicité m’a plongée dans une sensation délicieuse.

À partir de ce jour-là, l’homme au costard marron est venu tous les soirs vers 11 heures. Il me reluquait discrètement, je guettais ses gestes, il prenait deux ou trois scotchs et quittait le café un peu avant minuit.
Il avait toute mon attention, j’étais avide de connaître tout ce que je pourrais apprendre de lui, mais je n’arrivais à situer mon homme dans aucune profession ou activité. Son statut social ou sa situation familiale restaient pour moi un mystère. Je m’amusais à l’imaginer en homme au passé trouble, à la morale élastique et aux mœurs dissolues, qui avait l’indécence de ne pas avoir un but précis dans la vie. Il aurait échoué dans ce café minable avec l’intention de m’enlever et de m’emmener loin d’ici. Oui, c’est vrai, je fantasmais pas mal sur nous et me livrais à toutes sortes de rêveries érotiques et romanesques.
Ce silencieux mais intense flirt a continué crescendo, preuve évidente qu’entre lui et moi il y avait un lien, impalpable mais réel. Dès que je sentais son regard sur moi, je rougissais jusqu’aux oreilles et j’emportais ce regard avec moi jusque dans mon lit.

Évidemment, j’ai dû revisiter ma garde-robe, je ne pouvais plus passer les mêmes fringues tous les soirs. Il me fallait ajouter quelque chose d’aguichant à ma tenue pour lui faire savoir que mon attitude provocante était pour éveiller son intérêt et, si possible, son désir. M’habiller pour descendre au pub était devenu le moment le plus excitant de ma journée.
Chaque soir, je me demandais quand il allait s’asseoir à ma table et me payer un verre. On aurait dit qu’il ne voyait pas que j’étais déjà séduite. À moins qu’il n’osât pas m’aborder pour ne pas se prendre un râteau. Mais je me disais que je me trouvais dans sa ligne de mire, qu’il mettait au point son plan et que, sûrement, je ne perdais rien pour attendre.

Hier, j’ai décidé de faire un effort et j’ai mis ma nouvelle petite robe – indécente et chère – histoire de lui en mettre plein la vue.
Le soir –je n’oublierai jamais ce moment-là – il est entré au pub avec un œillet quelque peu défraîchi à la boutonnière et dont la tige était si longue qu’elle sortait par-derrière le revers de sa veste, ce que j’ai trouvé ridicule. Par la véhémence de son regard et le geste qui allait avec, j’ai su qu’il avait reçu mon message suggestif cinq sur cinq. En partant, il est venu à ma table, a enlevé l’œillet de sa boutonnière et il l’a fiché dans mon verre sans dire un mot, il a souri et il a tourné les talons avant que je puisse dire quelque chose. À ce moment-là, j’ai su que, finalement, notre amour – oui, je dis bien : notre amour – allait cesser d’être abstrait pour devenir tangible et je me suis dit : je suis à lui, finalement. J’étais impatiente d’entendre le son de sa voix et je savais que, au moindre signe, je le suivrai jusqu’aux confins de la Terre sans hésiter.
Il a quitté le café et, par la fenêtre, je l’ai vu s’arrêter au bord du trottoir pour traverser la rue. J’ai aussi vu une grosse bagnole s’arrêter devant lui, une main avec un énorme flingue tout noir sortir par la fenêtre côté passager et j’ai entendu les détonations des coups de feu tirés sur lui à bout portant. L’homme au costard marron s’est écroulé dans une mare de sang, pendant que la voiture repartait en trombe. J’ai immédiatement compris qu’il venait d’être tué.
Tout le monde dans le pub s’est précipité dehors pour voir, mais sans s’approcher du corps. Sidérée, je suis restée clouée à ma table et je me suis dit, et meeerde !
Les flics sont arrivés dix minutes plus tard. Le légiste et la scientifique ont investi la scène et un inspecteur m’a posé quelques questions de routine mais je n’ai rien pu lui dire d’utile : non, je n’ai pas vu le tireur, oui, c’était une grosse bagnole noire, non, je ne connais pas la victime, je n’ai jamais parlé avec lui, je le voyais au bar, c’est tout. Il a pris mes coordonnées et m’a laissée partir. C’est vrai, je ne savais rien de ce mec. Choquée, je suis rentrée à la maison, je me suis couchée et me suis endormie immédiatement.
Le lendemain j’ai regardé dans le journal et je n’ai trouvé que quelques lignes dans la rubrique des faits divers : « Tué par balle en pleine rue. La nuit dernière, un homme a été blessé par balles à la sortie d’un café et est décédé des suites de ses blessures. La police a ouvert une enquête mais le règlement de comptes semble être le mobile du meurtre. La victime avait des liens avec la pègre locale et était connue de la police des mœurs par son implication dans la prostitution illégale ». D’accord, mon homme au costard marron était un proxénète, et alors ? Cela ne changeait rien pour moi.
Le soir j’ai douté un moment mais finalement je me suis pointée au café, comme d’habitude. Aucune trace de sang sur le trottoir et l’ambiance dans le pub était la même que chaque soir, on aurait dit que rien ne s’était passé la nuit dernière. D’ailleurs j’ai bu mon gin tonic et je suis rentrée en me demandant si, vraiment, il s’était passé quelque chose.

Finalement, mon histoire d’amour – je ne sais pas comme l’appeler autrement – n’a duré qu’une semaine et demie, dix jours pour être exacte. J’ai décidé de l’écrire parce que je l’ai trouvée débile, douloureuse et belle, et comme personne ne va la lire, je ne passerai pas pour une cruche.
Je ne sais pas quoi penser de tout ça : cet homme devait savoir que des gangsters le recherchaient pour le tuer. S’il venait chaque soir dans ce café – pour me voir ? – il savait que les tueurs ne tarderaient pas à le trouver.
Je ne sais pas quelle saloperie il a faite à ces gars et je m’en fous, mais, à moi, il m’a fait vivre pendant dix jours la merveilleuse sensation d’être vivante, désirable et belle et sa mort violente a mis brutalement fin à ce qu’il était mais aussi à tout ce que j’aurais pu vivre avec lui.

Je devrais être contente de ne pas être la poule d’un maquereau en cavale à l’espérance de vie extrêmement réduite – probablement autant que la mienne – mais je ne le suis pas : j’ai retrouvé ma vie d’avant en même temps que ma solitude et le lamentable bonheur de descendre chaque soir dans ce café faire tapisserie comme une conne en espérant attirer le regard de n’importe quel mec.

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