Créé le: 08.09.2021
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Une petite marabunta

Histoire, Notre société, Nouvelle

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Celui qui hait sa vie dans ce monde la gardera dans la vie éternelle.
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Je suis condamnée à vivre. À errer dans la prison qui m’a vue naître. Il y a des choses que l’on ne choisit pas. Moi, je n’ai jamais rien choisi. Là où je vis, les rues sont celles du Salvador, de l’Équateur et du Mexique. Je travaille à El Hormiguero. C’est une petite boulangerie familiale, réputée pour son santafereño et ses alfajores. La cave est devenue leur repère, leur quartier général. Le soir, quand je compte la caisse, je les entends. Des rires, des éclats de voix. Parfois, des coups de feu.

J’ai une fille. Olivia est née neuf mois après mon initiation. Je ne sais pas qui est son père. Pedro m’a épousée car j’étais sa petite amie à l’époque. Aussi, parce qu’on ne désobéit pas aux ordres de Claudio. Il contrôle près de cent hommes entre St Willow Avenue et Pearl Avenue. Ses soldats imposent les règles, collectent les taxes et éliminent les rebelles.

Olivia a peur de Claudio. Surtout de ses tatouages.

J’en ai quarante-trois. Le premier, je l’ai reçu après mon initiation. Il couvre mon dos avec les initiales de la familia. Le deuxième me défigure, incrusté à l’encre et au plastique fondu dans mon front. Une marque que j’aimerais voir disparaître. À cause d’elle, ils ont assassiné Ricardo, mon petit frère.

Pedro ne porte qu’un vieux jean délavé. Accrochée à sa ceinture, son arme est constamment chargée. Ses tatouages racontent son histoire : ses séjours en prison, ses meurtres et sa loyauté envers la familia. Il est furieux. Je ne suis pas assez rapide. Les hommes ont faim et Claudio réclame une bouteille de Kahlúa. Il oublie que je boite depuis la dernière fusillade.

Pedro pose son arme sur la table, près du plat de barrachicos. Il prend Olivia dans ses bras. Elle est la plus belle des petites filles. L’amour de sa vie. Olivia sourit mais ne répond pas. Elle ne parle pas. Sa langue est nouée depuis qu’elle est tombée dans les escaliers. Ce même jour, une attaque a provoqué la mort de mon père et de ma plus jeune sœur, Carina.

J’ai quatre sœurs. Trois sont mortes. L’année dernière, Marisa s’est suicidée. J’ai été punie à cause de son geste. Elle était la femme de Claudio. C’est Pedro qui m’a infligé le châtiment. J’en garde une longue cicatrice sur la jambe. C’est comme ça ici : tu vis pour Dieu, pour ta mère et pour la familia. Si Claudio t’ordonne de tuer ton enfant, tu fermes les yeux et tu appuies sur la détente.

Je suis la femme de Pedro mais j’appartiens à la familia. Pedro ne dit rien quand, le samedi soir, ils me font danser nue au milieu du salon, avant de se ruer à la messe, le lendemain matin, pour baiser les pieds de la Madre de Dios. Il ne dit rien non plus quand on m’injecte de l’héroïne pour mieux user de mon corps. En fait, Pedro y participe.

Je suis enceinte. Pedro n’est pas au courant. Je ne sais toujours pas qui est le père. Je préfère ne pas y penser. À la place, j’imagine ce qu’aurait pu être ma vie dans une autre prison. Mon grain de folie m’incite à fuir le plus loin possible. Mais je reste, car il y a Olivia, le bébé et les tatouages. Je suis prise au piège. Il n’existe que deux issues pour nous : la prison ou la mort.

Il est quinze heures. Je mouds le grain pour la crema de maíz. Le four crache une fumée aussi épaisse que le pot d’échappement de la vieille voiture de Pedro. Mes doigts sont rouges d’ampoules. J’imagine que Claudio est dans le mortier, que j’écrase sa tête avec le pilon de pierre. Le monde est un mortier débordant de graines. Les membres de la familia sont des marabunta venues pour détruire les graines fertiles.

Le téléphone sonne. Thereza vient de mourir. Elle est tombée malade après son initiation. Depuis la cuisine, j’entends les sanglots de mamá. Il ne lui reste plus qu’une fille.

Mon premier enterrement fut celui de Roberto, mon frère ainé. Il s’est fait égorger. J’avais cinq ans. Depuis, je ne ressens plus rien devant un cercueil, ni lorsque qu’une mère pleure son enfant en se frappant la tête. Nous sommes tous morts. La familia nous a tous fauchés. Alors nous prions pour la vie éternelle que promet la Comunión Biblia. En dehors des écrits divins, la mort seule nous guide. Pedro revient au moins une fois par semaine avec une nouvelle larme tatouée sur le ventre.

Tomas est initié. Il est roué de coups pendant treize secondes. Personne n’a le droit de l’aider. Il est recroquevillé dans la boue et le sang. Sa respiration est un râle aiguë. Son corps est agité de soubresauts incontrôlables. Pedro dépose le marteau. Il s’assied à côté de Tomas, attend de voir si son neveu survit à ses blessures. Tomas meurt dix minutes plus tard.

Pour les femmes, l’initiation est différente. J’ai été violée par treize hommes. J’avais seize ans.

Claudio s’est fait assassiné. Neuf balles ont troué ses tatouages alors qu’il sortait de sa voiture. Dans la cave de la boulangerie, tout le monde crie vengeance. Pedro organise une descente sur Watts. Il m’ordonne de protéger Olivia, de ne pas quitter la chambre tant qu’il n’est pas de retour. Le lendemain, on m’annonce qu’il s’est fait arrêter.

Pedro est condamné à perpétuité pour quatre meurtres, dont celui d’un petit garçon de huit ans. Il est transféré à la prison d’État de Californie. Au parloir, je dévoile mon coeur. Je lui rappelle les viols, les coups, les arrestations, la naissance d’Olivia en prison. Je lui montre les tatouages sur mon visage, ces tatouages qui souillent mon identité. Je veux aller à l’université. Je veux élever nos enfants loin de la familia. Ma tante veut bien de moi dans son restaurant à Atlanta. Elle se fout des tatouages. Pedro m’écoute de l’autre côté de la vitre, le téléphone à la main. Il dit finalement que la familia a ruiné sa vie, que je dois partir si j’ai cette chance.

La police a perquisitionné la boulangerie. Soixante-cinq kilos de drogue, des mitraillettes et des grenades ont été retrouvés dans la cave. Je suis recueillie par Alberto et sa femme.

La tension monte dans le quartier. Des rumeurs circulent. Marietta, la femme d’Alberto, me chuchote à l’oreille que Pedro a divulgué des informations aux autorités. Je n’y crois pas. Pedro pourrait vendre sa fille pour la familia.

Les jours défilent. Les regards deviennent méfiants. Je suis la femme de l’indic, la esposa del traidor. La veille de mon départ, je m’enferme dans la chambre que nous a prêtée Marietta. De la musique et des rires traversent les persiennes. Des bouteilles se brisent au sol, des applaudissements retentissent. L’ombre d’une adolescente ondule sur le mur, à la lueur du crépuscule. J’éteins la lumière et je m’allonge à côté d’Olivia sur le lit aux lattes fissurées.

Demain, nous fuyons. Demain, nous changeons de vie.

Des coups à la porte. Je tire l’arme cachée sous mon oreiller. Je réveille Olivia. Elle se cache. Arturo entre au moment où les pieds de ma fille disparaissent sous le lit. Mon cousin pointe un pistolet dans ma direction. Je ne crains pas pour moi. Je crains pour Olivia. Il me demande où elle est. Il m’attrape par les cheveux, m’assène un coup au visage. Je ne dis rien. Je préfère mourir.

Du sang glisse entre mes lèvres, remplie ma bouche d’un goût métallique. Mon cousin me pousse sur le lit. Des lattes se brisent. Je me relève en tremblant, le coeur au bord des lèvres.  Olivia… Je me baisse. Elle est coincée sous le lit. Je la tire et la serre contre moi. Elle pleure.

Arturo agrippent mes jambes. Il m’éloigne de ma fille. Il me roue de coups. Je serre les dents. Je pense à Pedro. Il a vraiment donné des informations à la police. Je suis fière de lui. Tout est pardonné.

Une côte se brise. Je sens l’os se rompre sous ma peau. La douleur est foudroyante. Je ferme fort les yeux. Je pense à Olivia. Je pense au bébé dans mon ventre. Inutile de me débattre. Quand les coups cessent, je n’arrive plus à respirer. Mes poumons sifflent.

Un coup de feu rugit dans la pièce. Un nouveau souffle trouve son chemin dans ma gorge. Ma voix meurtrie résonne encore plus fort. Ce n’est pas sur moi qu’il a tiré. J’oublie les côtes brisées, les dents cassées et ma vue trouble.

Du sang se répand autour d’Olivia, doucement, calmement. Je n’arrive plus à bouger. Mes yeux sont sur elle.

Le temps n’existe plus. Je suis dans un trou noir. Je suis morte. Ce n’est pas le néant. C’est la réalité. Le réveil est brutal. Mon corps en tremble. De la musique, des rires et des applaudissements traversent les persiennes.

Ma fille est morte. Je hurle mais je ne bouge pas. Mon corps ne m’obéit plus. Je ne m’appartiens plus.

Arturo m’accuse de vouloir partir. On ne quitte pas la familia. On la quitte pour mourir. Je l’entends mais je ne l’écoute pas. Mes yeux ne quittent pas ceux d’Olivia. Ils sont ouverts. Ma fille me fixe sans me voir. Ma fille est morte. Pedro m’a dénoncée. Il a avoué ma trahison. Il n’a pas supporté que je parte avec ses enfants, que je pollue les pensées d’Olivia avec des idées d’évasion.

La mort se dresse face à moi. Je la dévisage. Elle sait que je lui appartiens. Dans la Comunión Biblia, le verset est faux. Ma vie, cette vie que je déteste autant que je déteste le diable, s’achève ici. Il n’y a pas d’éternité pour moi.

La marabunta a dévoré mon grain.

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