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© 2021-2024 D. G. D.

Dès la prime enfance, tout concourt à nous extraire du foyer, à nous éloigner des nôtres, à nous aliéner. Les coupables ? Ces autres qui sont autant de tentations. L’ennemi ? Celui qui y cède et laisse tout derrière lui.
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G….., le 26 juin 2021

 

Mon très cher,

 

Vingt années se sont écoulées depuis que tu as accepté une offre qui, j’en conviens, était digne de considération. Je me souviens t’avoir dit de t’en méfier comme de la peste. Il n’est rien de gratuit que l’amour d’un parent en ce bas monde. Comme à ton habitude, tu n’as rien voulu entendre. Tu m’as regardé droit dans les yeux, défiant et convaincu : ton choix ne pouvait être que le bon, puisqu’il était de ton fait. Ces larmes que j’ai réprimées, dans lesquelles tu aurais pris plaisir à te mirer, je ne peux te pardonner de les avoir suscitées.

 

Laisse-moi te dire que tu n’as pas choisi. Tu t’es précisément dérobé au choix, à l’acte accompli par conviction. Pourquoi ? Car c’est là ta nature profonde. D’ailleurs ne m’as-tu pas souvent répété que c’est ce qui nous différenciait le plus intimement toi et moi ? Je te parlais de croisée des chemins ; tu me répondais que la croisée n’existe que pour ceux qui perçoivent l’existence comme une succession d’instants décisifs. Homme de peu de foi ! Le sens du tragique t’a toujours échappé.

 

Il y a donc vingt ans que tu as pris tes distances avec moi. Cette fille t’a demandé de taire tes instincts les plus profonds, ceux qui, précisément, t’auraient incité à prendre la fuite à mes côtés. On a exigé de toi que tu m’abandonnes en bordure de chemin, comme un vulgaire chien. On a dit pis que pendre à mon propos. Tu n’y as vu ni compromission ni parjure. Tu n’as pas dit un mot. Je t’ai regardé partir avec elle, en plein soleil. Ces choses-là ont toujours lieu en plein soleil. Vos ombres ne faisaient qu’un. Comme nous deux auparavant. J’aurais pu faire un crime.

 

Ce n’est pas sa beauté qui t’a attiré, pas plus que de nobles sentiments que tu aurais nourris à son endroit. C’était elle ET sa circonstance. Surtout sa circonstance. Elle t’offrait une famille, une situation, des perspectives. Presque un nom. Toutes choses dont tu ne manquais pas, mais qu’il te semblait soudainement n’avoir jamais eu en suffisance. Vorace, affamé, subjugué, j’ignore le qualificatif qui décrirait le mieux ta condition d’alors. Aucun n’explique ton ingratitude envers moi. Les forces centrifuges sont nombreuses, qui dès le plus jeune âge ont exercé une forme de fascination sur toi. Je pensais que tu saurais y résister. Tu n’es qu’un renégat.

 

Cette offre digne de considération, cette vie où l’incertitude n’a pas sa place, c’est la peur autant que la couardise qui t’ont fait l’accepter. Je sais de quel bois tu es fait, n’en doute pas une seconde. Je connais l’air goguenard que tu affiches à la lecture de ces lignes, satisfait. Tu penses que c’est l’envie qui est le moteur de mes imprécations. De quoi donc serais-je envieux ? De ne m’être pas plié aux injonctions d’une demi-mondaine, de n’avoir pas bénéficié des largesses de beau-papa, de n’avoir pas intégré le cercle restreint des gens bien comme il faut ? Réfléchis plutôt à ce à quoi tu as renoncé en échange de cette vie, non de cocagne, mais de faux-semblants.

 

Tandis que tu pliais bagage pour suivre ton Méphistophélès en jupons, je me préparais à vivre les riches heures de ma jeunesse. Je serais vent debout contre les tempêtes de l’existence, je ferais orgueilleusement face à la Camarde venue moissonner ma génération, j’essuierais mille revers amoureux, je boirais mes illusions perdues, je plongerais le regard dans les abîmes sans jamais céder à la tentation. Oui, j’en suis passé par là. Pour moi et un peu pour toi aussi.  Ai-je pensé à toi en ces moments de lutte dont nul ne devrait faire l’économie ? Je mentirais en affirmant le contraire. Au fond, je m’empêchais de croire à ton retour.

 

Ce qu’a été ton quotidien, je n’ai pu que le fantasmer. Parfois, au détour d’une conversation, en famille, entre amis, j’entendais parler de toi. Toujours évasivement, à grands traits, comme lorsqu’on évoque les trépassés ou les figures légendaires. Moi qui te connaissais si bien, qui n’avais peut-être même connu que toi, je crevais de ne pas en apprendre davantage. Alors, je ne pouvais qu’imaginer ton bonheur tranquille, sans cahots ni vertiges. Auprès d’elle, tu devais être bien. Du moins, te devais-tu de l’être, puisque rien d’autre n’était attendu de toi. Les attachements sans exigence avaient ta préférence.

 

Je me suis accroché à l’espoir que tu n’avais pu m’oublier. Je ne pouvais me résoudre à penser que tu serais capable de poursuivre durablement ta route sans moi. Sans cet équilibre que nous avions toujours constitué à deux. J’étais impétueux, tu étais réfléchi. J’étais charitable, tu ne pensais qu’à nous. Tu pleurais, je séchais tes larmes. Mieux, je les justifiais. Malgré l’éloignement, ta présence était partout. Il y a peu, j’ai pensé partir à ta recherche et braver tous les obstacles qui m’éloigneraient de nos retrouvailles. Je me suis ravisé. Si tu avais pu me quitter aussi facilement, si aucun remord n’avait été assez fort pour te faire revenir à de meilleurs sentiments, la cause était perdue d’avance. Mais il me restait une carte à jouer. Et non des moindres.

 

Aujourd’hui, je prends la plume pour te dire combien je suis heureux de t’avoir retrouvé. Car je suis là. Ô je ne m’attends pas à ce que tu t’en réjouisses. Tu vas être bousculé dans tes habitudes. Rassure-toi : de ma rancune passée, il ne reste rien. Ou si peu. Et comme la vie charrie son lot d’ironies, nous voilà à nouveau en plein soleil, comme le jour où tu m’as quitté pour ces autres lendemains dans lesquels tu t’es jeté, ivre de la certitude d’avoir choisi. Aujourd’hui, je fais le choix de t’annoncer que nous n’avons jamais cessé de cohabiter. Je sais tout le mal que tu as à l’accepter. Je viens te tirer de cette rêverie, ta vie bien rangée. Tu m’as imposé le silence, le fait est certain. Vingt ans de reniement, autant de pénitence. Et je reviens vers toi, au débotté. Déjà mon souffle est sur ta nuque. Sens-tu la corde que j’y passe ? Vois-tu le vide au-dessus duquel nous nous balancerons bientôt tous deux ?

 

Fais-moi bon accueil. Accepte ton sort. Il est scellé depuis toujours.

 

Tout à toi,

 

D. I. R.

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