La pandémie représente une occasion, une chance pour le changement. Deux frères élaborent, fabriquent un produit de niche. Mais quel rôle joue le 29 février dans cette histoire?
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Il sort. Journée de travail épuisante. Il rentre chez lui. Il monte à la gare ; là, les gens avancent masqués. L’expression des visages s’efface ; les yeux regardent au loin, observent, scrutent. Parfois les lunettes pincent le masque sur le haut du nez. Les montures larges donnent un air de hibou, de rapace aux myopes et aux presbytes. Dans la foule, les hommes, les femmes dissimulés derrière leurs morceaux de tissu ou de papier s’évitent, se craignent, s’éloignent. Au milieu de cette masse humaine, l’un de ces personnages provoque un sentiment de peur : vêtements noirs, masque noir, lunettes de soleil. Un autre retire sa protection, éternue dans le coude et remet le masque gardé propre. Les plus nombreux respectent la consigne de protection mais portent le masque à leur guise : les narines à l’air, le menton servant de lieu de rangement. Quant aux voyageurs entrés dans les compartiments des trains, le choix de la place assise relève de la stratégie : éviter le vis-à-vis, le côte à côte. Combien de temps cette situation va-t-elle durer ?

 

Il arrive chez lui, se déchausse, sort une bière du frigo, s’installe sur le divan. Il allume son téléviseur, regarde un épisode de la série. Il oublie sa fatigue. Il échappe au temps. Cette nuit, il ne trouve pas le sommeil. Ses pensées s’entrechoquent, éclatent dans son cerveau. Son corps se tourne, se retourne et saute comme une crêpe ; il se lève. Le stylo à la main, il trace deux rangées : l’une positive, l’autre négative. Il remplit les colonnes et la partie négative se révèle plus chargée. Résultat clair : il va démissionner.

 

Le jeune homme long et svelte à la mèche rebelle châtain clair a définitivement quitté l’espace de travail partagé de son entreprise. Il ne se sentira plus comme un poisson enfermé dans un bocal, séparé de ses voisins par des vitres en plexiglas, le dos courbé et le nez pointé tour à tour sur le clavier et l’écran. Il ne portera plus des survêtements en plastique dans lesquels il ressemblait au personnel des soins intensifs quand il se rendait dans les laboratoires de la firme pharmaceutique. Il n’a plus à feindre et à partager l’enthousiasme des chercheurs lorsque le produit entre dans une nouvelle phase de développement. Il n’a pas le sens de la compétition et de toute façon un trop grand nombre de pays et de nations sont engagés dans la course au vaccin.

 

Il est libre, mais il a une mission à remplir …

 

Il envisage de se rendre pour une semaine à la montagne. Assis à la terrasse de l’hôtel Schwarzsee, il jouit de la chaleur d’une fin d’été en altitude. Posé sur la table, son « bureau » est organisé : le portable, le wifi, les programmes, les contacts. Il ne lui manque rien ; il travaille. Il ne rêve pas d’être un avatar en visioconférence au sommet du Cervin. Au pied de la montagne, il ressent le souffle du vent ; il a une vue imprenable sur le sommet mythique et sur le lac vert turquoise foncé s’il se déplace de quelques mètres. Le projet qu’il élabore depuis quelque temps a abouti. C’est le moment d’en parler, de persuader son frère – ingénieur – de prendre part à l’aventure. Toujours attablé à la terrasse du restaurant, il active son portable :

 

– Salut, c’est moi, voilà ! J’ai besoin de toi pour la fabrication du prototype et si succès pour la production.

– Notre entreprise est relativement peu touchée par la pandémie. La Covid nous a obligés à mettre le personnel au chômage technique à mi-temps ; comme plusieurs concurrents ont dû fermer, nous recevons des commandes urgentes et ouvrons à nouveau à plein temps nos bureaux de recherche/développement et les ateliers de production. Je réfléchis à ta proposition, je te rappelle dans une heure. Le projet m’intéresse, m’enthousiasme.

 

Le frère, le cheveu auburn, la barbe et les lunettes à la monture noire rectangulaire rappelle son frère, l’ingénieur :

 

– Salut, c’est moi, j’ai étudié ton projet dans le détail. Le budget et l’échéance me paraissent réalistes. Certaines pièces se trouvent sur le marché ; notre propre production sera minime. Nous engagerons deux employés pour mener à bien notre recherche.

– Parfait. Je te fais parvenir les premiers programmes d’ici quelques jours.

 

 

Il range son « bureau » dans son sac à dos. Il redescend au village. Il est seul dans la télécabine. Il regarde des randonneurs qui suivent un étroit sentier au milieu d’un pierrier et pense que leur équilibre est bien fragile. Une centaine de mètres plus bas, le paysage devient végétal ; une marmotte siffle. Il est suspendu au-dessus des sapins et des mélèzes quand il aperçoit les premiers toits des chalets. Arrivé sur terrain ferme, il ressent comme un vertige : l’air est lourd, l’atmosphère pesante. Pourtant le ciel est bleu sans trace d’un nuage !

 

Le soir, il soupe dans la salle à manger de l’hôtel, au milieu des touristes douchés, parfumés et vêtus à la mode de la montagne : style sport-élégant. Il regagne sa chambre, s’installe au petit bureau placé sous la fenêtre ouverte donnant sur le Cervin. Il code.

 

Satisfait de son travail, il se couche. Le ciel est étoilé. La chambre illuminée. L’air électrique ! Il saisit les derniers mots de la journée que les voisins échangent. Il ne dort pas ; il garde les yeux fermés. Tout à coup, il entend un bruit, un grondement, comme un roulement de tambour. La nuit devient noire, opaque, poussiéreuse.

 

Le lendemain, il apprend que le lac artificiel s’étant formé en altitude à la suite de la fonte du glacier a cédé. L’eau, la pierre, la boue se sont déversées sur la route et sur la voie de chemin de fer. Des caves et des appartements situés au rez-de-chaussée ont été inondés. L’électricité a été coupée ! Plus moyen de travailler. Mais il faut avancer. Avancer, toujours …

 

Que faire à Zermatt lors d’une catastrophe naturelle ? Il n’a ni le temps ni l’envie de prendre un bain dans une piscine remplie d’eau salée et encore moins d’aller au musée alpin contempler la corde qui s’est rompue lors de la première ascension du Cervin. Le travail presse. Et c’est en hélicoptère et à prix fort qu’il quitte la station de montagne.

 

Arrivé chez lui, déçu de ne pas avoir réussi à mieux concilier travail et vacances, il réinstalle son « bureau » en un tournemain ; il envoie les premiers résultats à son frère. Dès à présent, il ne peut plus perdre de temps : les pièces sont arrivées à l’entreprise. Le montage commence.

 

Demain, il ira au marché acheter des fruits et des légumes : il sait qu’il doit se nourrir sainement pour être en forme, efficace. Mais ce soir encore, il commande une pizza. Il se détend devant un nouvel épisode de la série. Il faudra aussi qu’il pense à se ressourcer dans la nature ; la course à pied lui convient.

 

A nouveau, il est à son bureau, il code. Son frère le presse de livrer le prochain programme : la pièce centrale – le bras – doit être produite rapidement. Sinon, l’échéance ne pourra pas être respectée.

 

Il code, se passe la main dans les cheveux. Il se frotte les yeux, se fatigue. Il fait une pause. Retour au codage. Tout à coup, le programme dysfonctionne. Bug ! Où se trouve l’erreur ? Il recherche la faute, des heures durant. Une amie lui propose de venir souper chez elle. Il décline l’invitation. Il reprend son programme et cherche. Enfin, il trouve son erreur et s’écrie : « Élémentaire, mon cher Watson ! »  Avancer, toujours …

 

Et pendant que les deux frères travaillent à leur produit de niche, le vaccin s’élabore. La substance entre dans une nouvelle phase de son développement. Les entreprises font des annonces, rivalisent. Les réservations pour obtenir des doses se prennent à l’avance, les contrats se concluent. Qui s’emparera de la poule aux œufs d’or ? Et le virus invisible, tel un fantôme, rôde dans le monde. Il progresse. Il terrorise.

 

Chaque jour est déterminant dans l’avancement du projet, le temps est compté et l’ingénieur le sait. Assis à son bureau devant son ordinateur, il se prend la tête entre les mains. Il souffre : une douleur tel un marteau tapant le front. Son nez coule. Il mesure sa température : 36,6. Il se remet au travail. Il code.

 

Le réveil est pénible en cette nouvelle journée. Les maux de tête n’ont pas diminué, bien au contraire. Il ressent un léger mal de cou. Il s’empare du thermomètre ; le chiffre indique plus de 38. Tout à coup, il prend peur. S’est-il fait infecter ? En effet, l’autre soir, il s’est rendu dans un petit théâtre pour assister à un spectacle de danse burlesque. La date était réservée depuis longtemps et l’amie qui participait à la représentation souhaitait la présence des siens. Le lieu, clos, comptait soixante places assises alors qu’en temps normal la salle accueille nonante personnes. Les spectateurs étaient assis les uns à côté des autres et rares étaient les individus à porter le masque. L’ingénieur, jeune encore, s’est dit qu’il ne voulait pas se faire remarquer, se distinguer et qu’il n’était pas dans la catégorie à risque. D’ailleurs, la présentatrice l’a dit : « Ce soir, on n’y pense pas, on l’oublie. » Mais le monde de la nuit était là, les tatouages nombreux. La danseuse à la fin du numéro se tenait debout, les jambes écartées, revêtues de jarretelles noires, les bras levés et un long boa de plumes pendait autour de son cou dissimulant une poitrine dénudée couverte de cache-tétons.

 

Le lendemain, son état ne s’améliorant pas, il décide d’aller au centre de dépistage du coronavirus. Il doit attendre les résultats, assigné à résidence durant 48 heures.

 

Il ne parvient pas à travailler. Le paracétamol a fait baisser la température, les maux de tête ont presque disparu, il pourrait ouvrir son ordinateur mais la peur a gagné ses pensées. S’il était pris d’une grande fatigue, s’il ne parvenait plus à se concentrer, s’il devait aller à l’hôpital … Il se persuade que le virus circulait ce soir-là, dans la salle obscure. Des fêtards fréquentant les boîtes de nuit étaient parmi le public. Il se reproche de ne pas s’être protégé, de manquer de courage, d’avoir un instinct grégaire … Les pensées tournent en boucle dans son cerveau, l’angoisse augmente ; il a de la peine à respirer, il éprouve une douleur dans le thorax. Il en est certain, il a été infecté !

 

Le téléphone sonne enfin et la secrétaire médicale lui annonce que le test s’est avéré négatif. Il est gêné d’avoir jugé les spectateurs de la soirée, mais soulagé de pouvoir reprendre le travail en toute sérénité. Il n’est plus question de perdre du temps, les jours sont comptés, le délai approche. Avancer, toujours …

 

Les deux frères se retrouvent dans l’atelier de production. Ils installent la caméra et observent : la pièce réagit différemment s’il s’agit d’un tissu blanc ou noir. Il faut revoir et modifier le programme. Le traitement doit être identique pour les différentes couleurs.

 

Les ingénieurs vérifient le siège qui monte et qui descend en fonction de la longueur. Le poids permet d’obtenir le réglage le plus fin : la balance est en place, elle fonctionne. Le levier, muni d’une caméra interne détecte le deltoïde. Les capteurs déterminent l’endroit de l’intervention. Les récipients, les réservoirs sont étanches. Les frères sont satisfaits de l’avancement des travaux : ils peuvent convoquer les testeurs.

 

La première personne se présente. Un homme. La porte d’entrée s’ouvre après que le patient a choisi la langue d’accompagnement sur un écran. Il marche sur un tapis qui roule sur lui-même et qui désinfecte les souliers ou les pieds nus, si souhaité. A côté, une caisse s’ouvre par le haut : il dépose ses affaires personnelles, sa veste. Plus loin, il glisse ses mains dans un appareil rectangulaire contenant un souffle d’air désinfectant. Il se dirige vers le robot, orange à l’origine, mais peint en blanc et revêtu d’une blouse d’infirmière en signe d’humanité. Il prend place, les réglages s’effectuent et une voix douce donne des instructions, des explications : « Laissez votre bras gauche pendre le long du siège. Pressez de votre main le bouton si vous souhaitez la pose d’un patch anesthésiant qui réduit la douleur de la piqûre. Détendez-vous et dès que vous vous serez prêt, pressez le second bouton. L’aiguille atteindra le muscle deltoïdien. Le temps d’injection est de 10 secondes. L’aiguille met encore 10 secondes avant de se retirer. L’opération terminée, n’oubliez pas d’emporter l’étiquette autocollante attestant de la vaccination ! »

 

Après un auto-nettoyage et la désinfection du robot, la porte d’entrée du local d’injection s’ouvre à nouveau. Toutes les 10 minutes. Les testeurs se suivent, le résultat tombe : le robot fonctionne parfaitement. Le bras s’adapte à tous les types de peaux qu’elles soient blanches, noires, jaunes, métissées. L’aiguille perce avec précision, ne provoque pas d’hématomes ni de douleurs particulières.

 

Les ingénieurs passent au stade final de leur innovation en invitant des arbitres pour l’homologation du robot, le comité de l’association des médecins et des représentants de l’assurance maladie.

 

Les médecins se montrent perplexes, déstabilisés ; le robot dans cette utilisation n’accompagne pas la main du professionnel mais prend la place de celui-ci. Ils défendent l’usage de la vaccination : le geste s’apprend, s’exerce et se pratique identique depuis des siècles. Le robot ne tient pas compte de l’état général de la personne stipule un autre argument. Les soignants ne disent pas que la pratique de la vaccination leur a été en partie enlevée au profit des pharmacies.

 

Les médecins décident de réunir leurs confrères et consœurs, et dossier à l’appui, d’organiser un vote. Mais le temps presse pour les ingénieurs : les professionnels du service de santé promettent de donner leur réponse avant début mars.

 

Entre temps, le premier vaccin a abouti et sera sur le marché au 1er mars. Les pièces pour la fabrication du robot sont en pré-commande et l’assemblage devrait être rapide. La conférence de presse communiquant la venue sur le marché d’un robot-vaccin doit être annoncée le jour avant sa tenue. À minuit au plus tard. Pour des raisons de marketing, il est indispensable que le robot-vaccin soit connu au moment de la première vaccination.

 

Les ingénieurs sont à l’entreprise et attendent le verdict de l’association des médecins. Il est 22 heures. 23 heures. 24 heures. Rien ! Les ingénieurs stressés se souviennent : l’année est bissextile.

 

Lendemain soir. Même heure. Les frères sont dans le bureau. Le champagne attend au frigo. Il est 23 heures. 23 heures 30 : 29 février. 24 heures. Rien ! 24 heures 02 : un fax arrive. Il est écrit à la main : « L’ordre des médecins, après votation, accepte – de justesse – la fabrication du robot-vaccin. »

 

L’un des frères s’installe à l’ordinateur. Les associés rédigent ensemble le message suivant à l’attention de l’agence télégraphique : « Nous désirons organiser demain une conférence de presse pour présenter notre produit révolutionnaire à l’ensemble de la population. Nous souhaitons voir acceptée notre demande tardive pour la raison suivante : le 29 février est une date arbitraire. Elle rattrape un décalage horaire qui apparait sur le calendrier tous les quatre ans. La terre tourne sur son axe en 23 heures, 56 minutes. La lune tourne autour de la terre en 29 jours, 12 heures, 44 minutes. La terre tourne autour du soleil en 365 jours, 5 heures, 48 minutes. Ces trois éléments n’ont pas de lien entre eux, mais ils permettent aux mois de l’année – avec un jour en plus tous les quatre ans – de rester dans la bonne saison. Juillet en été et non en hiver. L’heure de la montre mesurant le temps manque également d’exactitude : une seconde de différence peut apparaître après des millions d’années. »

 

La réponse immédiate à ce message est la suivante : « Convaincu par votre argumentation. Conférence fixée à 14 heures – précises. »

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