Chapitre 1

1

" On se guérit d'aimer comme de haïr. " Victor Hugo ; Han d'Islande (1823)
Reprendre la lecture

Antoine,

 

Voilà longtemps que je ne t’ai pas écrit. J’aurais aimé ne pas avoir à le faire, encore une fois. J’aurais aimé ne pas en avoir besoin. Ton nom a surgi tout à l’heure dans la bouche de mon frère. Ton nom a surgi donc, il a donné un grand coup sur la cicatrice dans mon ventre, et maintenant il y a un trou béant qui s’est déchiré. Et me voilà, enfermée dans ma tête, debout face à ton fantôme. J’ai l’impression d’être exactement là où tu veux que je sois, alors que je m’étais interdit depuis des mois de penser à toi. Que voulais-tu que je fasse ? Je devais faire quelque chose.

 

C’était volontaire de la part de mon frère bien sûr ; il voulait me tester, il voulait savoir – ou tu voulais savoir. Sombre idiot. Tu as toujours su entrer dans la tête des gens pour avoir ce que tu veux ; sous couvert d’amitié, mon frère est ta première victime, et ton plus fidèle soldat. Tu comprendras que je me méfie quand il me parle de toi, que je me demande à quel point tout ça est calculé. Moi, je n’ai pas réagi quand il a prononcé ton nom ; je n’ai pas eu le temps de me mettre à couvert avant qu’il balance ton nom comme une grenade dégoupillée. Sept ans. Sept ans sans te voir, presque jour pour jour. C’est long, sept ans. C’est assez pour guérir, normalement. Peut-être que c’était cela qu’il voulait tester en prononçant ton nom. J’ai pris une grande inspiration et je n’ai pas réagi. Je pensais que les agrafes sur mes cicatrices tiendraient, même si je pense encore à toi les nuits d’été. Bien sûr, rien entre nous n’a jamais été normal. J’aurais dû m’en douter, mais je n’ai pas réagi. Alors à l’intérieur de moi – et je ne pouvais rien faire contre cela – à l’intérieur de moi, les agrafes ont sauté, une à une, et mon ventre s’est déchiré. Maintenant, mes entrailles, ma gorge, ma poitrine toute entière se contracte et me terrasse. Je peux sentir ce trou m’aspirer à l’intérieur de moi. J’ai mal, mal comme si tout ça – tes mots, ta peau, ta haine – datait d’hier.

 

Tu m’as laissée te croire, t’attendre, tu as miné chaque embryon d’amour que je pouvais avoir pour un autre ; tu es revenu à chaque fois que je partais, encore et encore. Les femmes qui ont croisé ta route, tu les as rendu jalouses de moi, de nous, ce nous que tu disais commandé par le destin. Tu as menti pour me voir. Et quand je n’ai plus voulu de ça – l’histoire des amants maudits est un peu éculée, même pour nous – , quand notre dernière dispute m’a laissée exsangue, vide de tout, quand je n’ai pas eu d’autre choix que te jeter brutalement hors de ma vie, tu as craché des mots d’un mépris dont je ne t’aurais jamais cru capable. Malgré cela, malgré la douleur et les insultes, malgré ma haine, tu es resté persuadé qu’il y avait autre chose qui liait nos vies, quelque chose de plus grand que nous deux. Qu’entre nous, il n’y aurait pas de fin. Camille Claudel et Rodin.

 

Pourquoi moi ? Pourquoi as-tu décrété que ce serait moi ? Que je t’appartiendrais – que nous nous appartiendrions – toujours ? Depuis, j’ai peur de te voir surgir dans ma vie à nouveau pour réclamer ton dû. Et voilà, ce soir, tu as surgi sournoisement derrière mon frère, comme une ombre noire derrière son dos quand il me parlait. Je te vois, tu sais. La subtilité n’a jamais été ton fort. Je sais que tu es là, que tu m’écoutes à travers lui. Ça ne veut pas dire pourtant que je veux te voir. Camille Claudel est morte folle, Antoine. Je ne veux pas certainement pas finir comme elle.

 

Sais-tu que je m’épuise chaque jour à passer au peigne fin mes souvenirs, à chercher chaque trace de toi, chaque espoir qui aurait pu se planter quelque part dans ma tête pendant nos dix années ? C’est un travail de longue haleine. Même les jardiniers de Versailles n’en voudraient pas de ce travail, eux qui taillent, coupent et chassent la moindre feuille de travers toute la journée. Ce travail dans ma tête, pour te chasser toi, ils n’en voudraient pas. Moi, je le fais avec joie, avec peut-être un brin de sadisme. Je m’y attelle chaque jour, méticuleusement. Je te cherche derrière une lumière, derrière une nuit d’août, un repas de Noël. Je te traque dans mes souvenirs, dans leurs racines les plus épaisses. Je me demande encore comment j’en trouve la force. Cette fatigue-là… Je ne pourrais pas te haïr toute ma vie, même si, bordel, j’en crève d’envie. En vérité, j’ai passé les dernières années à vouloir te haïr toute ma vie ; à te haïr si fort, te repousser si loin que tu ferais le tour du monde, pour me revenir, enfin. Je pensais qu’il n’y avait que la haine qui me ferait vibrer encore. Je pensais qu’il n’y avait que ça pour que je continue à vivre après ce que tu m’as fait. J’ai chéri cette haine, je l’ai nourrie, juste pour te garder encore près de moi, un an, deux ans, six ans. Je l’ai gardée au fond de moi pour pouvoir te haïr quand j’étais seule ou quand je m’endormais le soir. Un peu cinglée, n’est-ce pas ? Le cœur s’use à trop haïr. Le mien est épuisé. Voilà où j’en suis.

 

J’imagine que ça te rappelle quelque chose. « Tu m’as épuisée de douleur » : c’est ce que je t’ai écrit dans ma dernière lettre, tu te souviens ? Il y a sept ans déjà. Dans cette lettre où je racontais l’amour que j’avais eue et la haine que j’avais. Ma haine. Cette haine que j’ai construite comme une muraille, comme une digue pour résister aux marées qui voudraient m’entraîner jusqu’à toi, devait servir à te tenir loin de mes cicatrices si tu surgissais à nouveau. Elle t’a tenu à distance jusqu’à aujourd’hui. Dis-moi, est-ce que tu l’as encore, cette lettre ? Est-ce que tu l’as rangée, glissée dans un tiroir que ton épouse n’ouvre jamais ? Est-ce que tu y repenses parfois, chaque jour, comme moi ? Est-ce que tu la relis, de temps en temps ?

 

Parfois, je fais des rêves où nous sommes tous les deux dans une pièce immense, comme la salle de bal d’un palais abandonné, et il y a un piano. Il n’y a que là que nous pourrions nous aimer, seuls, hors du temps, suspendus quelque part dans dans l’univers. Certains disent qu’il y a des gens qui s’aiment mais qui ne pourront jamais être ensemble dans cette vie. Si tu as raison, nous nous retrouverons peut-être dans la prochaine. Mais au fond, je crois qu’il vaut mieux apprendre à vivre sans te haïr ni t’aimer, parce que les histoires de réincarnation et de grands destins sont un sacré ramassis de conneries.

 

S.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire