Comment risquer de perdre sa famille à cause d’un ballon
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Une famille joue sans filet

– Alors, qu’est-ce qui vous amène ?

Le psychiatre était assis dans son fauteuil, face à son nouveau patient qui n’avait osé confier qu’une partie de son séant sur le canapé.

Chaque détail du cabinet annonçait une stricte distribution des rôles. La feuille de papier posée sur le porte-document du praticien, le stylo de marque, la blouse blanche et les lunettes; l’ensemble de ces objets rappelait l’importance du personnage. Même les diplômes cloués aux murs attestaient de son autorité. De plus, ce docteur était déjà en possession des renseignements recueillis par l’assistante sur le passé médical et la situation personnelle et professionnelle de son interlocuteur. A l’opposé, ce dernier ne savait rien du thérapeute, si ce n’était son patronyme et son titre.

Le visiteur décida de se lancer :

– Nous avons des problèmes familiaux, à cause du sport et j’ai peur que ça finisse par un divorce.

– A cause du sport ? Le médecin sembla réfléchir quelques secondes avant de continuer :

– Pouvez-vous mieux décrire ces problèmes ?

– Cela va être un peu long.

– Aucune inquiétude, nous disposons de tout notre temps. Je vous propose de me raconter librement les raisons de votre venue ici et je me permettrai de poser quelques questions si nécessaire. Cette façon de procéder vous convient-elle ?

– D’accord. Donc, j’ai deux filles qui sont aujourd’hui majeures. Dès leur jeunesse, je les ai poussées à pratiquer une activité physique. Vers l’âge de douze ans, elles ont choisi le volley-ball. Depuis lors, on ne parle que de ce sport à la maison, on s’enguirlande continuellement et la situation dérape.

Parfois, le volley semble être le seul lien unissant les membres de notre famille.

L’homme en blanc prenait des notes brèves sur la feuille posée devant lui en continuant à regarder son patient qui précisait :

– Ma femme me dit que j’en fais beaucoup trop, que je mets la pression sur nos enfants et que tout risque de casser à cause de moi.

Il reprit son souffle avant de poursuivre :

– Pourtant, mon unique but était de leur fournir les meilleures conditions de jeu possible.

Profitant d’une courte pause, le psychiatre intervint :

– Qu’entendez-vous par les meilleures conditions ?

– Une situation idéale. Au début, leur club était en faillite et avec d’autres parents, nous avons fondé une nouvelle entité. J’ai fais partie du comité pendant trois ans, en tant que trésorier et vice-président. Au bout de quelques mois, l’aînée de mes filles m’a dit qu’elle ne supportait plus d’avoir son père à la maison le soir, à la salle en semaine et encore le retrouver comme officiel de table lors des matchs le week-end. Elle a alors changé d’équipe et d’association et j’ai fonctionné comme taxi pour lui permettre d’aller aux entraînements et aux matchs. Ma femme a dû changer sa manière de cuisiner afin que sa nourriture corresponde à l’alimentation d’une sportive de haut niveau.

– Vous mentionnez haut niveau. Vos enfants jouent dans quelles ligues et ont quels âges ?

– L’une a vingt ans, l’autre dix-huit et les deux sont actives tant en sélection nationale qu’en championnat élite.

– Bien. Vous-même ou votre épouse, vous avez aussi pratiqué le volley ?

– Non. Nous, c’était plutôt l’athlétisme.

– Également dans l’élite ?

– Oui, nous étions champions régionaux dans nos disciplines et c’est d’ailleurs comme cela que nous nous sommes rencontrés.

– Votre objectif était qu’elles atteignent le même niveau que leurs parents, voire surpassent vos résultats afin de réussir ce que vous auriez raté ?

– Ma femme me pose souvent cette question. Je ne suis pas sûr d’être impartial pour y répondre. Mon but était qu’elles aient du plaisir et je pensais que la compétition leur permettrait de se forger le caractère pour la suite de l’existence.

– C’est du vécu ?

– Oui. La compétition enseigne la volonté et après, au boulot, l’ex-joueur devient plus performant et n’abandonne jamais.

Sur cette sentence, il se recala au fond du canapé et réfléchit quelques instants. Le ton calme du médecin lui plaisait et lui donnait confiance, tout comme son mode de discussion avec ses relances. L’homme en blanc questionna :

– Pouvez-vous me décrire exactement les réactions de vos enfants ?

– C’est difficile à dire, car il y en a beaucoup. Nous savons qu’elles sont contentes des bons résultats récoltés et de pouvoir s’en vanter sur Facebook ou auprès des copains et copines. Par contre, les deux

nous reprochent de les avoir obligées à pratiquer ce sport et de les avoir privées de jeunesse.

Il laissa passer quelques secondes :

– Chaque début de saison, ces deux soeurs affirment ne plus vouloir continuer, puis se réinscrivent dans une équipe quelques semaines après. Chacune se plaint de la concurrence créée par les autres joueuses, des choix des coachs ou de la dureté des entraînements.

Le thérapeute le coupa :

– Je suis désolé, mais là, il s’agit plutôt d’un comportement normal de jeunes adultes. Je préfèrerais que vous me parliez des problèmes familiaux que cela crée. D’accord ?

Le père s’amusa de cette habitude du toubib de toujours demander son agrément. Ce n’était pas désagréable, mais dans son esprit, il avait déjà accepté par principe les conseils ou les ordres médicaux, reconnaissant que le praticien devait mieux s’y connaître que lui, vu le nombre d’années passées à étudier afin de décrocher le titre prestigieux de docteur.

– Oui, bien sûr. Ce sont des femmes et elles préfèrent créer les problèmes au lieu de les résoudre.

– Là, je ne peux pas laisser dire cela des femmes. C’est une généralisation sans fondement.

– Juste, mais c’est quand même ce que je pense. Je dis souvent qu’il ne s’agit en réalité que d’un jeu qui consiste à pousser un ballon au-dessus d’un filet. Au lieu d’en faire une émission de télé-réalité style TF1, elles pourraient aussi disputer les matchs avant d’aller boire une bière entre coéquipières ou adversaires. Ce n’est pas Koh-Lanta et il n’y a aucune obligation de vomir sur les autres participantes. Non, le souci familial, c’est la tension engendrée par le volley.

– Plus précisément, si vous voulez bien ?

– Mes filles n’apprécient pas du tout ma façon de m’ingérer dans leur histoire. Je dois d’abord expliquer qu’à un certain moment de la carrière de la plus grande, son club lui a demandé d’incorporer simultanément plusieurs équipes, en la surclassant par rapport à son âge. Donc, vu le nombre d’entraînements, il y avait des risques de blessures et de fatigue. Après avoir pris conseil auprès d’un médecin, j’ai limité son emploi du temps à quatre activités sportives par semaine et elle m’en a voulu, en disant que j’allais gâcher sa progression. Mon seul but était de lui éviter des accidents à quinze ans à peine.

– Et elle n’a pas compris ?

– Au fond, je ne sais pas, mais à la première contrariété ou au moindre résultat pas atteint, je suis accusé de lui avoir fait rater sa période de formation.

Il bu un peu d’eau, puis regarda la montre fixée au mur. Pour l’instant, seulement vingt minutes s’étaient écoulées sur les cinquante prévues.

Il s’éclaircit la voix en mettant sa main devant la bouche et continua :

– La plus petite estime que je l’ai forcée à suivre la même voie que sa soeur. Pourtant, elle a librement choisi cette discipline, mais affirme que je l’ai tout de suite obligée à être la meilleure et aussi à accéder aux sélections régionales et nationales. Au vu de ses résultats exceptionnels, nous l’avons envoyée à seize ans dans un pôle d’excellence pour joueuses professionnelles. C’est vrai que ce titre de pôle d’excellence est un peu pompeux. Après quelques semaines, elle a commencé à se plaindre

de blessures imaginaires et a prétendu s’ennuyer de sa famille. Au bout de deux ou trois mois, nous

avons dû la faire revenir à la maison, malgré le prix exorbitant payé à l’avance pour l’année entière d’écolage.

– La cadette était d’accord d’incorporer ce centre de formation ?

– Oui, c’est même elle qui l’avait souhaité.

– Pourquoi avoir accepté cette demande ?

– Les experts la qualifiaient d’espoir et ses statistiques étaient géniales. Tant les entraîneurs que les responsables de la fédération nous ont conseillé cette filière.

– Et vous avez vécu comment cet échec ?

– L’horreur. J’avais l’impression de m’être fait rouler. Par contre, cette gamine avait l’air contente et semblait ne rien regretter.

– Le volley empêche-t-il vos filles d’étudier ?

– Non, pas du tout. Les deux sont inscrites à l’université et cela marche bien.

– Votre famille pourrait se vanter d’avoir de la chance, si ces demoiselles sont bonnes en sport et aux études ?

– A part afficher leurs photos d’équipe au bureau, je ne parle jamais à qui que ce soit des succès de mes enfants. J’ai bien trop peur qu’on me reproche d’être un éleveur de championnes, comme par exemple le père des deux Williams en tennis.

– Vous craignez qu’on critique, mais qui le ferait ?

– Les autres parents ou les entraîneurs.

– C’est déjà arrivé ?

– Parfois on sent l’envie dans certaines remarques, mais devant nous personne n’a jamais rien dit de tel.

– Et vous êtes fier d’elles ?

– Je ne pense pas pouvoir être fier de quoi que ce soit, vu que je n’y suis pour rien. On ne peut pas ressentir de la fierté par rapport à quelqu’un d’autre. Je pourrais au maximum éprouver ce sentiment pour mes propres activités, mais je m’en méfie, car selon moi, c’est synonyme d’orgueil ou de vanité. Je suis heureux de leurs succès, par contre ce sont elles qui jouent, pas moi.

Le psy nota cette remarque sur sa feuille, en hochant de la tête, comme s’il approuvait sans oser l’exprimer verbalement.

– Ne pensez-vous pas qu’une partie de ces résultats a dépendu de votre implication et de votre engagement ?

– Je pense plutôt qu’elles ont fait des progrès incroyables avec beaucoup d’investissements personnels. De notre côté, nous avons fourni des conditions favorables.

– N’est-ce pas la même chose, mais exprimée en d’autres termes ?

– Non, je ne crois pas.

Après une courte pause, le confessé persévéra :

A un moment, l’aînée s’est plainte de ne pas disposer d’assez de temps de jeu et que son entraîneur lui préférait une de ses coéquipières. Cela ne m’a pas semblé vrai. Ma femme a affirmé que la mère de la joueuse était entrée au comité pour pouvoir influencer le coach et qu’elle le draguait effrontément. Moi, je n’ai rien vu de tel, mais mon épouse m’a demandé de défendre notre enfant en

agissant de même.

– En draguant aussi l’entraîneur ? demanda le psychiatre avec un sourire.

Le client se dit que le Doc avait le sens de l’humour. Ce dernier semblait presque honteux de s’être laissé aller. L’horloge affichait déjà dix-sept heures trente et la fatigue devait commencer à peser.

Le patient rit et poursuivit :

– Non, non, je vous rassure. Je me suis contenté d’entrer au comité. Dans ce but, j’ai dû investir dix mille francs destinés au capital de cette association. Bien que nous en ayons les moyens, c’est un peu onéreux juste pour que notre fille puisse jouer plus souvent. Je n’ai pas eu besoin d’influencer qui que ce soit, car elle a retrouvé son nombre de minutes de jeu.

– Ce changement résultait de votre arrivée à la direction ?

– Je ne sais pas. Je me suis quelques fois posé la question. Je n’ai vraiment rien exigé, mais peut-être que le président a parlé à l’entraîneur, vu que j’ai aussi amené un sponsor important. Je crois qu’on ne saura jamais, par contre cela m’a quand même coûté dix mille francs.

– Cette dépense correspond à un regret ?

– Oui, un peu, car cette part de club sera impossible à revendre et c’est cher pour garantir une place dans le six de base, mais c’est trop tard. On ne peut rien y changer.

– Et votre progéniture en a dit quoi ?

– Progéniture ? Joli mot. L’aînée semble me reprocher cet investissement, comme si elle n’était plus sûre d’être sélectionnée pour ses qualités ou grâce à mon rôle au sein du comité. La cadette trouve débile, selon ses propos, de dépenser tant de pognon afin de promouvoir sa soeur. A ces yeux, la

famille a ainsi été privée de quelques semaines de vacances.

– Vous voulez qu’on fasse une courte pause ?

– Oui, volontiers. Je vais aller aux toilettes, si c’est possible.

– Oui, c’est direct à gauche.

Seul en face de l’urinoir, le père ne savait plus que penser de la séance en cours. Ses idées partaient dans tous les sens :

– Bâti comme il est, le toubib n’a jamais dû pratiquer de sport, ou bien c’était ping-pong et fléchettes. Qu’est-ce qu’il sait des problèmes des compétiteurs ? Je peux lui faire confiance ou je dois encore attendre avant de tout déballer ?

Il remonta la fermeture éclair de son pantalon, referma sa ceinture et tira l’eau. Pendant qu’il se lavait les mains à l’évier, il poursuivit ses réflexions :

– Je vais lui raconter quoi, maintenant ? Il n’a vraiment pas l’air de comprendre la difficulté?

Il se sécha les doigts, retourna dans la salle de consultation, se rassit et vérifia du regard que le psy était attentif.

Le patient reprit :

– On en était où ? Ah oui, l’achat des parts du club. C’est ensuite que les ennuis sont réellement apparus. Comme je vous l’ai dit, ma fille aînée a recommencé à jouer, mais quelques semaines après,

elle a de nouveau été boycottée par l’entraîneur. Alors que ses résultats étaient bons, elle a été laissée sur le banc à chaque match. A la maison, la tension montait. Ma femme me demandait ce que je faisais, vu que j’étais au comité.

Il respira profondément, puis compléta ses propos :

– Je suis allé voir le coach pour comprendre ce qui se passait, mais impossible de discuter. Il m’a juste expliqué que cette chipie était méprisante envers lui et ne respectait pas ses consignes. J’ai bien été obligé de le croire, vu le caractère de cochon de cette gamine. Je lui ai demandé combien de temps il comptait la laisser sur le banc afin de la punir. Il ne m’a pas répondu. J’ai aussi discuté avec le président qui m’a précisé que l’entraîneur avait la liberté de décider de son contingent.

Une courte pause, puis le père ajouta :

– Cela dégénérait. Les notes scolaires baissaient, on s’enguirlandaient dans notre couple, la petite tirait la tronche, l’horreur, quoi. J’ai décidé de prendre le taureau par les cornes et d’inciter l’aînée à changer de club. Nous en avons parlé et sa réponse a été négative. Je craquais. La situation était bloquée. Au bout de quelques jours, je lui ai dit de quitter son équipe. J’ai essuyé un refus. Je lui ai précisé que si mes ordres n’étaient pas suivis, elle pouvait partir vivre ailleurs.

En s’inscrivant à cette consultation, il n’aurait jamais pensé que ce serait si dur de tout avouer. Le psy sut alors l’aiguillonner :

– Et que c’est-il passé ?

– Ma fille est allée à l’entraînement et je n’ai même pas eu besoin de lui interdire de revenir à l’appartement, car elle est partie dormir chez une de ses amies. Mon épouse m’a alors reproché ce

départ. Je lui ai répondu qu’en cas de désaccord et d’absence de solidarité parentale de sa part, elle n’avait qu’à également partir.

A ce point de sa confession, le pécheur ne semblait pas fier de sa menace :

– La cadette ne me causait plus. Au bout de deux ou trois semaines, ma femme a organisé une réunion à quatre et on a discuté un long moment de ces problèmes.

Il préféra se taire à cet instant et estima que malgré l’aseptisation de ce cabinet, une poussière négligée par la technicienne de surface pouvait être à l’origine du début d’épanchement lacrymal dont souffraient ses yeux. Le psy, par contre, confondant peut être sa science avec les interrogatoires de police, paraissait décidé à ne pas lui laisser de répit :

– Et cela a donné quoi ?

– J’ai dû admettre que j’avais eu tort d’obliger ma fille à quitter son club. Elle est revenue dormir à la maison, mais depuis lors, nous ne nous parlons plus comme avant. Il reste toujours un blocage, un non-dit.

– Et c’est frustrant ?

– Exactement, c’est très frustrant.

– Quelle est la situation avec votre épouse depuis lors ?

– J’ai eu de la chance d’éviter son départ ou un divorce. Ma femme m’a juré ne pas m’en vouloir de cet accident de parcours, sans conséquence à ses yeux.

– Et vous voyez comment l’avenir ?

– Ben, c’est un peu cette raison qui m’a amené ici. Je souffre d’insomnie, je digère mal et mon ventre

reste sous tension. Là, j’en ai vraiment ras-le-bol. Je suis allé voir mon médecin. Au lieu de me prescrire des médics, il m’a proposé de consulter afin de résoudre mes soucis.

– Vous regrettez d’être venu ?

– Non, mais je ne sais pas si cela va arranger les choses.

– Vous voudriez donc que j’intervienne. Je peux proposer plusieurs formes d’aides, avec une thérapie familiale qui réunirait tout les intéressés ou un traitement personnalisé afin de mieux gérer votre propre comportement ?

– Je crois que la responsabilité est de mon côté et il faudrait que j’apprenne à contrôler mon implication et mes énervements.

– Dans ce cas, je conseillerais en effet un travail personnel pour comprendre vos réactions et les maîtriser.

– Oui, je pense que se serait idéal. Combien de temps prendrait ce programme ?

– C’est difficile de répondre. Quelques séances seront nécessaires, mais cela ne devrait pas durer plus de deux ou trois mois environ.

– C’est remboursé par les assurances ?

– Oui, sans problème

– Et combien de séances hebdomadaires seraient prévues ?

– Une seule par semaine sera suffisante. Qu’en pensez-vous ?

– D’accord.

– Si cela convient et comme le moment de conclure est arrivé, nous pourrions fixer le prochain

rendez-vous ? Mardi en huit, même heure ?

– Ce sera parfait.

Les deux interlocuteurs échangèrent encore quelques banalités, puis se séparèrent sur une poignée de main.

Le patient se retrouva très vite dans la rue :

– Enfin un peu d’air pur.

Ses pensées ne s’étaient pas calmées pour autant :

– Mais comment j’en suis arrivé là ? La vie était belle avant ce maudit volley. Ce médecin peut-il vraiment trouver une solution à nos problèmes ?

Il referma sa veste et reprit son chemin afin de rentrer chez lui.

– Et dire que tout cela est juste dû à un ballon stupide destiné à passer au-dessus d’un filet débile.

© Daffy

 

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