Créé le: 21.09.2018
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Une faim de loup
L'homme est un animal comme un autre. En pire !
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Au restaurant, la tension monte d’un cran. Jean-Loup attaque son tartare de boeuf, sans la quitter des yeux. Il lui verse du vin, la laisse en goûter un peu. Bousculant la petite table de bistrot, il attrape le poignet de sa compagne et, l’attirant à lui au-dessus des plats, pose ses dents à l’endroit où saillent des veines délicates, une morsure en guise de baise-main. Agnelle ne dit rien. Il la relâche, passe un pouce gourmand sur les lèvres de sa belle, où perle encore une petite goutte pourpre. Et lèche son doigt, toujours iris contre iris. Sa demoiselle l’observe, bouche ouverte, à sa merci. Ils n’ont d’yeux que l’un pour l’autre.
Jean-Loup et Agnelle ne voient pas l’homme près des cuisines, qui s’empiffre de rillettes et d’oeufs mayonnaise, pas plus que l’enfant qui pleure dans un coin, la tête d’un déguisement d’âne sous le bras, ni le couple de retraités près de la fenêtre, aussi immobiles qu’un lot de statues de jardin figurant des chiens d’arrêt.
Quand Jean-Loup jette sa serviette sur la table, en même temps qu’une poignée de billets et qu’il met sa conquête debout, d’une prise ferme sur son bras, elle se sent faiblir et s’accroche à lui. La main libre de son protecteur se promène dans son dos, explore la chair à nue dans le tissu ajouré, alternant pressions possessives et effleurements caressants.
Un serveur leur tient la porte en balbutiant quelques remerciements. Le talon d’Agnelle la trahit, la faisant basculer davantage contre Jean-Loup et ses pectoraux surdéveloppés, que l’on devine si velus à travers la mince toile de sa chemise. Il resserre son étreinte, accélère le pas.
Lui, haletant, échevelé ; elle, le souffle court, l’air ahuri. Dans l’escalier menant à l’appartement, il la porte presque, il ouvre non seulement la fermeture éclair de sa robe, mais aussi, d’un seul coup de pied, sa porte d’entrée qu’il n’a pas verrouillée. Il la pousse sur le sofa au milieu du salon, arrache le reste de ses vêtements… Agnelle en profite pour s’évanouir !
Jean-Loup, torse nu, confirmant une pilosité hors du commun, s’approche, corrige quelques positions, remet en place une mèche échappée sur le côté de ce visage fin et pur. Puis, méthodique, installe son chevalet, sort ses pinceaux et sa palette, prend une grande inspiration, et se met au travail.
***
Pendant ce temps, près des cuisines…
– Regarde-le ! Ah ! Il me dégoûte !
Colette, accoudée au bar, s’épanche à l’oreille de son beau-frère et amant, Albert Paga, occupé à servir quelques clients.
Résolument attablé, son mari, Marc, se goinfre de rillettes d’oie et d’oeufs mayonnaise. Il sauce le tout avec son quignon de pain. Une serviette enserre son cou épais ; cet homme impressionne par sa frénésie d’ingestion. Il assène une paume aussi large que courte sur la table :
– T’as pas fini, Colette, rabaisse ton caquet, et fous la paix à Albert, laisse le bosser. Ah les bonnes femmes, j’vous jure, ça vous flanque un homme à terre. Tu m’apportes la suite, Albert. Aujourd’hui, c’est entrée, plat et dessert… Si j’étais pas allergique, je pourrais te manger un plateau entier de crustacés, tellement j’ai les crocs !
Sa barbe retient prisonniers miettes de pain et reliefs de plat.
– J’en peux plus, Al ! Il fait exprès ! Il me rend chèvre ! Mais dis quelque chose, toi !
– Espèce de langue de vipère, là-bas ! J’entends tout ce que tu dégoises sur moi. Lâche Albert, j’te dis ! Il veut plus t’entendre, t’arrêtes pas de geindre.
Albert, apporte la cuisse de poulet aux petits oignons pommes de terre rissolées :
– “Monsieur” Assin…
Marc enchaîne avec le plat de résistance, aussi régulier et tenace à la tâche qu’un sportif de haut niveau en prise avec le match de sa carrière. Sa mâchoire saisit, arrache, broie, avale ; saisit, arrache, broie, avale. Ses doigts plongent dans la carcasse de poulet et opèrent un tri chirurgical méthodique entre le comestible et l’inconsommable. Le bruit du craquement des os sous les assauts de son mari et des chuintements de langue devient insupportable à Colette.
– Al ! T’as rien dans l’entrejambe ou quoi ? Tu le laisses tout faire ! Tu le laisses nous piétiner !
– Arrête de me chercher des poux, Colette, dit Albert. Ton mari est un client comme un autre, je ne veux pas de scandale dans mon restaurant, je négocie ma tranquillité.
– Mais nous deux, Albert, nous deux… chuchote Colette, les larmes aux yeux. Ça vaut bien plus que ta tranquillité !
– Eh ! C’est quoi, ces messes basses ronchonne Marc. Arrête ton cirque, Colette ; si t’as la bougeotte, va donc à la cuisine donner un coup de main.
Colette file à l’arrière, piquée au vif : « Pas un pour rattraper l’autre ! Dire que j’y ai cru, moi, pauvre bécasse… »
– Et toi Albert, tu veux que je te rappelle les promesses que t’as « jurées, crachées » à ma soeur ? Non seulement tu l’as épousée, mais en plus, il te faut ma femme, maintenant ? Ramène donc le baba au rhum, beau-frère !
Al se précipite derrière Colette dans le petit couloir menant à la cuisine, et à la faveur d’un bref instant d’intimité, sort l’artillerie de séduction massive pour se faire pardonner : rapprochement physique de la cible, application suggestive de la main dominante sur la courbe disponible, pétrissage. Colette sursaute, s’abandonne un peu à l’initiative gestuelle, mais rassemblant en ordre de bataille l’ensemble de ses griefs, se dégage, indignée. S’ensuit un échange de mots vifs et crus inaugurant un énième désaccord.
Albert revient avec l’assiette à dessert qu’il glisse devant Marc. Celui-ci le retient par le bras et ils se font face, crête contre crête :
– Fais attention, Al ! Peut pas y avoir plus d’un coq dans une basse-cour. Non, ça peut pas.
– Eh ! interpelle une voix au fond de la salle, vous n’auriez pas des ciseaux par hasard ?
Albert s’esquive.
***
À la table d’à côté…
– Anne ! Viens à table, les frites refroidissent !
Anne continue de sangloter, elle n’a pas faim, personne ne la comprend. C’est tellement humiliant.
– Anne, t’es têtue comme une mule ! Allez viens, on a presque tous terminé, et la messe va bientôt commencer.
– Je ne veux pas y aller ! crie Anne.
– Tu es bien obligée répond Maman qui commence à s’énerver. Le Père Roquet compte sur toi, c’est la fête de Noël de ton école, arrête tes caprices !
– Je ne veux pas y aller comme ça, c’est ridicule !
– C’est un honneur au contraire, d’avoir été sélectionnée pour la crèche vivante, remarque Papa. J’aurais adoré faire l’âne, moi !
– Ça ne m’étonne pas de toi, réplique sa femme sans humour, tu ne t’en prives pas tous les jours que Dieu fait !
Anne va trouver refuge dans les bras de son père.
– Pourquoi tu ne veux pas, ma Chérie ? Pourquoi tu trouves ce rôle ridicule ?
– Ah ! se moque Maman, la petite Puce roucoule sur les genoux de son Papounet…
– Eh bien quoi ? Ouh ! Maman est jalouse ! La jalousie est un vilain défaut, n’est-ce pas Anne? C’est bien ce que t’apprend le Père Roquet ? Alors ma Chérie, qu’est-ce qui ne va pas avec l’âne ? Regarde, il est tout doux, ce costume ; tu sais, c’est un animal très gentil et courageux ! Comme toi !
– Mais non ! Anne se remet à pleurer. Il est bête, l’âne ! J’en veux pas du bonnet d’âne ! Tout le monde se moque à l’école. Moi, je voulais faire l’ange. »
Alors Papa sort un stylo du sac de Maman, pousse les assiettes et se met à dessiner sur la grande nappe blanche. Puis il hèle un serveur qui fonce vers la cuisine :
– Eh ! Vous n’auriez pas des ciseaux par hasard ?
Le patron lui-même surgit, serviable, et lui tend ce qu’il a demandé. Papa découpe avec application, demande du gros scotch de déménagement. Cette fois, c’est une dame qui vient le lui apporter en râlant qu’elle en a mis de côté pour faire ses cartons, mais que tout est tombé à l’eau. Personne n’a compris ce qu’elle a voulu dire. Anne a retrouvé le sourire au fur et à mesure de la réalisation paternelle.
– Eh voilà, ma Chérie ! Tes voeux sont exaucés ! dit Papa en la lui fixant dans le dos.
Anne le remercie avec effusion, tandis que Maman reproche à son mari en aparté :
– Tu lui passes vraiment tous ses caprices, bravo le « Papa Poule » ! Mais elle va vite déchanter, quand elle quittera la maison. C’est pas vraiment la vie de princesse, là dehors.
– Pas la peine de monter sur tes grands chevaux, c’est une enfant, elle a bien le droit de rêver, et elle a le temps de grandir !
– C’est ça, t’as toujours raison ; allez viens, c’est l’heure de la messe, et moi, je sais déjà qui c’est, le ravi de la crèche.
– Espèce de vieille peau de vache ! marmonne Papa.
***
Et près de la fenêtre…
– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclame Marie-Hermine alors que son époux, Khan, pose ses coudes sur la table, relevant un peu ses manches. Je t’ai déjà dit de ne pas inciter Arnaud à te dessiner sur la peau, il faut lui apprendre que ça ne se fait pas. Faudra pas s’étonner après, si on le retrouve à dix-huit ans plein de piercings et de tatouages.
– Calme-toi, Marie-Hermine, notre petit-fils n’a rien à voir là-dedans, réplique Khan en dévoilant sur son avant-bras un étalon sauvage de belle facture.
Marie-Hermine contemple le résultat, stupéfaite :
– Mais qu’est-ce que tu as fait ? C’est indélébile ?
– Tu es très perspicace, Marie-Hermine, c’est un tatouage.
– Mais enfin, ce n’est pas du tout notre style ! Et pourquoi ce cheval ? Tes leçons d’équitation te montent à la tête !
-“Ton” style, tu veux dire, ce n’est pas du tout “ton” style. Je me suis fait tatouer mon « animal-totem » sur l’avant-bras pour me donner la force d’agir, d’aller là où je veux aller.
– Je ne comprends pas ce que tu dis, Khan, c’est quoi un animal totem ?
– Le mien représente beaucoup de symboles ; cet étalon, c’est ma fougue, une formidable énergie qui ne demande qu’à s’exprimer. Et un besoin de retrouver ma liberté.
Colette, revenue au bar, dispose d’une place de choix pour suivre la conversation du couple. Ah enfin un homme, un vrai !
– Tu m’as amenée ici pour me faire toutes ces révélations ?
Marie-Hermine se met à bouder, ce en quoi elle excelle. Toutes ces années de mariage à peaufiner son art !
– C’est qui ? Je la connais ? – c’est difficile de parler lèvres pincées, comme pour étourdir n’importe quel instrument à vent, un Cor des Alpes, par exemple !
– C’était une bonne idée de m’inscrire à ce groupe de paroles d’hommes, Marie-Hermine, pour cela, je te suis reconnaissant.
En trente ans de mariage, Marie-Hermine s’est constitué le parfait trousseau de la femme stratège ; elle fond sur son mari tel le vautour royal sur sa proie :
– Mais mon nounours … Je suis toujours ta petite cane en sucre…N’est-ce pas ?
La décision de Khan est prise. Il s’éperonne pour se donner du courage :
– Non, plus maintenant, Marie-Hermine. Il n’y a plus de nounours, fini le nounours … Je demande le divorce.
Les yeux de Colette s’allument dans le miroir derrière le bar. Elle ne dirait pas non, elle, à ce bel étalon. Elle ne connaît pas les chevaux, mais elle se voit déjà aux Saintes Maries de la Mer, galoper dans les marais avec ce grand tatoué, enduits d’huile essentielle de citronnelle.
– Colette, rouspète Marc, tu les apportes ces cafés, ou tu surveilles la torréfaction des grains ?
– Tu vois, Maman, un âne avec des ailes, il est sûr d’aller au paradis. Le monsieur qui crie tout le temps, là-bas, avec son caractère de cochon, il n’est pas sûr d’y entrer» remarque Anne.
Ses parents s’attendrissent puis donnent le signal du départ. Appareil photo en main, ils se dirigent vers la sortie, saluant Albert et Colette. Derrière eux, un ange passe, et balance ce qui ressemble à un bonnet en fourrure grise dans le porte-parapluie.
– Quelle gentille famille ! note Colette, ça se voit que les parents savent s’écouter ; leur bonne entente donne espoir aux autres.
Marie-Hermine plante sa fourchette dans la cuisse de poulet, aussi concentrée qu’une scientifique cherchant à tester d’éventuelles réponses nerveuses chez les gallinacés. Khan s’ébroue d’impatience, ce silence l’embarrasse.
– Marie-Hermine, ton intérêt, comme le mien, est de régler notre séparation au plus vite.
En théorie, quand on se prend un semi-remorque en pleine face, on subit quelques dommages corporels illustrant la notion « avant/après ». Mais Marie-Hermine, excepté un bout de nez légèrement plus rosé que d’ordinaire, semble avoir verrouillé toutes les sorties de secours de son corps avant de quitter la maison.
– Tu fais comme tu veux, Khan – comme s’il s’agissait de choisir entre la cravate rouge unie ou la blanche à pois noirs. Mais je suis et resterai Madame Marie-Hermine Asson. Et je veux la garde intégrale de Tchoupi.
Khan s’immobilise. Comment a-t-il pu être assez bête pour zapper Tchoupi ? Son Tchoupi ? Son compagnon de toujours devient en quelques secondes l’objet d’une ignominieuse transaction orchestrée par sa garce d’épouse ! Quelle basse vengeance, elle a toujours détesté Tchoupi ! Elle abhorre tout représentant de l’espèce !
– Tu n’es pas sérieuse, Marie-Hermine. Il est à moi, je l’ai acheté à l’animalerie. Tu le hais, tu n’as jamais eu la patience de t’en occuper !
– Tu as prétendu à l’époque que c‘était mon cadeau de fête des Mères. C’est le prix de notre séparation, Khan. Tu peux te féliciter de mes exigences modérées.
– À travers Tchoupi, c’est moi que tu cherches à abattre. Je te méprise, Marie-Hermine. Sois raisonnable : garde alternée, une semaine sur deux.
– Trop compliqué, et cela nous obligera à nous voir trop souvent. Ma dernière concession : quelques week-ends et les vacances scolaires.
– Très bien, répond Khan d’une voix blême, je t’enverrai une proposition de planning. Tu as conscience que ces voyages le tueront ?
Un gloussement inattendu jaillit de la poitrine de Marie-Hermine, plus proche du cri de la hyène que de celui de la mouette rieuse.
– À t’entendre, j’ai le profil d’une serial killeuse ! Je vois d’ici les titres : « ne supportant pas le départ de son mari, une femme organise le suicide collectif de son couple et de leur poisson rouge » !
– Mon Dieu, Marie-Hermine ! crie Khan, le visage chaviré, mais Tchoupi n’est pas qu’un poisson rouge… Durant toutes ces années… il a été mon unique allié. Mon seul ami. »
***
Le lendemain midi, Albert apporte deux entrecôtes saignantes à la table de son fidèle client, Jean-Loup. La nouvelle compagne de ce dernier, toute en jambes gainées de noir, mord sans façon dans la belle pièce de viande. Dans son visage anguleux ressortent ses yeux très maquillés, deux fentes abritant des braises. Jean-Loup se raidit lorsqu’un pied intrépide remonte le long de sa cuisse, s’avançant en terrain conquis. Tous deux s’enhardissent, se délectent de leurs plats qu’ils se donnent à goûter l’un à l’autre. Les lèvres luisent, gourmandes ; les pupilles s’étrécissent, traits d’union vibrants de plaisir. À la fin, tous deux repoussent leurs chaises, s’enlaçant du regard.
Ils n’ont d’yeux que l’un pour l’autre. Ils ne voient pas le patron et Colette, cachés dans le couloir de la cuisine, tandis que Marc, de plus en plus rouge, et en difficulté respiratoire, dévore tourteaux et crabes déguisés en brandade de morue… Ni la petite fille, tête basse qui, sans un mot, désigne le porte-parapluie d’où sa maman, très fâchée, exhume la tête d’âne, qu’il faut rendre au loueur de costumes. Ni même cette femme un peu bizarre, assise à une table près de la fenêtre, qui parle toute seule en fixant un vis-à-vis imaginaire et dont l’épaule dénudée dévoile un tatouage tout frais : «À l’abattoir, Khan Asson ! »
D’un pas souple et tranquille, ils gagnent l’appartement de Jean-Loup, et là, les pinceaux et les tubes de peinture valsent, le chevalet et sa toile tombent sur le tapis, des vêtements s’accrochent où ils peuvent, des bibelots font grand bruit au moment de l’impact sur le sol. Il faudra plusieurs heures pour tout ranger, tout nettoyer.
Puis deux soupirs repus, satisfaits et câlins :
Mon lion….
Ma tigresse… »
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