Créé le: 02.08.2016
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Une demande pour la vie

Polar

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© 2016-2024 Stéphane TInner

J’attends ce moment depuis toujours, celui où il va me demander en mariage, prête à faire le grand saut dans l’inconnu. Non pas comme cela, pas à l’abri de la lumière. Ce n’est pas ça que j’ai imaginé. Oh mon Dieu !
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Une demande pour la vie – ©2016 Stéphane Tinner

Je regardai de chaque côté de la chaussée. Le trafic était dense en cette fin de journée dans la capitale et chaque automobiliste progressait par à coups parmi ce flot incessant de véhicules qui ressemblait à une piste d’autos tamponneuses. Le bruit des moteurs vrombissants et les pneus qui sifflaient se mélangeaient au brouhaha de la métropole. Piétons et automobilistes cherchaient tous à fuir cette fourmilière urbaine.

Dressée sur mes escarpins, je m’élançai sur le passage piéton et me faufilai entre deux pare-chocs qui m’obligèrent à me tourner sur le côté. Je soulevai ma valise à roulettes et pestai contre ce chauffard, incapable d’arrêter sa Renault avant les rectangles blancs dessinés sur l’asphalte. La jupe cintrée que je portais ne me facilita guère la tâche. Je redressai la tête, tirai mon chemisier vers le bas et repris mon chemin.

De l’autre côté de la route se trouvait le café où nous avions rendez-vous. Les aiguilles de ma montre me rappelèrent une fois de plus que j’étais en retard. Comme toujours, je m’y prenais à la dernière minute, mais cette fois-ci, j’avais une bonne excuse : nous partions pour le week-end. J’attendais cet instant depuis si longtemps que, même pressé par le temps, j’avais vidé la moitié de ma garde-robe et recommencé mes bagages au moins quatre fois. Je voulais être certaine de posséder tout le nécessaire de séduction.

L’intérieur de l’établissement était désert. Seules deux tables étaient occupées, l’une par un couple pris d’ennui qui détournait tour à tour ses regards comme un spectacle de mime, et l’autre, par deux adolescents vêtus de leurs habits pimpants qui riaient en visionnant une vidéo sur l’écran de leurs téléphones. Le son retentissait à travers tout l’espace et leurs commentaires présageaient un contenu inopportun.

Je scrutai une fois de plus ce lieu où j’avais rencontré Emmanuel deux ans auparavant. La décoration n’avait pas changé et pourtant elle paraissait toujours autant en vogue que lors de l’inauguration du Blue Diamond. Le bon goût de l’architecte d’intérieur que j’avais recommandé au patron, un ami de longue date, y était pour beaucoup. Je pouvais être fière de ma démarche. C’était lors de cette soirée que nos regards s’étaient croisés pour la première fois. Emmanuel avait apporté une partie des fonds qui avaient permis à ce haut lieu mondain de voir le jour.

Je ne supportais pas d’attendre et ce manque de considération de la part d’un homme était un outrage à la galanterie. Ce n’était pas son genre, pourtant je redoutais un empêchement de dernière minute. Cela s’était déjà produit une fois lorsque sa fille était tombée malade et nous avions dû à regret annuler notre escapade.

Je m’assis par dépit sur un fauteuil crapaud, les jambes croisées, et je guettais l’entrée en même temps que je scrutais l’arrivée d’un appel sur mon téléphone. Rien. Agacée, je l’appelai. Encore sa messagerie vocale. Je raccrochai. Un long soupir s’échappa de mes narines.

Cette impatience me fit commander une coupe de champagne au serveur pour me détendre. Je bus une grande gorgée du liquide pétillant et attrapai un magazine pour tenter d’oublier cet affront. Me calmer et surtout ne pas lui montrer que cette situation m’affectait. Il pouvait arriver d’un instant à l’autre.

***

Les toits de Paris éclairés par les rayons du soleil resplendissaient à travers l’immense baie vitrée et le jardin en contrebas de l’immeuble donnait de l’ampleur à ce quartier résidentiel. Un garçon en culottes courtes se pencha en arrière, étira ses jambes aussi loin qu’il le pût pour prendre son élan et répéta le mouvement d’avant en arrière pour s’envoler dans les airs. À chaque oscillation, lorsqu’il atteignait le point extrême, ce court instant d’apesanteur lui procurait une joie si intense qu’il recommençait, pour aller encore plus haut, persuadé de caresser le ciel avec l’extrémité de ses sandales, sous le regard inquiet de sa mère qui cherchait à freiner ses ardeurs. Le visage de l’enfant me rappelait celui de mon filleul.

Je m’apprêtais à partir.

Je traversai le salon et me dirigeai vers la chambre à coucher. Les draps froissés et soyeux épousaient encore les courbes laissées par de récents ébats sur le matelas. Je repensai à Manon, à toutes ces nuits où nos corps s’étaient enchevêtrés, à tous ces tendres baisers échangés et au soir de notre rencontre. Ces yeux marron m’avaient séduit dès l’instant où j’avais décidé de me laisser subjuguer par leur beauté. J’étais prêt à me noyer à l’intérieur de son âme, juste pour avoir le droit de la regarder chaque matin et de profiter le premier de son sourire. Je n’avais jamais connu cela auparavant et j’étais incapable d’en expliquer les raisons. Je le vivais. C’est tout.

Et nos premières vacances à l’Ile de Ré. Ces interminables promenades en vélo le long des marais salants et cette visite du phare des Baleines. La vue était si pittoresque avec l’océan qui écrasait ses vagues gigantesques sur le littoral. C’est à cet endroit que je l’avais demandée en mariage. Manon n’avait pas refusé, mais elle désirait plus de temps. C’est vrai que nous ne nous connaissions pas depuis très longtemps et ma démarche précipitée l’avait rendue nerveuse. S’engager pour la vie impliquait d’être certaine de son choix et elle ne voulait pas brûler les étapes. Depuis cette tentative avortée, ma bague brillait toujours à son doigt et j’avais patienté jusqu’au moment propice. Ce week-end serait le grand jour. Je lui annoncerai une nouvelle fois mon désir de l’épouser et cette fois, j’étais convaincu qu’elle accepterait.

La chaleur dans cette pièce orientée vers le Sud était étouffante. J’avais la gorge sèche et des gouttelettes de sueur suintaient à travers les pores de mon front. Je sentais le tissu de mes vêtements collés à la peau et cette sensation désagréable de moiteur le long de mon échine me poussa à rejoindre le couloir traversant. Je pressais la poignée de la porte qui se trouvait face à moi. La chambre d’enfant. Je rebroussai chemin et m’engageai dans la pièce attenante. Deux lavabos se présentaient à moi. Je bus de grandes gorgées pour me désaltérer, puis attrapai une serviette accrochée sur le côté. La douceur du coton embrassant mon faciès en sueur me procura une agréable sensation de bien-être. Je m’essuyai la nuque et reposai le linge. Un coup d’œil dans le miroir. J’étais présentable.

Surpris par la sonnerie tonitruante qui retentit à travers l’appartement, j’attendis un instant. Une deuxième tentative me poussa à parcourir la distance qui me séparait de la porte d’entrée. Par le judas, j’observai qui venait interrompre mon départ imminent. C’était le jeune garçon que j’avais aperçu dans le jardin. Dos contre la porte, j’attendais qu’il s’en allât. Le bruit de la cage d’ascenseur le confirma bientôt. Ce n’était pas le moment d’être dérangé.

Je me dirigeai à nouveau vers le salon. Une chaise gisait au sol et des morceaux de verre jonchaient le parquet luisant. Je remis de l’ordre et nettoyai les éclaboussures à l’aide d’un chiffon.

Il était temps de retrouver Manon.

Au moment de sortir, je m’approchai de la rambarde. L’escalier en colimaçon offrait un large espace entre chaque niveau, éclairé par un puits de lumière installé dans le toit du bâtiment. Cet aménagement semblait récent. La voie était libre. Je descendis deux par deux les marches de l’escalier jusqu’au hall d’entrée.

Sur le perron se tenait une femme qui leva les yeux dans ma direction. Son allure juvénile contrastait avec les traits de son visage. De légères rides trahissaient son âge, malgré la couche de fond de teint. Elle devait avoir au moins quarante ans. C’était la mère du petit venu frapper à la porte. Je tournai la tête pour éviter toute discussion et pressai le pas avant de reprendre le volant. Je pouvais encore être au rendez-vous. Il n’était pas trop tard.

***

J’observais sans cesse le cadran de ma montre. Emmanuel avait plus d’une heure de retard et ne donnait aucun signe de vie. Je l’appelai une nouvelle fois. Toujours sa messagerie. Je fis signe au serveur que je désirais régler la note. J’espérais encore une annonce, une seule qui me libérerait de cette angoisse latente. Il m’avait promis une escapade hors du commun et une surprise à la clé. Bien que je me doutais de ce qu’il voulait entreprendre, cette attente interminable me rendit méfiante. J’attendais ce moment depuis si longtemps, pourtant un mauvais pressentiment occupait mon esprit et je sentis peu à peu une crispation se propager à l’intérieur de ma poitrine qui bloquait ma respiration. Le serveur s’approcha. Je glissai trente euros dans sa main et lui dis de garder la monnaie.

Un dernier regard sur l’écran. Aucune notification. Lasse de faire antichambre, je quittai ce lieu où tout avait commencé et qui aurait dû être le point départ de notre échappée du week-end. Sur le trottoir qui drainait toujours autant de passants, je tirai ma valise comme un boulet accroché à ma cheville. Tout le poids de notre relation s’effondrait soudain sur mes épaules et je m’interrogeais sur l’utilité de poursuivre ainsi notre histoire. Pourtant, une chance ultime de m’évader avec Emmanuel effaça mes sombres pensées. Indiscrète, je n’avais pu m’empêcher de lorgner les documents laissés en évidence sur la console près de l’entrée : deux billets en première classe et une réservation pour Le Royal Deauville. Mes joues empourprées avaient trahi mon enthousiasme lors de notre ultime échange de baisers. Bien qu’Emmanuel se fût douté de ma curiosité, il avait eu l’élégance d’ignorer mon geste lorsque j’avais quitté son appartement à la hâte pour retourner au bureau après la pause déjeuner.

Je rejoignis la bouche de métro qui se trouvait à moins de deux cents mètres et m’enfonçai parmi la foule. C’était la cohue sur le quai, comme à chaque fin de journée. La rame entra de plein fouet dans la station et le son strident des freins importuna la plupart des voyageurs qui se trouvaient à côté de moi. Deux arrêts plus loin, je sautai du wagon pour regagner la gare Saint-Lazare. Au milieu de la salle des pas perdus qui regorgeait de boutiques et de commerces, je m’arrêtai devant un écran. Le train de 19 h 08 apparut parmi les horaires de départ. Il restait dix minutes pour m’y rendre, dix minutes remplies d’espoir de le voir dressé devant moi, son visage souriant, les bras tendus vers l’avant, prêts à m’enlacer, prêts à m’accueillir pour toujours.

Je courus si vite qu’à peine le pied posé sur l’immense plateforme de béton qui semblait s’étendre à l’infini le long du convoi, une douleur fulgurante m’obligea à me plier en deux. Essoufflée, je scrutai chaque visage autour de moi : une mère embrassait son fils, un couple s’étreignait, un homme d’affaires parlait au téléphone, deux touristes consultaient leurs billets pour s’assurer qu’ils se trouvaient devant la bonne voiture. Je me redressai. Je cherchai encore, me retournai, balayai le regard d’inconnus qui me répondaient par leurs sourires incongrus auxquels j’aurais voulu crier que ce n’étaient pas eux que je désirais.

Trois minutes pour prendre une décision. Poursuivre ou revenir sur mes pas, pour aller où ? Le chef de quai annonçait le départ imminent du train et invitait tous les passagers à monter à bord. Deux minutes. Campée sur place, mes pensées me donnaient le tournis et cette quête désespérée de tomber sur lui parmi tous ces étrangers paraissait vaine. Je voulais encore y croire. J’avais besoin d’y croire. L’aiguille de l’horloge face à moi sonnerait le glas dans une minute. Tic, tac, tic, tac. Chaque mouvement de la trotteuse alarmait mes tympans qui semblaient reliés à ce bruit mécanique. La porte du train se referma. Je tirai la poignée avec force, grimpai les marches avec mon bagage qui semblait peser une tonne et m’accrochai à la première barre. Deux heures s’offraient à moi pour méditer. De toute façon, je n’avais pas envie de rentrer.

***

La nuit s’était installée sur la côte normande lorsque j’arrivai à destination. Il ne me restait plus qu’à trouver un taxi et à me rendre dans ce palace à ses frais. Emmanuel allait comprendre ce que ça lui coûterait de m’avoir délaissée sans donner de nouvelle. Pour le billet, je n’avais eu d’autres choix que de le payer, face au contrôleur peu conciliant.

Je posai le pied sur le quai lorsque je m’arrêtai net. Il se tenait devant moi. Impossible de progresser. Impossible de reculer. Je devais l’affronter, pourtant je m’en sentais incapable.

Il s’approcha de moi. Un sourire s’étalait sur son visage et le regard chaleureux qu’il me lança me figea sur place. Il me prit dans ses bras et m’embrassa. Cette longue étreinte m’oppressa. J’attendais. Je redoutais la suite.

– Bonsoir, Manon.

Je me tus.

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– Je partais pour le week-end comme je te l’avais annoncé.

– À Deauville ?

Je lisais dans ses yeux ce qu’il éprouvait et je devinai qu’il était inutile de mentir. Pourtant je restai, bouche bée, mêlée par un sentiment de peur et d’appréhension face à son comportement étrangement calme.

– C’est donc bien ici que vous aviez réservé une chambre avec, comment s’appelle-t-il déjà, Emmanuel ?

– Oui, répondis-je d’une voix hésitante. Comment tu connais son nom ?

– Je vous ai suivi jusqu’à son appartement. Tu sais toujours t’entourer d’hommes qui ont du goût.

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Je n’étais pas certain que tu prendrais ce train, mais en même temps, quelle excuse aurais-tu eue de rentrer à la maison. Ton séminaire de cadres est annulé ?

Le visage en berne, j’attendais la suite.

– Et si nous profitions tous les deux des bienfaits de cette station balnéaire. Nous aurions le luxe de discuter, de remettre de l’ordre dans notre vie. Tu te plains toujours que nous ne faisons jamais rien d’intéressant. Voilà une belle occasion de nous divertir !

Je ne savais comment me dépêtrer de cette fâcheuse affaire et prise de court, j’acceptais de grimper plus tard dans la voiture de mon compagnon. Assise à l’intérieur de l’habitacle, j’observais les lumières de la ville s’éloigner peu à peu sans savoir où il désirait m’emmener. Il coupa bientôt le moteur de sa voiture sur le parking d’un centre commercial éloigné de tout, puis me regarda.

– Je suis prêt à tirer un trait sur tout ce qui s’est passé. Je veux que nous repartions à zéro.

Je n’avais aucune envie d’écouter ce que Gilles avait à me confier, peu importe ses propositions. Je ne concevais plus de partager un seul instant de ma vie à ses côtés, lorsqu’une chose impensable advint. Il dévoila un écrin, sorti de la poche de son veston, puis insista pour que je l’ouvre. Je découvris avec effroi l’inscription gravée à l’intérieur de l’alliance : « Nous deux, c’est pour la vie ». C’était la phrase favorite que me soufflait toujours Emmanuel dans le creux de l’oreille.

– Elle te plaît ?

Je n’osais croiser son regard et retenais mes larmes, prêtes à inonder mes joues qui brûlaient de tristesse.

– Qu’est-ce que tu lui as fait ?

– Il a trébuché, répondit-il d’une voix posée.

– Qu’est-ce que tu lui as fait ? hurlai-je.

– Quelle importance ! Il n’est plus là pour entraver notre relation.

Je l’insultai et le frappai de toutes mes forces, les poings serrés jusqu’au moment où ses doigts pressèrent avec violence ma trachée. Ses yeux injectés de sang explosèrent leur colère. Dans un dernier souffle, mes ongles s’agrippèrent à son visage et l’estampillèrent de leurs empreintes, comme un ultime combat perdu d’avance. Mon unique façon de témoigner de son atrocité.

Commentaires (1)

Pierre de lune
20.10.2016

Suspens et effet de surprise sont au rendez-vous, dans un contexte de retrouvailles amoureuses censées représenter bonheur et félicité...On est entraîné aux antipodes de cette évocation convenue, et la mécanique mise en oeuvre fonctionne tout à fait ! Au plaisir de lire d'autres nouvelles de votre création :-)

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