Créé le: 03.08.2025
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Un dîner irrationnel
Chapitre 1
1
C'était mon frère. C'était un être à part. Il a toujours été à part.
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— Je suis désolé Philippe, de te demander un tel service mais …
— Ça va Fred, te fatigue pas, vas faire ce que tu dois. Pour ta mère et pour toi. Je te rappelle demain.
Frédéric avait brièvement remercié son ami et avait raccroché précipitamment. C’est ainsi que Philippe, homme d’âge mûr et posé, quoiqu’un peu réactionnaire, s’était retrouvé assis à la place 12, au premier rang, devant la scène du Théâtre l’Empirique. En regardant curieusement autour de lui, il essayait, sans y parvenir, de se souvenir pourquoi et comment, il y avait plus de quinze ans, il s’était retrouvé dans un théâtre. Sur le siège 13 était assis Karem Yildirim, auteur de la pièce qui allait se jouer à quelques mètres d’eux. C’était ça la mission: remplacer Frédéric Bachmann, son ami de longue date, à la première de « Un dîner irrationnel”. Frédéric avait soutenu Karem Yildirim et avait édité son œuvre en assurant la promotion de l’ouvrage. Après s’être présenté, Philippe avait excusé l’absence de Frédéric, retenu par l’état de santé de sa mère qui s’était brutalement dégradé durant la journée. C’était l’hôpital qui avait appelé. Yvette, sa maman, entrait dans une phase critique dans laquelle les premiers signes de fin de vie devenaient visibles.
Karem avait été touché par cette funeste nouvelle et avait demandé à Philippe de transmettre à Frédéric toute son amitié. Voilà, ces choses de la vie et de la mort étant réglées, il ne lui avait plus adressé la parole, absorbé par les feuilles qu’il lisait et relisait, parfois en gribouillant au crayon un signe dans la marge.
Et la pièce avait commencé.
Après les dix premières répliques, Philippe s’était ennuyé. On entendait là trois convives autour d’une table qui devisaient sur le banal de leur vie et sur leur amitié passée. Mais Philippe, dans son jugement hâtif, se trompait sur la suite. Sous son apparence banale, la conversation distillait un certain malaise. Des choses étaient dites, d’autres tues. Et puis, au détour d’une boutade potache, un silence embarrassé arrêtait la conversation. Ils étaient trois anciens amis mais malgré leur bonne volonté, ils ne se retrouvaient pas. Trop de choses avaient changé, eux-mêmes, les autres, le monde. Les repères et ressorts qui les avaient unis étaient périmés. Très vite, une tension sournoise vint s’installer quand la géopolitique s’invita dans la conversation. Edouard s’était clairement posé en défenseur irréprochable de la pensée démocratique tandis que Léo prédisait la fin du “système” avec des accents complotistes. Antoine, qui n’avait dit que peu de choses, se vit prendre à partie par ses deux amis pour le peu d’engagement dont il faisait preuve. L’amitié affichée en façade au début commençait à se déliter sous les accrochages des arguments et contre-arguments. A coups de bières, les postures d’Edouard et de Léo se radicalisaient peu à peu. Leur dépit et frustration finirent par les unir contre Antoine. Antoine le taiseux. Antoine le dégonflé.
Discrètement, Philippe observait l’expression des personnes près de lui. Des froncements de sourcils et des jambes qui se croisaient et se décroisaient témoignaient de la perplexité des spectateurs. Derrière la narration se dessinait obscurément le tableau du monde actuel qui s’entre-déchirait sans comprendre la logique inexorable qui le poussait vers son auto destruction. Le regard de Philippe fut attiré sur Karem qui d’un mouvement inconscient de la main gauche, soulignait les répliques charnières dans la progression du récit.
Dans la construction qu’avait élaborée Karem, le personnage d’Antoine apparaissait de plus en plus comme étant une clé dans ce contexte opaque. Si les deux autres profils se révélaient vite compréhensibles, il n’en était pas de même pour celui d’Antoine qui, jusque là ne s’était que peu dévoilé. Voilà une heure que la pièce avait débuté et Philippe se disait que plus le tableau se complétait et moins on en percevait la conclusion. Le moment où, comme l’annonçait le petit synopsis reçu à l’entrée, la pièce allait s’arrêter pour permettre au public de choisir parmi les trois fins possibles, promettait d’être intéressant.
Sur la scène, les trois acteurs se regardaient sans rien se dire. Cette rencontre était une erreur, ils n’avaient plus rien à se dire. La réalité les savaient rattrapés et cette réunion qui aurait dû être le partage d’un temps heureux retrouvé était en fait un fiasco. Chacun se retrouvait plus seul qu’avant.
Léo se tourna vers Antoine et ironiquement lança :
— Et toi, Antoine, osons-nous espérer quelque nouvelle de ton existence?
L’index de Karem s’était levé, immobile en l’air, annonçant que la réponse d’Antoine allait être déterminante.
Antoine regardait Léo sans le voir, comme si Léo n’existait pas vraiment. Comme si Léo était transparent. Comme si son regard voyait bien plus loin que Léo, que la scène, que le théâtre. Le silence s’allongeait, et la réplique d’Antoine ne venait pas.
Puis on entendit la voix d’Antoine qui prononçait ces mots comme détaché de leur signification:
— Il y a trois jours, mon frère est mort.
L’index de Karem était resté suspendu. Il se tourna vers Philippe avec sa main toujours levée :
— Je n’ai jamais écrit cela!
Edouard et Léo s’étaient regardés, interdits. Ce coup d’oeil pouvait passer comme partie intégrante de la mise en scène mais après la remarque de Karem, Philippe sut que quelque chose d’anormal se passait. Pourquoi l’acteur incarnant Antoine déviait-il de son rôle?
— Il s’est jeté par une fenêtre du sixième étage. Il était infirmier à la Clinique de l’Aglan.
Karem avait répété en chuchotant dans le silence de la salle:
— Je n’ai jamais écrit cela.
— Vous ne le connaissiez pas. Mon frère était un être à part. Il a toujours été à part. Mon frère était un Pilgrim. Il parcourait le monde et le temps. Sa quête des infinis l’avait emmené dans des contrées d’où personne ne revient comme il y est entré. A son retour, le seul lieu qui trouvait sens à son cœur se situait à la frontière de la terre des vivants, là où quand vient le temps, la brume se lève et laisse apparaître un peu du pays des morts.
A ce moment, Edouard et Léo se levèrent en silence et quittèrent la scène ne sachant plus quelle contenance adopter face à ce monologue inexplicable. Mais Antoine, s’avança vers le bord de la scène pour se rapprocher du public. Se faisant, il dépassa la limite lumineuse de l’éclairage de la scène et son corps entra dans l’obscurité de la salle. Le contraste était saisissant. Derrière sa silhouette sombre s’étalait la lumière d’une scène vide. De cette ombre chinoise jaillit la voix d’Antoine, nue, sans artifices se projetant dans l’espace noir du théâtre.
— Dans votre langage, mon frère “travaillait” à la Clinique de l’Aglan.
Il avait pesé sur le mot “travaillait”.
— Ce n’est pas ça mes amis. Mon frère ignorait ce qu’est le travail, mot trivial et sali. Non, mon frère, comme “L’homme qui devint Dieu”, avait lentement découvert son essence et avait pris sur lui sa mission. Il avait appris auprès des sages dans des lieux reculés, les mystères d’un savoir surnaturel : l’art de guider les âmes. Voilà pourquoi, sous sa tenue de simple infirmier, il accomplissait son ministère dans le service des soins palliatifs de la Clinique de l’Aglan.
Antoine s’était tu. Ses pensées voguaient très loin dans l’espace et le temps vers son enfance. Le public lui aussi restait silencieux. Il hésitait à comprendre. Sauf Karem dont le front s’était couvert de lignes horizontales qui disaient son incompréhension et sa stupéfaction. Mais Antoine avait repris:
— Nous avions un rite tacite entre nous, une fois par semaine, les jours et heures dépendant de ses obligations, nous mangions ensemble, toujours dans le même établissement et toujours à la même table à côté de la fenêtre. Nos conversations tournaient autour de la philosophie, de l’art et de la cuisine. Il entretenait un rapport quasi mystique avec la nourriture. Chaque semaine il préparait un repas pour lequel il pouvait passer des heures dans le choix des ingrédients. La préparation et le repas lui-même étaient une cérémonie en l’honneur de ces dons. Parfois nous ne disions que peu de choses. Ce souvenir m’est cher car c’était là des moments de profonde communion. Vous avez remarqué, mes amis, les natures multiples du silence. Il peut être recueilli, lourd, grouillant de non-dits, respectueux, éloquent, glacial ou même assourdissant. Les nôtres étaient intimement partagés, peuplés de pensées que nous savions pareilles. Mais ces dernières semaines, un autre silence, qui n’existait pas entre nous, était apparu. Comprenez-moi bien, mes amis, il n’était pas devenu distant envers moi. Mon frère ne savait pas ce que veut dire “mettre de la distance”. Non, c’est juste qu’il s’éloignait, qu’il était en partance pour ailleurs, comme si moi, le ici et maintenant étaient devenus trop étriqués pour lui et ne pouvaient plus répondre à son besoin d’espace pour respirer et voler.
A ce moment un homme vêtu d’un costume sombre s’approcha de Karem. En se penchant, il murmura quelques mots à son oreille. Ce dernier sursauta et dit à voix basse mais intelligible:
— Surtout pas, Monsieur le Directeur, je vous en conjure, pour l’amour du ciel, laissez-le finir!
Songeur, Philippe se carra dans son fauteuil. Il se passait là quelque chose qui lui échappait. Il semblait bien que la performance d’Antoine était hors de contrôle. L’incident d’ailleurs, n’était pas passé totalement inaperçu. Le directeur du théâtre était une personnalité connue et un frémissement avait parcouru la salle, mais Antoine avait repris son soliloque:
— Pour la première fois j’ai dû insister auprès de mon frère pour avoir une explication. Il m’avait regardé longtemps puis avec une voix encore plus douce que sa voix douce, il me dit simplement qu’il allait partir. Parce qu’il ne pourrait plus accomplir sa mission. Je finis par comprendre que la Clinique de l’Aglan avait été contrainte de compresser ses coûts et que tout le personnel allait devoir justifier de ses actes médicaux afin de pouvoir les facturer au plus près. Il y a trois jours, au cours d’une réunion avec ce qu’ils appellent les Ressources humaine, mon frère a ouvert une fenêtre et s’est élancé. D’aucuns vous diront qu’il s’est suicidé. Mais la vérité est qu’il s’est envolé là où il était attendu. Rester était devenu inutile.
Dans le silence abasourdi de la salle, on percevait dans le lointain, le bruit de la ventilation. Puis la voix d’Antoine retentit, plus forte:
— Mais voyez-vous, dans toute mort apparemment violente, la police se doit de faire son travail et mener son enquête. Ce matin, j’ai rencontré l’inspectrice en chef qui a conduit les investigations. Le constat évident, m’a-t-elle dit, est que mon frère a volontairement mis fin à ses jours. Il s’en expliqué dans une lettre d’adieux retrouvée dans la boite destinée aux propositions du personnel, accrochée au mur, dans le poste de soins infirmiers de l’étage. Les témoignages recueillis et cette lettre, selon les conclusions de l’enquête excluent tout doute ou éventuelle suspicion. J’ai pu lire cette lettre. Je répète ici, haut et fort, ce que j’ai affirmé ce matin: JAMAIS mon frère n’aurait pu écrire cette lettre avec ces mots. Mon frère souffrait d’un handicap invisible qu’on ne décelait pas dans son langage oral. Mais il ne pouvait pas agencer les mots et les phrases selon la syntaxe du langage écrit. Mon frère était atteint de dyslexie profonde. Ceci exclut toute capacité d’écriture selon une logique linguistique. Je dis alors que les motifs expliqués dans cet écrit sont faux. Je dis que les causes réelles de son geste impliquent la responsabilité de la Clinique de l’Aglan. Je dis que la recherche implacable de rentabilité tue. Je dis que mon frère ne pouvait plus survivre dans des conditions qui lui étaient devenues hostiles. Je dis que…
— Guillaume, arrête, s’il te plaît, arrête.
Karem était entré sur la scène les deux mains jointes. Hagard, Guillaume Fayard regardait Karem. Il voulut encore ajouter quelque chose que sa voix maintenant altérée ne put articuler.
— Je sais Guillaume, je sais, viens, viens.
Avant de se détourner, Guillaume releva encore la tête vers le public pour clamer d’une voix rauque:
— Il s’appelait Hugo.
Le Directeur du théâtre s’était adressé à l’auditoire avec des mots d’excuses et de profond regret. La soirée s’était terminée de manière soudaine et chaotique dans le brouhaha du public, perplexe pour certains et scandalisé pour d’autres.
Le lendemain matin, Philippe avait appelé Frédéric. Il avait dû patienter avant qu’il ne réponde.
— Salut Frédéric, je te dérange?
— Je me suis endormi… Ma mère est décédée ce matin à cinq heures… Et épargne-moi les condoléances s’il te plaît.
— … et toi?
— Un peu brouillé. C’est bizarre, même si on est préparé, elle avait quand même quatre vingts huit ans, le sentiment qui reste, c’est qu’on est orphelin. Un peu ridicule, non? À mon âge. Mais je suis heureux d’avoir pu l’accompagner jusqu’à la fin. Ma mère était une battante et ce caractère de gagneuse était encore présent il n’y a pas si longtemps Elle ne lâchait pas prise. La nature du corps humain est incroyablement résistante. Mais les derniers jours, elle s’était apaisée.
— Et cette nuit?
— Longue mais calme. Elle était entrée dans un coma alterné par des moments d’éveils. Dans la nuit, alors que je pensais qu’elle ne s’éveillerait plus, un soignant est entré dans la chambre. Ma mère a ouvert les yeux en sursaut avec un instant de lucidité étonnant. Elle a fixé la personne avec un regard subitement clair et elle lui a dit: “Hugo, je vous attendais.” C’est fou, non?
C’est ainsi que Philippe, homme d’âge mûr, pragmatique et logique, quoiqu’un peu réactionnaire ne répondit rien mais immédiatement n’en pensa pas moins: là, mon cher Frédéric tu te trompes, ce n’est tout simplement pas possible.
“Et pourtant…” avait murmuré plus tard Frédéric.
Un Dîner Irrationnel a gagné le 2e Prix du concours d’écriture 2025: Comme au théâtre.
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