a a a

© 2021-2024 Thierry Villon

Fin

Après que la lumière a enfin jailli, quelques zones d'ombre subsisteront quand même que Julius s'est promis de ne plus chercher à éclairer. Certaines histoires mystérieuses ne méritent-elles pas de le rester ?
Reprendre la lecture

Julius regardait la danse joyeuse du grésil s’écrasant sur le pare-brise en des milliers de petites billes immaculées. Suzanne était au volant. A son côté, Julius admirait sa manière de conduire, tout en douceur, attentive à la chaussée légèrement glissante ce jour-là. Le trajet se déroulait en silence et Suzanne se demandait à quoi son mari était en train de penser. Il semblait plongé dans une sorte de rêverie dont elle ne voulait pas le tirer, pas tout de suite. A l’approche de leur quartier, il rompit le silence :
“Je suis comme hypnotisé par cette neige qui me fait danser les yeux ?
– Bien vrai, tu me parais un peu dans la lune, ça peut venir du grésil, mais aussi des médicaments, supputa Suzanne
– Le médecin n’y est pas allé avec le dos de la cuillère, tu ne trouves pas ?
– Dans ton cas, on ne parle pas d’un petit malaise, mais plutôt d’une grave intoxication, dit Suzanne en posant sa main sur celle de Julius.
Ce contact déclencha sur sa main des picotements, qui gagnèrent ensuite tout le haut de son corps. Julius s’étonna des larmes qui lui venaient aux yeux, mais ne fit rien pour les retenir. Il détourna simplement le regard. Sur la vitre latérale,une petite ligne lumineuse de grésil s’évacuait vers l’arrière. L’éclat lui rappela le scintillement des pierres précieuses dans le trésor du château. Il chercha à chasser cette pensée troublante, mais au lieu de cela, il mit la main dans sa poche et y retrouva l’objet mystérieux. La remarque de Suzanne le ramena à la réalité :
“Cela va passer, tu as juste besoin de laisser retomber la pression.”
Julius s’essuya les yeux, continua de regarder la route et resta silencieux jusqu’à la fin du trajet. Suzanne avait confié les enfants à sa soeur, pour que Julius puisse revenir dans son foyer en toute tranquillité. Non que leurs enfants soient insupportables, mais ils étaient tellement curieux. Julius s’installa au salon, satisfait de retrouver son fauteuil préféré, face à la baie vitrée. Suzanne s’éclipsa dans la cuisine, pour y préparer un petit quatre heures. En déposant le plateau devant lui, elle annonça :
“Une tasse de ton café et quelques bricelets roulés façon grand-mère, j’espère que cela remplacera tout ce que tu as laissé dans ton assiette à l’hôpital.
– Merci mon amour. Il faut vraiment que je te raconte toute cette aventure
– Rien ne presse, prends ton temps.
Elle remarqua la bosse qui gonflait la poche de son jeans. Julius vit son regard, attendit la question qui ne vint pas. Il but une gorgée de café, reposa la tasse dans la soucoupe, en disant :
“Viens t’asseoir, que je t’explique.”
Suzanne s’installa sur le sofa près de lui et demanda : Je me trompe ou il y a quelque chose que tu ne me dis pas ?
– J’ai résumé le mieux possible ce qui m’est arrivé au château, enfin, tout ce que les enfants pouvaient supporter. Le reste…
– Le reste ne serait pas dans ta poche que tu n’as pas arrêté de tâter depuis que nous avons quitté l’hôpital ?
– Oui, je dirais que c’est la pièce en trop.
– Quelle pièce en trop ? s’étonna Suzanne. Une pièce où ? ici dans la maison ? dans le château ?
– Non, rien à voir, voilà ce qui cloche, dit-il posant devant lui une bourse de cuir
Le regard interrogatif de Suzanne passa de son mari à l’objet sur le guéridon. Julius reprit:
– Si tout ce qui m’est arrivé dans le château n’était que des hallucinations, fruits de mon intoxication, alors comment expliquer que je l’aie retrouvée dans la poche du pantalon que je portais ce jour-là ?
– Donc, si je te comprends bien, tu avais déjà vu ce truc auparavant ?
– Oui, tu as bien compris, sauf qu’il ne peut pas être réel, c’est impossible.
– Pourquoi impossible ? explique-toi enfin, s’impatienta Suzanne.
Julius décrivit le moment où la comtesse lui avait remis la bourse et demandé d’être Chevalier des Pauvres. Suzanne rétorqua :
– L’as-tu seulement ouverte pour vérifier si le contenu correspond à ton “hallucination”. Si ça se trouve, elle ne contient que quelques vieilleries sans valeur.
– Non, je n’ai pas encore osé, répondit Julius un peu piteux. Mais allons-y, regardons, là tout de suite.”
Avec précaution, il dénoua le lacet. Les centaines d’éclats lumineux qui leur sautèrent soudain au visage, révélèrent des pierres apparemment bien plus précieuses que la modeste bourse de cuir ouverte devant eux. Les deux époux quittèrent le trésor des yeux, pleins de questions. Julius rompit le silence :
– Il y en a pour un paquet de fric, c’est plus que fabuleux, j’espère juste que ce sont de vrais diamants.
– Si c’est le cas, répondit Suzanne, les pauvres vont vraiment avoir de l’aide. Je commence à comprendre cette histoire de Chevalier.” Elle fit remarquer à son mari l’inscription qui était gravée sur la face intérieure du cuir de la bourse :
– Regum III 17816, est-ce que ça te dit quelque chose, ta comtesse t’en aurait-elle touché un mot ?
– Non, je ne vois pas, mystère, comme tout le reste, je n’y comprends vraiment rien.
Suzanne alla prendre sa tablette pour y faire une recherche à laquelle elle obtint rapidement une réponse. Elle lut à haute voix :
– Il est question d’un des livres de la Vulgate.
– C’est quoi la Vulgate ? interrogea Julius.
– Une version de la Bible en latin, expliqua Suzanne, ce qui ne détonnerait pas avec ta description d’une Magdeleine de Miolans assez portée sur la religion, qu’en penses-tu ?
– Rien du tout, l’intellectuelle de la famille, c’est toi, pas moi. Tu as le sentiment que ces chiffres peuvent nous mener quelque part ?
– Oui, certainement. Mais laisse-moi y travailler un peu. Toi, tu as sûrement besoin de te reposer.
– Bon, si tu veux. Pour l’instant,il vaudrait mieux que je mette ce trésor dans notre coffre, on n’est jamais trop prudent. Mais qu’est-ce qu’on va faire de toute cette richesse ?
– Aider les pauvres, mon cher Chevalier, sourit-elle.”

 

Tout en se remémorant cette conversation qui s’était déroulée deux ans plus tôt, Julius suit d’un bon pas le chemin qu’il connaît bien. Il passe devant l’école du village, laisse derrière lui les dernières habitations et descend vers le lac. Il traverse la belle forêt endormie dans l’automne, le bruit des feuilles mortes rythmant sa marche. Assis sur le banc de bois rustique qui fait face au lac, il se remplit les poumons de l’air vif du matin. En cette saison, le niveau de l’eau est très bas, les rivages abrupts dévoilent quelques restes des anciennes maisons sacrifiées, le jour où on a mis en eau le barrage.
Il adore cet endroit, car c’est là qu’il vient souvent puiser sa passion pour sa mission. Il se rappelle y avoir passé de longs moments à envisager tous les obstacles qu’il aurait à franchir. La comtesse avait dit : “Vous devrez nourrir et habiller ceux qui triment sans rien gagner, tous ces orphelins, toutes ces veuves.” Il s’était dit : Les pauvres, ce n’est pas ce qui manque dans le canton, cela ne sera pas trop difficile d’en trouver.”
Puis il avait eu à imaginer comment négocier les diamants de la bourse et comment choisir parmi les organisations charitables celles qui recevraient ces dons, jusqu’à ce que tout soit dépensé. Certains jours, il avait butté sur le fait qu’il lui faudrait bien retourner un jour dans le château pour puiser dans le trésor. “Comment, se disait-il, accéder à un endroit qui n’existe pas, puisque toute cette histoire n’est que le fruit de mes hallucinations ? Et puisque les diamants de la bourse existent bel et bien, qu’en déduire ? »
Quand il avait été chargé de réviser la chaufferie du château, ses collègues l’avaient bien un peu charrié au-sujet du monoxyde de carbone. Il n’y avait pas prêté d’attention particulière, car il avait autre chose en tête : c’était une occasion de retrouver un passage vers le lieu de sa rencontre. Il avait même essayer d’enquêter sur quelque galerie discrète connue de certains initiés, mais rien n’avait réussi à l’éclairer. Dans la petite fraîcheur du matin, Julius sourit en se rappelant comment la lumière avait fini par lui parvenir.
Un jour, il avait dit à son épouse:
“ Cette fois-ci, je crois bien que ma mission va s’achever. J’ai fouillé partout au château sans rien trouver. Aujourd’hui, la bourse est pratiquement vide. Il n’y aura bientôt plus rien à donner.
– Est-ce que tu l’as réouverte dernièrement ? avait demandé Suzanne
– Pas tout récemment, non, pourquoi ?
– Tu te rappelles la mystérieuse inscription dans la bourse ? La Vulgate ?
– Oui, vaguement, mais ça ne paraît pas nous expliquer grand-chose.
– Justement, j’ai voulu repartir de cette référence qui m’a menée à un passage biblique. Celui-ci raconte comment un prophète nommé Elie, ou Elias, a été nourri durant une famine par une veuve et son fils. Les deux n’avaient presque plus rien à manger, mais la veuve avait accepté de partager ce peu avec le prophète.
– Super, par contre dans la vraie vie, c’est plutôt rare.
– Écoute donc la suite. Ce qui s’est passé, c’est que durant tout le temps qu’a duré la famine, la veuve, son fils et le prophète Elie ont toujours eu de quoi manger, parce que l’huile et la farine ne diminuaient jamais dans les récipients, malgré tout ce qu’on y puisait.
– Cette conclusion ressemble tellement à une de ces légendes fribourgeoises… avait ironisé Julius
– C’est ce qui je me suis dit au premier abord, puis je me suis permis de rêver : et si ça marchait aussi avec les diamants ?”
Soudain électrisé par cette idée, Julius s’était précipité au coffre. Nul besoin de recompter, il avait trouvé la bourse aussi pleine qu’au premier jour.

Debout face au lac, une grosse envie de rire le surprend, en imaginant les comptables des organisations bénéficiaires courant annoncer à leur direction : “Ça y est, le gros don anonyme vient à nouveau de nous être versé.”
Tandis que la pieuse comtesse, quelque part dans son lointain passé, verserait des larmes de joie.

FIN

 

Revenir au sommaire

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire