Créé le: 15.09.2021
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Un autre Caïn

Correspondance, Histoire de famille

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© 2021-2024 Cinthia Lang

Chapitre 1

1

La haine n’épargne pas les liens du sang. Pour cet autre Caïn, seul tuer son frère peut faire taire l’obsédante ritournelle de la jalousie. Et blesser ceux qui n’ont pas su l’aimer assez.
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Toi,

 

Je t’ai haï dès la première seconde. À l’instant même où j’ai croisé ton regard, j’ai su que je n’avais aucune chance et que l’innocence de ton sourire causerait notre perte. À peine de ce monde, tu avais déjà pris tant d’avance dans cette course à l’amour que mes maigres jambes n’auraient jamais pu me porter aussi loin. On dit que l’amour ne se divise pas, qu’il se multiplie. Ta présence m’a soustrait à l’affection qui m’était due. Elle a additionné la rancœur à l’envie qui sommeillait au fond de moi. Nous n’avons jamais été égaux et le trop grand amour qu’on t’a donné a fait de toi mon ennemi. Tu n’y pouvais rien, mais c’est ainsi.

 

On m’avait aimé, avant toi. Avec moins d’intensité certes, mais cet amour me suffisait. Il me faisait me sentir meilleur, rassurait mes craintes, caressait mon ego et effaçait mes aspérités. Mais tu es arrivé et l’amour a disparu, laissant place à l’indifférence. Tu es devenu le préféré, celui qu’on aime car il est bon, et non pas simplement parce qu’il est.

 

Ta lumière faisait briller ma part d’ombre. Être le négatif d’un si beau soleil, la belle affaire ! J’étais celui qui rendait possible la comparaison et permettait à chacun de t’admirer tel que tu es. Sans moi, tu aurais été si commun… Mais tu ne le voyais pas, comme tu ne voyais pas à quel point je rongeais mes poings à l’idée de ne pas être à ta place. Le goût de l’envie est acide : il obsédait mon palais, brûlait mon œsophage, atomisait mon estomac. J’y revenais pourtant toujours, comme une phalène schizophrène qui tournoie autour de l’ampoule alors qu’elle sait bien que l’objet de son désir finira par la réduire en cendre…

 

Je t’ai observé longuement, tentant parfois de percer le mystère de ta perfection. Je t’ai ignoré, tant que possible, pour me concentrer sur la beauté dont les reflets de rares miroirs voulaient bien me gratifier. J’ai voulu te séduire, perversité absolue quand la haine remplit le cœur, pour mieux te faire souffrir. Je t’ai aimé, si peu, si mal, d’un amour hérissé de piques et lessivé par le ressentiment. J’ai essayé de t’imiter, croyant pouvoir atteindre ton idéal. Mais quel idéal ? Je me suis fracassé à cet écueil, encore et encore, et au fil du temps mes blessures sont devenues torrent de boue, charriant de ma bouche et de mes mains le mauvais, l’impur, le péché. À chacun de tes gestes, un flot de bile emplissait ma gorge d’une jalousie ravageuse et atrophiait ce qui restait de bien en moi. Je l’avoue, j’ai vomi ton visage. J’ai vomi ta douceur. J’ai vomi la gentillesse et la bonté qui irradiaient de chacune de tes paroles, m’enfonçant un peu plus dans des abymes insondables.

 

J’ai cru un instant que ta candeur n’était que façade. Que tu étais bien plus fort, bien plus malin que moi, capable de cacher à tous ta vraie nature sous un manteau de splendeur. Que sous cette cape étincelante se tapissait une nuit profonde et froide, bien plus froide que le souffle de l’enfer. C’était cela ta ruse ! J’en venais presque à t’admirer, pour autant que je parvienne à oublier pourquoi je te détestais tant. Mais quand ta main s’est posée dans la mienne, douce et sincère, sans calcul, j’ai dû me retenir de la broyer et de réduire en poussière tes phalanges, ton bras et tout ton corps. Non, aucune malice en toi, tu n’étais même pas capable de voir quel agneau imbécile tu faisais, se jetant dans la gueule d’un loup qui crève de jalousie.

 

J’aurais aimé être Caïn. Être celui dont l’aînesse fait briller de fierté les yeux de ses parents. Celui qui sait que tout lui est dû et brise son frère insignifiant pour l’audace d’avoir une fois seulement été préféré à lui. Oui, être Caïn et chérir tous les moments où ma propre valeur aurait pris le dessus, avant de partir en errance, maudit mais fort de mes souvenirs de gloire. Mais tu n’as rien d’Abel. Tu n’es ni vain, ni inutile. Tu n’es pas cette buée éphémère que l’on efface du bout du doigt sur les vitres froidies par l’hiver. Et tu n’es pas ce puîné ignoré qu’on enveloppe dans le silence pour mieux crier qu’il n’a pas d’importance… Au contraire. Ton chant de sirène si pur a su prouver aux nôtres que tu valais mieux que moi :ils t’en ont déifié et m’en ont ignoré.

 

Alors je suis devenu Caïn. Et toi Abel. J’ai oublié ce que fut le déclic ce jour-là. Mais je sais que, sans un mot, sans une parole, tu m’as suivi, le cœur plein de cette naïve confiance qui, bien plus que mon arme, est à l’origine de ta chute. Cette pierre sur le sentier, c’est le destin qui l’a posée sur notre chemin. Ses arêtes tranchantes, aussi nettes que le mépris dont on a su m’accabler, ont coupé les liens qui me retenaient à toi et libéré ce qui tapi au fond de mes trippes. Et on ose me demande ce que j’ai fait ? Laisse-moi le dire : eh bien, je t’ai tué.

 

Sous l’impact de la pierre, ton crâne a éclaté tel un fruit trop mûr laissé au soleil. Ta blessure, fente aussi parfaite que les lèvres d’une femme, a laissé s’écouler un flot rouge dont l’odeur m’a fait jouir. J’ai senti mon membre se tendre, comme celui d’un pendu à l’heure ultime. Hystérique, j’ai ri à l’ironie de n’être ce fruit étrange se balançant au bout d’une branche, alors que toi, tu pourrirais sur ce chemin, abandonné aux dents acérées des charognes et à l’assaut des mouches… Je me suis senti divin, tout-puissant, empli d’une importance inédite susceptible de me nourrir éternellement. J’ai craché sur ton cadavre, mêlant ma salive à ce sang que nous partagions. Je t’ai laissé là et suis parti sans me retourner, sans plus veiller sur toi. Car je ne serai jamais ton gardien. J’ai préféré être ton bourreau.

 

J’ai cru un instant regretter mon geste, mais sache qu’il n’en est rien. Souffrir ta présence m’était devenu bien plus insupportable que souffrir de mes péchés. L’absence de ton sourire est à la fois un baume sur mes plaies à vif et le sel qui vient ronger celles des autres. Ils ont perdu leur Dieu et cherchent des excuses au diable que je suis. Mais il est trop tard et je suis bel et bien perdu. Je me délecte de leur douleur et ricane à leurs contradictions : qu’ils sachent, ces salauds, que c’est leur amour qui t’a fait disparaître.

 

Tu t’étonnes de ma cruauté ? Quoi ? Tu me pardonnes même ? Je te reconnais bien là. Pourtant, nul besoin de m’absoudre : je suis désormais marqué pour toujours et la mort ne pourra jamais effacer la noirceur infinie de mon âme. Et je vivrais éternellement pour me souvenir que je t’ai vaincu, toi le premier des ennemis, toi mon frère honni.

 

Un autre Caïn

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