Créé le: 14.11.2013
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Ultima Veritas

Fiction, Horreur

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© 2013-2024 Pierre-Yves Tinguely

Gabriel se réveille, mais ce matin ne sera pas comme les autres. Surgie de nulle part, une voix va faire basculer sa vie dans une autre dimension. Une voix dont la proposition sera d’une nature à la fois effrayante, étrange et… jouissive. S’il l’accepte, il pourra désormais être en mesure de réaliser ses moindres rêves. Et après ?
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Ultima Veritas – Chapitre 1

CHAPITRE 1

Allongé sur le dos, Gabriel sentit la clarté du jour lui titiller les paupières. Mauvaise nouvelle, cela signifiait qu’il était resté endormi.

– Ah, putain, je suis maudit ! maugréa-t-il à haute voix.

Il rejeta le duvet dont l’appellation nordique était totalement incontrôlée et balança ses jambes hors du lit. Il poussa sur ses genoux en soupirant pour se lever. Un mètre quatre-vingt- cinq, plutôt agréable à regarder.

– C’est tout le contraire…, résonna une voix dans sa tête, nette et claire.

Un seau d’eau froide ne l’aurait pas mieux réveillé. Incrédule, il glissa les doigts dans sa tignasse qu’il rabattit en arrière d’un geste sec et fit un tour sur lui-même. Cela ne pouvait pas être un écho de la rue, la fenêtre était fermée et le double vitrage était d’une efficacité redoutable. Il fit un pas vers le centre de la chambre, les mains sur les hanches, le regard en fente.

– Il y a quelqu’un ?

Il n’arrivait pas à croire qu’il venait de dire ça, lui, le premier à hurler de rire quand une pétasse décolorée, perdue dans un navet, pénétrait dans le hall d’un manoir aux murs recouverts de sang et posait cette question, ô combien stupide.

– On peut dire cela, même si, dans mon cas, le terme est peu approprié, répondit la voix du tac au tac.

Le plus déstabilisant venait du fait que cette réponse ne provenait pas de l’extérieur. Il avait le sentiment de porter un casque audio hors de prix. Le son, d’une limpidité cristalline,

 

 

Ultima Veritas – Chapitre 1

était parfaitement centré entre ses deux oreilles.

Il se frotta le visage avec énergie afin d’en chasser les derniers lambeaux de sommeil, se raccrochant à l’espoir de faire disparaître ce qu’il considérait encore comme les miasmes d’un cauchemar. Puis, il écarta les bras et regarda le plafond d’un air excédé.

– Bon, c’est quoi le gag ? Une piqûre pendant mon sommeil ? Des hallucinogènes dans ma vodka, hier soir ?

– Non, juste une première prise de contact, pas de quoi crucifier un chat.

– Crucifier un chat ? Non, mais il sort d’où lui ? D’abord, on dit fouetter un chat ! Mais que… bon, ça suffit maintenant ! Qui êtes-vous et pourquoi parlez-vous directement dans ma tête ?

– Vous m’en voyez navré, mais, bien que je maîtrise toutes les langues, le français comporte encore quelques expressions pour le moins déroutantes. J’ai donc encore tendance à mélanger les genres. Cela étant, je ne suis pas en mesure de vous révéler mon identité, ni la nature de ma présence. Sachez néanmoins que d’ordinaire, les gens paniquent en m’entendant pour la première fois. Chez vous, en revanche, je perçois plutôt une forme de colère, néanmoins teintée de curiosité, est-ce que je me trompe ?

Gabriel croisa son reflet dans le miroir art déco accroché au-dessus de sa commode des années cinquante. Il portait un boxer Calvin Klein dont le rouge vif tranchait sur sa peau caramel. Grâce à une chance génétique insolente, à 32 ans, il parvenait à se maintenir en forme à l’aide d’un paquet de cigarettes quotidien, de beaucoup de café et d’une répulsion pathologique pour les salles de sports. Avec sa chevelure noire et bouclée, sa barbe de trois jours et des yeux azur abrités par de longs cils, il était la cible privilégiée de la gent féminine et des douaniers zélés qui voyaient

en lui le leader charismatique d’une cellule terroriste pour le moins imaginaire, ces deux exemples étant loin d’être exhaustifs.

Il décida sobrement qu’il était inutile de fouiller sa chambre puisque la voix était vraiment dans sa tête. L’idée saugrenue qu’on lui avait greffé un récepteur de la taille d’un grain de riz pendant son sommeil lui traversa l’esprit.

– Non, ce n’est pas ça, intervint l’inconnu.

Il tapa du pied comme un gosse frustré.

– Non, mais c’est quoi ce sketch ? Vous allez enfin me dire ce qui se passe, là ? Je suis en train de devenir cinglé, c’est ça ?

Il était tellement furieux qu’il n’avait pas réalisé que la dernière remarque de son hôte invisible avait suivi sa pensée, pas sa parole.

– Je vous en dirais plus ce soir, mon ami. Et ne vous inquiétez pas pour votre santé, vous allez très bien.

– Je ne suis pas votre ami, d’abord ! hurla-t-il.

Il s’appuya à la commode, tête baissée entre ses deux bras tendus et tenta en vain de contrôler sa respiration. Cette histoire commençait à lui foutre la trouille.

– Une dernière chose, en ce qui concerne votre rendez-vous de ce matin, votre cliente est aussi restée endormie. Comme quoi le hasard fait parfois bien les choses.

– Quoi ? Mais comment sav… souffla-t-il, estomaqué, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, les traits déformés par un début de panique.

– À plus tard, Gabriel.

Clic ! Plus de tonalité. Fin de la rencontre du deuxième type.

Il se pencha vers la vieille caisse de pommes qui lui servait de table de nuit et attrapa son paquet de Camel avant de traverser la chambre pour ouvrir la fenêtre. La lumière et le bruit de la rue le frappèrent comme une bénédiction. L’œil torve, il inspira un grand bol d’air et fut soulagé de constater que le reste du monde ne semblait pas avoir changé.

Insensible au vent glacial qui le fouettait avec véhémence, il tirait sur sa clope d’un air sceptique.

– Nom de Dieu ! se dit-il, mais qu’est-ce qui m’arrive ?

Il faut dire que la veille, il avait quand même un peu forcé sur la vodka. Le carillon de l’église toute proche retentit et il se mit à compter les coups afin d’évaluer l’ampleur du désastre. Le dixième sonna le glas de sa matinée. Il habitait au cœur de l’un des plus vieux quartiers de la ville de Genève qui jouissait d’une appellation pompeuse : La Ville de Carouge. À l’origine, il s’agissait d’un simple hameau, racheté au 18è par la République de Genève au royaume de Sardaigne. Ce qui lui valait encore aujourd’hui de porter le nom de cité Sarde. De fait, la préservation maniaque de son architecture historique en avait fait un endroit pittoresque et très prisé des autochtones. Le prix des loyers en attestait. Nichée sur la rive gauche de l’Arve, le quartier était constitué de petites rues pavées, de cours intérieures ombragées et autres façades d’époques flanquées d’enseignes en fer forgé. Le tout traversé par un tramway dont la modernité outrageait les puristes qui auraient sans doute préféré des charrettes, dans le style Amish. Autant dire que pour obtenir l’autorisation de changer la couleur des gonds de ses volets, il fallait corrompre le maire en personne ou passer sur son corps, de préférence en voiture.

Le tram passa en chuintant et le son de sa cloche retentit comme une réponse à sa question : « Ding, ding, t’es devenu dingo mon vieux ». Il haussa les épaules et secoua la tête en se détournant pour prendre la direction de la salle de bains. Il était temps de prendre une bonne douche, histoire de vérifier si ce délire matinal était étanche.

Une heure plus tard, il sortait de son immeuble, aussi frais qu’on peut l’être avec une gueule de bois et un interlocuteur-surprise dont la voix menaçait de surgir sans prévenir. Malgré son physique de mannequin, ses goûts vestimentaires obéissaient avant tout à ses maigres moyens et se situaient assez bas dans la liste de ses priorités. Des jeans, une chemise blanche et sa veste fétiche en cuir noir constituaient un standard auquel il ne dérogeait que sur l’insistance de sa petite amie, Audrey. Chaussé d’une paire de bottes Alpinestars noires, il ajusta son foulard rouge sang et remonta la rue Ancienne sous les assauts persistants de la bise, un vent tranchant et vicieux qui portait très mal son nom. Ce mois d’avril sentait encore l’hiver à plein nez et les écarts de température mettaient les organismes à rude épreuve. La région lémanique ressemblait à une zone sur laquelle des savants fous contrôlaient la météo en testant les rafales, le gel, la cuisson et le déluge dans la même journée. De vrais sadiques.

À cinq minutes à pied de son trois pièces, l’atelier de Gabriel occupait une arcade située dans un passage piétonnier d’un calme à rendre vert de jalousie un citadin névrosé. Toutes sortes d’appareils s’y entassaient selon un ordre mystérieux dont seul le maitre des lieux possédait le secret. En y pénétrant, on hésitait entre la caverne d’Ali Baba et le dépôt d’un prêteur sur gages. Frigo, lave-vaisselle, ordinateurs, télévisions, serveurs, antennes paraboliques ou encore téléphones

portables et autres consoles de jeux occupaient une enfilade de larges étagères métalliques fixées aux murs. Le choc des maux, le poids du matos, comme disait Frédo, son pote d’enfance et adepte du jeu de mots à deux balles. Il y avait même un vieux flipper Gottlieb’s Jet Spin en état de marche. Vintage en diable !

Depuis cinq ans, Gabriel avait décidé de se mettre à son compte plutôt que de continuer à dessiner des plans pour un patron. Sa passion pour l’électronique et son talent à résoudre les problèmes, aussi bien techniques que mécaniques, constituaient la base de ses prestations. À l’heure d’une société tournée vers le jetable et dont les produits étaient conçus comme un CDD, le jeune homme réparait, modifiait et parfois même améliorait le matériel qu’un nombre croissant de consommateurs désemparés lui amenaient. Il était considéré comme l’urgentiste de la puce, le chirurgien du triphasé, le magicien de la carte-mère. En résumé, l’écolo technologique de service et, cerise sur le gâteau, le beau gosse. Il suspectait d’ailleurs certaines de ses clientes de simuler des pannes juste pour le plaisir de venir le voir. Magnanime, il jouait le jeu, mais sauter sur tout ce qui bougeait ne l’intéressait pas. Malgré son charme ravageur, Gabriel était un cérébral torturé par nombre de questions auxquelles le sexe n’apportait pas de réponse. Sans compter que son cœur battait pour une déesse unique en son genre : Audrey, sa chérie adorée.

Avant d’entrer dans ce qu’il appelait avec affection son boxon organisé, il pénétra dans le café jouxtant son arcade pour assouvir ses vices et bien commencer sa journée. Enfin, façon de parler.

Il traversa la salle et fit un petit signe amical à Anita, la serveuse portugaise dont la moustache rivalisait avec celle de Magnum. Il poussa la porte du fond et se retrouva sur la terrasse déserte, en bordure d’une place de jeux silencieuse. Avec l’interdiction de fumer dans les établissements

publics, il était condamné à prendre son petit noir dehors. Son addiction à la nicotine l’aurait sans doute poussé à s’en griller une au sommet de l’Everest, habillé en Tarzan. À côté de ça, cet endroit abrité du vent par un immeuble en forme de U ressemblait au paradis. Alors qu’il sortait son paquet de clopes, son portable couina.

– Gabriel, j’écoute.

– Bonjour, monsieur Gabriel, c’est madame Bosson à l’appareil.

Personne d’autre au monde n’avait une voix dont le timbre ressemblait autant à une craie raciste s’acharnant sur un tableau noir.

– Madame Bosson ! Je suis vraiment désolé, j’ai eu une urgence et je n’ai pas…

– Ta ta ta, le coupa-t-elle, figurez-vous que je viens à peine de me lever. J’ai pris ces nouveaux médicaments hier soir et voilà le résultat !

La retraitée de l’administration genevoise se lança alors dans un discours ininterrompu dont il ne capta même pas la substance tant il était sous le choc. Alors qu’elle reprenait sa respiration, il profita du temps mort pour en placer une.

– Écoutez, madame Bosson, je pourrais passer chez vous à 14 h, qu’en dites-vous ?

– Parfait ! Ah ! J’entends une voix, il faut que j’y aille. Je vous laisse, monsieur Gabriel. À tout à l’heure.

Elle raccrocha tandis qu’il fixait l’écran de son portable d’un air interdit. « Elle aussi ? »

Anita s’approcha et se planta devant lui, un espresso à la main et la tête penchée sur le côté. Elle frisait la cinquantaine et son visage aux traits ingrats respirait une bonté à faire fondre la plus

mauvaise des humeurs. C’était un amour de bonne femme.

– Et alors, mon Gabriel, tou en fait oune drôle dé tête. Des mauvaises nouvelles ? La famille ?

Gabriel leva ses grands yeux océan, temps clair, brise de nord-ouest, mais dépression à l’horizon.

– J’ai l’impression de vivre un cauchemar, Anita.

Elle déposa avec délicatesse la tasse de café sur la table, les yeux ronds.

– Personne n’est mort au moins ? murmura-t-elle en se signant à la vitesse de l’éclair.

– Non, non, rien d’aussi grave, c’est juste un petit problème auditif, répliqua-t-il en se tripotant le lobe de l’oreille pour l’aider à comprendre.

– Ah ! Les oreilles ! fit-elle, soulagée en mettant les poings sur ses hanches. Mon petit-fils a ou oune otite la semaine dernière, c’était affro !

Elle posa la main sur son imposante poitrine et tritura la croix en or qu’elle portait en permanence. Son expression se fit conspiratrice.

– Dans mon pays, on dit qué lorsque ça fait très mal, c’est comme si le diable vous soufflait dans l’oreille, affirma-t-elle en se signant une deuxième fois pour faire bonne mesure.

Gabriel n’osait pas croiser son regard. Il sentait un picotement sur la nuque qui descendait comme une flèche vers ses lombaires.

– Ah…, croassa-t-il faiblement, on dit ça chez vous…

Elle bomba ses airbags et lui posa une main affectueuse sur l’épaule.

– Allez ! Courage, monsieur Gabriel, ça va aller mio !

Puis elle tourna les talons et regagna l’intérieur du café d’un pas lourd, mais décidé.

« Un complot, c’est un complot », pensa-t-il, décomposé.

– Mais non, mon cher, mais non. Il s’agit tout au plus d’une coïncidence.

– Ça y est ! Ça recommence, s’étrangla-t-il avec sa première gorgée.

Il reposa sa tasse d’un air rageur et Anita passa la tête par la fenêtre de la cuisine.

– Le café est trop chaud, monsieur Gabriel ?

Il avait l’impression que le petit parc et la place de jeux allaient d’un instant à l’autre se peupler de zombies, façon Walking dead. Il était préférable de leur couper la tête, mais il n’avait même pas de couteau suisse, un comble ! Il se leva avec un peu trop de précipitation et faillit renverser sa chaise. Rester calme, respirer, marcher tranquille vers les toilettes, sourire. Plié au-dessus du lavabo commun aux deux sexes, il s’aspergea le visage d’eau froide puis se redressa, décidé à affronter son reflet. Mauvaise idée. Ce qu’il lisait dans ses yeux ne lui plaisait pas, mais pas du tout. Alors, les deux mains appuyées sur le rebord de faïence, il baissa la tête et grimaça, paupières closes.

– T’es toujours là ? s’entendit-il demander, le tutoyant pour la première fois

– Oui, résonna la voix dans sa tête.

Il arracha quelques serviettes en papier et se les plaqua sur la figure en soupirant.

– Pas moyen de te faire lâcher prise, c’est ça ?

– Aucune chance. En revanche, tu pourrais accepter l’idée de ma présence, tu devrais te sentir un peu mieux.

Il jeta la boule de cellulose dans la corbeille d’un geste énervé, la boule au ventre.

– Ouais, tu parles, le railla-t-il à haute voix, incapable de s’habituer à la conversation en pensée. Tu veux quoi au juste ?

– Parler un peu.

– Nom de Dieu, j’ai un mec qui veut discuter dans ma tête, je rêve !

Il entendit alors le bruit d’une chasse d’eau et le déclic d’une serrure. La porte réservée aux dames s’entrouvrit et la tête d’une petite vieille apparut, l’air vaguement inquiet. Gabriel s’écarta pour la laisser passer avec un sourire qui devait sans doute lui donner l’expression amicale d’un tueur en série en plein manque.

– Heu… bonjour, madame.

Elle le dévisagea, les paupières clignotantes et regarda autour d’elle, comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne d’autre. Puis, elle glissa dos au mur vers la sortie, les deux mains agrippées à son sac.

– Bonjour, messieurs, grimaça-t-elle, avant de pousser la porte vers la sécurité d’un monde normal.

– Madame, fit la voix.

– Et monsieur fait de l’humour en plus ! pensa Gabriel.

Non seulement il fallait qu’il arrête de parler tout seul, mais il s’agissait aussi de tester celui qu’il allait désormais appeler l’Autre, faute de mieux.

– Je fais de mon mieux, mais j’avoue que ce n’est pas mon point fort.

« Test réussi. Génial. Je suis vraiment dans la merde. »

­– OK, bon, on se calme… je ne comprends pas ce qui m’arrive, je ne sais pas si tout ça est bien réel, ni qui tu es et pourquoi tu m’as choisi, moi, pour discuter, mais il se trouve que j’ai une vie et du boulot qui m’attend pour la gagner. Alors, si tu pouvais la mettre en veilleuse un moment, ça m’arrangerait, tu vois ?

Silence de quelques secondes. Un peu comme si sa phrase devait passer par un système de traduction avant que l’Autre ne puisse répondre.

– Je vois. Alors, nous nous parlerons plus tard, Gabriel.

Clic. Fin de transmission. Game over.

Le jeune homme leva les yeux au ciel et poussa la porte. Occupée par l’essuyage méthodique d’un verre à bière, Anita le regarda en coin avant de l’apostropher.

– Je vous ai refait oune espresso, monsieur Gabriel. Le premier était dévénou froid.

– Merci, Anita, vous êtes un amour, répondit-il au moment de sortir sur la terrasse.

La flamme de son briquet partait à angle droit et le tremblement de sa main n’avait rien à voir avec la chute libre du mercure. Il parvint néanmoins à allumer sa clope et se laissa aller sur le dossier de son fauteuil de jardin. Il expira un jet de fumée qui virevolta une fraction de seconde avant de disparaître sous l’assaut des courants d’air.

– C’est moi qui fabule ou ce type est un peu susceptible ? se dit-il, le regard perdu au loin.

Analyse caractérielle d’un inconnu qui parle dans votre tête. Comme début de semaine, ça commençait plutôt fort.

Sur le coup de midi et demi, Gabriel se tenait devant son établi, pensif. Les deux mains à plat sur l’épaisse planche de bois, il attendait que son fer à souder chauffe.

– Bon, qu’est-ce que je dois faire ? se dit-il. C’est qui ce mec ? Il dit qu’il veut discuter, mais de quoi ? Comment c’est possible, un truc pareil ? Et pourquoi moi ? Bordel ! Si ça continue, il va falloir que j’aille voir un toubib, ça craint…

Il tira le tabouret et s’installa, l’air morose, tandis que les questions se bousculaient vainement dans son esprit, tels des spermatozoïdes stériles, mais convaincus du contraire. Il tira la loupe articulée vers lui et l’alluma pour ausculter la carte mère d’un PC agonisant.

Les premières notes de Smoke on the water montèrent de sa ceinture. Dans le répertoire de son portable, une seule personne avait l’honneur de signaler son appel par le son de Deep Purple : Audrey.

– Je vous préviens, j’aime pas les piqûres, assena-t-il d’emblée.

– Personne n’aime les piqûres, répondit sa petite amie sur un ton enjoué.

– Sauf celles qui les font, hein ? Mon ange de la mort.

­– Je suis infirmière, mon petit cœur, c’est-à-dire un ange tout court, si tu préfères.

– Quelle humilité, ma parole !

– Je vois que monsieur s’est levé d’humeur caustique ce matin. Tu vas bien ? Je trouve que tu as une drôle de voix.

– Ha bon ? Non, ça va. C’est juste que j’ai un peu la tête dans le sac…

– Hier soir, j’imagine.

– C’est Frédo qui m’a entraîné, c’était sous la contrainte, je le jure, docteur.

Il se l’imaginait en train de lever les yeux au ciel, les lèvres pincées.

– Tu passes toujours me prendre à quatre heure ?

– J’adore cette expression.

– C’est pas possible, mais tu n’arrêtes jamais, toi ! Gabriel…

– Oui, mon ange, bien sûr, comme prévu. Je ne vis que pour cet instant.

– Moi aussi, crapule ! Bon, il faut que j’y retourne, je t’embrasse.

– Où ?

– Là où ça fait du bien, c’est le meilleur endroit.

­– Idem.

Ils raccrochèrent en même temps, le cœur léger.

 

Ultima Veritas – Chapitre 2

CHAPITRE 2

Gabriel débrancha son fer à souder et repoussa sa loupe avec désinvolture. Il jeta la carte mère dans une caisse de cadavres électroniques et lorgna du côté de la grosse horloge murale dénichée à Portobello market. Une véritable pièce de musée dont le cadran avait donné l’heure à des milliers de voyageurs dans une gare londonienne. Le jeune bricoleur en avait nettoyé et révisé le mécanisme avec affection, car c’était un cadeau d’Audrey. Précieux et désormais précis.

Il lui restait une bonne heure avant son rendez-vous avec madame Bosson et, à vrai dire, cette histoire lui avait salement coupé l’appétit. La voix de l’Autre pouvait surgir à tout instant et cette perspective le tétanisait. Il se voyait mal avaler de travers sous le coup d’une réflexion intempestive. Anita n’hésiterait pas à appeler les urgences. Il attrapa sa sacoche d’intervention posée à l’entrée du local et son casque intégral affublé de deux oreilles vertes. Résultat d’un malheureux pari avec Frédo, grand fan des films de Shrek devant l’éternel. Il enfourcha sa Yamaha TDM 650, mit le contact et vérifia sa jugulaire avant d’enclencher la première et de mettre les gaz. Il quitta le passage pour déboucher sur la rue Jacques Dalphin, un long bout droit qui filait vers le quartier des Acacias.

Cela lui faisait du bien de se concentrer sur la conduite et, enfin, de penser à autre chose. Mais, l’accalmie fut de coutre durée. Quelques dizaines de mètres avant un croisement, soumis à la règle accidentogène de la priorité, la voix de l’Autre résonna, toujours aussi calme.

– Attention, sur ta gauche. Un Chrysler Voyager blanc va te couper la route.

Au volant, Gabriel n’avait confiance en personne, mais lorsqu’il se trouvait au guidon d’une moto, il devenait aussi paranoïaque qu’un New-Yorkais perdu en pleine jungle amazonienne. Même quand il passait au feu vert, il regardait des deux côtés. Question de bon sens et de survie. Il rétrograda d’instinct et, à l’instant où il tournait la tête, le Chrysler passa comme une fusée, à quelques centimètres de sa roue avant.

Pressé, pas vu, désolé, mort sur le coup, fin de l’histoire.

Comme quoi la vie pouvait s’arrêter en une fraction de seconde. Un truc de fou. Au lieu de ça, il était toujours là, étonné par sa chance et consterné par tant de mépris pour autrui.

– C’était moins une, commenta l’Autre.

– Bordel ! Je rêve… ce type n’a même pas ralenti, il a failli me déchirer grave.

– C’était une femme.

– Pourquoi je ne suis pas étonné ? maugréa-t-il, un brin misogyne, avant de dégager du carrefour en secouant la tête. Bon, j’étais parti pour me vider la tête cinq minutes, alors si tu pouvais me lâcher un peu…

– Désolé de t’avoir sauvé la vie.

– Ouais, ouais, j’ai compris, c’est un merci que tu veux ? Je l’avais vu arriver ton Chrysler.

Il coupa vers la zone industrielle de la Praille, passa devant le port-franc et lança sa machine à l’assaut de la côte menant au Grand-Lancy.

– Ce n’est pas bien de se mentir à soi-même.

– Et toi ? Tu trouves que c’est cool de me parasiter le cerveau à ta guise ?

– Ne t’énerve pas, tu vas bientôt y trouver ton compte.

Il s’arrêta à un feu rouge, releva sa visière et cogna de rage sur son réservoir. À ce moment, une Mini rouge vint s’immobiliser à sa droite. La conductrice fumait une cigarette, vitre ouverte. Elle tourna le tête vers lui, intriguée.

– Dis-lui ! ordonna la voix.

Sans réfléchir, Gabriel se pencha soudain vers elle et posa une main sur le rebord de sa portière, visière relevée. Son regard translucide la cloua sur son siège comme un papillon exposé sous verre.

– Vous devriez retourner chez vous. Votre mari est en train de se faire Carla, votre meilleure copine, débita-t-il sur un ton sans équivoque.

Le feu passa au vert et il démarra en trombe en jetant un coup d’œil dans son rétro. La Mini n’avait pas bougé, pétrifiée par l’adultère. En quelques minutes, il roulait sur la route de Chancy, après avoir traversé Onex. Route parfaite, pas de radar, que du bonheur. Il appuya sur la commande de son IPod et se laissa bercer par le rythme du groupe Phœnix. Pourvu que l’Autre se la coince un moment et il pourrait peut-être s’approcher d’un semblant de sérénité. Au centre du village frontalier, il laissa sa bécane près d’une fontaine en sommeil et dévala une pente herbeuse pour déboucher sur les bords du Rhône. La France se trouvait en face, sur l’autre rive. Il s’installa sous un arbre et alluma une Camel. Il était temps de faire le point et de cesser de paniquer. Tout ça était si loufoque qu’il se demandait sérieusement s’il n’était pas en train de basculer, tel Jack Nicholson dans Shining. Le plus bizarre, c’est qu’il n’éprouvait pas de malaise, il se sentait plutôt bien. Et maintenant ? Il répugnait à l’idée qui venait de lui traverser l’esprit, mais il devait en avoir le cœur net. Il coupa sa musique.

– Tu m’entends ? s’enquit-il, hésitant.

– Fort et clair.

Il renversa sa tête contre le tronc d’arbre et expira en fermant les yeux.

– Bon, si j’ai bien compris, c’est toi qui décides, c’est ça ?

– Exact.

– D’accord. On va se calmer et reprendre tout ça à zéro, OK ?

– OK.

Gabriel était habité par un mélange de désarroi, d’incertitude et d’une étrange excitation dont il ne parvenait pas encore à définir l’origine. Il ignorait par où commencer et c’est la question bateau qui s’imposa.

– Tu es qui, au juste ?

– Bien que ce soit du pur folklore, je te donne un indice, d’accord ?

– Tu penses vraiment que c’est le moment de jouer aux devinettes ?

– Tu dois apprendre la patience, Gabriel. Les réponses doivent se mériter.

– Bon, vas-y, au point où j’en suis…

– Temps zéro.

– Temps zéro ?

– C’est ça.

– Et c’est censé m’éclairer ?

– Disons que c’est une piste.

Cette conversation était surréaliste.

– Bon, admettons. J’ai lu tellement de SF que ça me fait penser au big bang, ton truc.

– Il s’agit de votre interprétation du commencement. Elle ressemble à un aveugle qui se cogne de partout. Plutôt cocasse.

– C’est pas cool de se moquer des handicapés.

– Cela étant, ton intuition est toutefois en relation avec mon indice, je l’admets, continua l’Autre, sans relever le commentaire.

– Ouais, si ça se trouve, tu me charries et cette discussion est le fruit de mon cerveau grillé par une saloperie versée dans mon verre, hier soir.

– Je peux t’assurer du contraire.

– Prouve-le-moi, alors !

– Je pourrais le faire, mais m’en abstiendrais. Ton intime conviction m’est bien plus précieuse qu’une forme de contrainte sans intérêt. Pose-moi des questions, l’homme ne sait faire que cela.

– Quel genre ?

– Du genre dont les réponses t’apporteront la preuve de ce que j’affirme. Vas-y, je sais tout.

– Sérieux ?

– Sérieux.

Il se leva, épousseta ses fesses et envoya d’une pichenette son mégot dans la rivière. Les bras croisés, la moue sceptique, il commençait à se prendre au jeu.

– Bon, voyons voir… à 14 ans, j’étais en colo à la montagne. Mes potes et moi, on avait piqué le sifflet du prof de gym. Dis-moi où on l’avait planqué, puisque tu es si malin.

– Que vas-tu en conclure, si je réponds à ta question ?

Le jeune homme écarta les bras, le sourire vainqueur.

– J’en étais sûr, tu gagnes du temps. C’est absolument im-po-ssible de savoir ça.

– Réponds à ma question d’abord.

– Je penserais toujours que c’est moi qui débloque, c’est obligé.

– Sur ce point-là, tu aurais tort. Le prof en question s’appelait Julien et il était furax. En réalité, c’est le concierge qui a retrouvé son sifflet trois semaines après ton départ. Vous l’aviez caché dans l’une des chasses d’eau des toilettes pour filles, au deuxième étage.

– Mais, tu…

– Et le village s’appelait Ovronnaz, dans le canton du Valais, altitude 1350 m. C’était en juillet 1995.

Gabriel s’appuya au tronc du peuplier. Les battements de son cœur s’affolaient tandis qu’il se concentrait pour calmer sa respiration. Le menton sur la poitrine, il se malaxait les paupières.

– Le mot de passe de mon premier PC portable ? murmura-t-il, en désespoir de cause.

– Geronimo81. Ton surnom suivi de ton année de naissance.

La lame de fond partit de son estomac et remonta vers ses poumons pour venir s’écraser dans sa gorge. Mais, bon sang ! Qu’est-ce qui lui arrivait ?

– Entre-nous, tu devrais y aller. Il est presque 2h. Je vais te laisser un peu tranquille, le temps que tu digères tout cela. Je suis conscient que ce n’est pas facile.

Clic.

De retour vers la ville sur sa Yam, il traversa ce bout de campagne avec un drôle de sentiment. L’Autre avait parlé d’acceptation et au final, c’était sans doute la voie qu’il se devait d’emprunter. De plus, il semblait n’avoir guère le choix… Selon lui, les fous ne savaient pas qu’ils l’étaient. Cela pouvait-il être son cas ? Comment aurait-il pu passer de normal à schizophrène en une seule nuit ? Et s’il était vraiment en contact avec quelqu’un… ou quelque chose ?

L’esprit en vadrouille, son pilotage automatique l’amena devant l’immeuble de sa vieille cliente, à deux pas du Jardin botanique. Le temps s’était un peu radouci grâce à la disparition de la bise et le ciel d’acier donnait une teinte électrique à la rue. Les personnes déambulaient comme des automates, les couleurs étaient hors gamme et les bruits résonnaient d’un étrange écho. En somme, aux yeux de Gabriel, le monde n’était plus tout à fait le même. Il ajusta sa sacoche en bandoulière et pénétra dans le hall de l’immeuble. Deux étages plus hauts, il appuyait sur la sonnette en tentant de se composer une expression normale. Mission impossible. Quand la porte s’ouvrit sur Ginette Bosson, il avait toujours l’air d’un gosse de cinq ans qui venait de sortir d’un train fantôme.

– Seigneur Dieu ! s’exclama-t-elle, ses yeux papillonnant derrière ses lunettes d’avant-guerre. Monsieur Gabriel, vous êtes blanc comme un linge !

Elle lui saisit le bras et l’attira vers l’intérieur d’un air inquiet.

– Tout va bien ?

– Oui, oui, grimaça-t-il, juste un peu patraque.

La retraitée posa sur lui un regard qu’elle devait servir aux administrés qui, à l’époque, se pointaient à son guichet sans les bons papiers.

– Un peu patraque, mon œil ! On dirait que vous venez de faire un horrible cauchemar. Je pense que vous feriez bien de vous asseoir un instant, le gronda-t-elle en désignant le salon.

Il se dirigea d’un pas hésitant vers le premier fauteuil venu et s’y laissa choir.

– Je vais vous chercher quelque chose à boire, ne bougez pas !

Il entendit quelques tintements et des bruits de placards à travers le coton qui semblait occuper sa conscience, puis Ginette revint de la cuisine, un grand verre de thé froid dans chaque main. Elle portait une jupe droite gris souris et un chemisier de soie crème sur lequel brillait une chainette en or. Sèche comme une trique et plutôt petite, la posture de son corps vieillissant témoignait cependant d’un caractère bien trempé. Ses veines saillaient sur son cou et parcouraient le dos de ses mains tachetées par l’âge. Ses cheveux gris étaient ramenés en chignon, ce qui rendait son front parcheminé encore plus grand. Elle coula un regard bienveillant à son jeune dépanneur, prit place sur le canapé et lui tendit un verre.

– Allez ! Buvez-moi ça. Je suis sûre que vous n’avez rien mangé, je me trompe ?

– Pas faim.

– Enfin, Gabriel ! le sermonna-t-elle en omettant pour la première fois le monsieur. Que vous est-il donc arrivé ?

– Je… rien de spécial, je me suis réveillé comme ça, mal à la tête, plus d’énergie… un peu bizarre, quoi.

– Houlà ! Vous êtes en train de couver quelque chose, vous.

Il reposa son thé froid sur la table basse et se leva pour déposer sa sacoche sur le tapis persan.

– Est-ce que je peux utiliser vos toilettes, madame ?

Elle tendit le bras, les sourcils en ascension.

– Mais, naturellement. Première porte sur votre droite.

La petite pièce sentait la lavande chimique. Il referma la porte et s’y adossa, les mains plaquées sur la figure.

« Bordel ! Mais reprends-toi ! pensa-t-il, c’est pas le moment de tourner de l’œil. Tu respires, tu penses et tu marches, ça pourrait être pire, non ? »

Il se rinça les mains en évitant de croiser son propre reflet qui l’aurait sans doute désavoué et ressortit. La voix de crécelle lui parvint du salon.

– Vous savez, pour la télévision, il n’y a pas d’urgence, je me suis remise à la lecture, c’est bien plus instructif !

De retour, il se pencha pour attraper sa sacoche et tenta d’imprimer à son visage hanté un sourire authentique. Il s’approcha du téléviseur.

– Ne vous en faites pas pour moi, madame, ça va aller, mentit-il. C’était quoi le problème, déjà ?

– J’ai le son, mais plus d’image.

« Bienvenue au club » se dit-il en posant un genou à terre. Le vieil appareil à tube sortait tout droit d’un épisode de Columbo et Gabriel ne donnait pas cher de ses résistances. Il était posé sur une desserte en bois laqué, protégée par un napperon de dentelle. Il fit pivoter l’ensemble afin d’exposer l’arrière de la relique du siècle dernier, la débrancha et s’attaqua au système de fermeture du capot. Ginette débarrassa la table et repartit vers la cuisine dans un claquement de pantoufles rythmé. Moins de trois minutes plus tard, Gabriel était en train de ranger ses outils.

– Déjà ? s’étonna la retraitée, les mains sur ses hanches dans l’embrasure de la porte.

– Désolé, mais le tube est mort, madame Bosson. Votre téléviseur est bon pour la casse.

Surprise, réflexion, résignation puis… un vague dédain.

Elle agita la main, comme pour chasser une mouche invisible, le menton en pointe.

– Bah ! Entre vous et moi, je ne pensais pas qu’elle durerait aussi longtemps. Seize ans, c’est plutôt un bel âge pour une télévision, non ?

– C’est même inespéré, je dirais. Si vous voulez, je pourrais m’occuper de la débarrasser, mais là, je suis en moto…

Elle lui posa la main sur le bras avec douceur.

– Nous verrons cela plus tard, Gabriel. Rien ne presse. En revanche, il est urgent que vous vous reposiez, quelque chose dans vos yeux me dit que le mot patraque est loin du compte. Et, pour en revenir à cette pauvre télé, dites-moi combien je vous dois.

Il haussa les épaules et leva la main, un petit sourire en coin.

– Mais rien du tout, madame Bosson. Je n’ai rien réparé, j’ai juste constaté le décès.

Le regard brillant, la vieille dame fut soulagée que son dépanneur préféré semblait reprendre du poil de la bête.

– Allons, allons ! Le temps c’est de l’argent et je n’ai pas pour habitude de faire se déplacer les gens pour rien. Encore moins quand ils ne sont pas dans leur assiette, ajouta-t-elle, malicieuse.

Elle se tourna vers la commode, saisit son porte-monnaie dont elle extirpa un billet de 50 francs et lui tendit de façon théâtrale.

– Et je ne veux rien savoir, lança-t-elle.

 

– Mais, je…

– C’est mon dernier mot, Jean-Pierre, pouffa-t-elle.

Une gamine derrière un masque de sévérité. Au fond, les gens ne changeaient jamais. Il suffisait parfois d’un rien pour ranimer l’esprit de leur enfance perdue. Il saisit le billet et le glissa dans sa poche de jeans.

– C’est bon, capitula-t-il, merci, mais je vous l’enlèverais gratuitement alors, d’accord ?

– Marché conclu, mon cher. Et pour l’amour du ciel, appelez-moi Ginette, j’ai toujours l’impression d’avoir affaire à l’un de mes anciens élèves de l’école primaire. Bien avant ma carrière dans l’administration fiscale cantonale, ajouta-t-elle, un brin nostalgique.

Avant qu’il ne réponde, il sentit quelque chose lui frotter la cheville. Il baissa les yeux et croisa le regard émeraude de Lili, la vieille chatte Angora de Ginette. Il s’accroupit, lui caressa la tête et promena la main sur son flanc avec affection. Elle ronronnait comme un jumbo jet en attente de décollage.

– Ben alors, Lili, c’est maintenant que tu te montres ? Comment ça va ma grande ?

L’ancienne fonctionnaire s’apprêtait à faire un commentaire, quand Gabriel perdit soudain l’équilibre et bascula sur le côté. Il tendit le bras et s’appuya de justesse à l’accoudoir du fauteuil.

– Mon Dieu, Gabriel ! Ce tapis ne tient pas en place, je suis désolée, c’est de ma faute, je ne devrais pas mettre autant de cire sur ce parquet.

– Ce n’est rien, mad… heu, Ginette, fit-il en se redressant. Juste une petite crampe, ça va aller, je vous assure.

 

Ultima Veritas – Chapitre 2

Pas convaincue, elle l’observait avec perplexité. Le jeune homme avait tout à coup un air… triste.

– Heu… à propos de Lili, dit-il, je pense que vous devriez l’amener chez le vétérinaire.

Elle posa la main sur sa poitrine et tritura sa chainette.

– Mais, je viens de…

– Elle a été piquée par une tique et son sang est infecté. Si vous ne faites rien, dans quelques jours tous ses organes seront touchés et elle mourra.

Médusé, le regard de la vieille passa de l’animal au jeune homme.

– Gabriel, vous êtes sûr que ça va ? Je vous assure que Lili va bien, elle a passé un contrôle il y a…

La colère montait en lui, tel un serpent de lave vicieux et incontrôlable. Son ton se fit plus acerbe qu’il ne l’aurait souhaité.

– Je suis bien conscient que cela doit vous paraître dingue, mais ne me demandez pas comment je le sais. Faites-le ou vous allez la perdre, OK ?

La main sur la poignée de la porte d’entrée, elle était pétrifiée. Soit ce type était devenu subitement cinglé, soit il venait de se passer quelque chose qui échappait à son entendement.

– Très bien, murmura-t-elle en ouvrant, je vais prendre rendez-vous tout de suite.

Il franchit le seuil et se retourna en rajustant sa sacoche, la mine radoucie, mais des braises sous les paupières.

– Je suis désolé, Ginette. Au revoir.

– Au revoir, Gabriel, répondit-elle avec un temps de retard au vide de la cage d’escalier.

C’était déjà la deuxième fois que l’Autre lui soufflait une information à laquelle il n’était pas censé avoir accès. Et dans les deux cas, les personnes concernées l’avaient sans doute considéré comme un timbré de première. Cependant, il était certain qu’autant la conductrice de la Mini que Ginette Bosson suivraient ses conseils en forme d’injonction. Cela étant, le ton persuasif, voire rageur, dont il avait fait preuve ne lui ressemblait pas. La structure de sa personnalité semblait se désagréger pour laisser sa place à autre chose. Il sentait couler une énergie nouvelle dans ses veines et la sensation étrange que la perception de son environnement s’améliorait. Ses sens étaient en train de passer du standard à la haute définition.

Les mains sur son guidon, il se força à respirer à plusieurs reprises avant de démarrer. Il prit la direction de Carouge pour rentrer chez lui et faire le point. Cette histoire commençait à prendre une tournure à la fois très étrange et… excitante. Cependant, il ne comprenait pas pourquoi ses intestins s’entraînaient à faire des nœuds de marin et que de longs frissons le parcouraient de la tête aux pieds. Son subconscient sentait le danger et tentait de le prévenir par des symptômes physiques. Autant hurler sur un sourd ou faire des grands signes à un aveugle.

Les boutiques de la rue de Lausanne défilaient et les reflets colorés de leurs enseignes lumineuses glissaient sur sa visière comme des étoiles filantes. Il passa devant la gare Cornavin et remonta le serpent de voitures par la voie du bus pour s’arrêter au feu rouge, planté à l’angle de l’école des Arts décoratifs. Trois superbes étudiantes empruntèrent le passage piéton dont la signalisation commençait à clignoter. Elles portaient chacune un cartable à dessin, un sac à dos aux motifs hippie dont le style faisait un come-back fracassant chez les ados.

Elles marchaient, le nez sur leurs smartphones, hilares. Gabriel observa leur insouciance naturelle, leur démarche enjouée et empreinte de fierté dégageant une aura d’invulnérabilité, alimentée par leur mépris d’une mort trop lointaine pour être possible. Il laissa glisser son regard sur la souplesse de leurs cheveux, le teint de leur peau et le dessin rebondi de leurs petits culs. Si elles avaient conscience du séisme qu’elles provoquaient autour d’elles, elles n’en montraient rien. Il faut dire que cette feinte indifférence était une notion que les futures femmes apprenaient très tôt, bien avant leur officielle majorité. En comparaison, les garçons du même âge faisaient office de retardés mentaux. Ils avaient peut-être le muscle pour eux, mais c’est quand même elles qui les tenaient par les couilles. Expertes en fluctuation de pression et mécanique des fluides. Les mecs n’avaient vraiment aucune chance.

Un coup de klaxon rageur le tira de ces profondes réflexions et il lança aussitôt son engin vers le pont de la Coulouvrenière, laissant derrière lui ces trois canons immortels. Il régla sa vitesse sur la synchronicité des feux et roula tranquille jusqu’à la place du Cirque. Un éclair orangé attira son attention à l’extrême gauche de sa vision périphérique. Il tourna instinctivement la tête et constata qu’une balayeuse de la voirie traînait son allure d’escargot le long du trottoir, le gyrophare tournoyant en silence. À l’instant où il replaça son regard dans l’axe de la route, il eut à peine le temps de voir un grand rectangle bleu envahir la lucarne de son casque. Avant que ses doigts ne se rétractent sur la poignée de frein, il entendit le fracas typique de la tôle froissée, ressentit un gros choc, puis plus rien. Plus de son, plus d’image. Cut.

 

Ultima Veritas – Chapitre 3

CHAPITRE 3

Perception de sons épars, lueurs furtives devinées à travers les paupières et odeurs déprimantes que l’on associe aussitôt aux malades, aux heures de visites et à la souffrance. Ses sens tentaient de se réorganiser avec la vivacité d’un mollusque émergeant d’une longue anesthésie. Comme tout motard qui se respecte, sa première réaction fut de tester les extrémités de ses membres. À son grand soulagement, les doigts de ses mains répondirent aux ordres de son cerveau. Mais, quand il réalisa qu’il ne sentait plus rien à partir du bassin, une main glacée lui écrasa la poitrine. Il grimaça de douleur et un cri déchira son esprit paniqué : « Non, pas ça ! Pas ça ! ».

Il ouvrit les yeux dans l’espoir de désintégrer ce cauchemar. Encore raté. Une infirmière vérifiait sa perfusion et lui adressa son plus beau sourire. Le super confiant, celui que l’on sert d’habitude aux mecs qui ne sont désormais plus capables de vous sauter.

– Tout va bien, monsieur Courvoisier, vous avez eu un accident. Vous êtes à l’hôpital cantonal. Comment vous sentez-vous ?

– Haaaa… geignit-il.

« Quelle question à la con ! »

Impossible de parler. Sa gorge était squattée par deux éponges Spontex en position du missionnaire. Il tenta en vain de déglutir pour chasser le couple d’intrus.

– On va vous passer au scanner, ajouta-t-elle. Ensuite, le docteur Ackerman viendra vous voir. Il vous expliquera tout, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas aussi grave que vous l’imaginez.

« Merde ! Qu’est-ce qu’il lui faut ? » pensa-t-il, terrorisé.

Il sentit un mouvement du coin de l’œil, mais la minerve l’empêchait de tourner la tête. En revanche, aucun doute sur le parfum. Audrey.

Elle se pencha sur lui et ses lèvres fraîches se posèrent sur son front. Jamais il n’aurait pensé que ce simple contact lui fasse autant de bien.

– Seigneur, Gabriel ! Tu m’as fait la peur de ma vie ! C’est une collègue des admissions qui m’a tout de suite prévenue.

Elle lui prit la main et ôta son masque à oxygène qu’elle déplaça sous son menton.

– Ça va aller, mon cœur. Alors, dis-moi… état des lieux ?

– Je me… souviens pas… d’avoir fumé un pétard, croassa-t-il.

Le sourire de la jeune femme illumina la chambre.

– C’est la morphine, tu es cassé un peu de partout.

– Putain, ça fait quand même un… mal de chien ! Pas possible d’avoir… un verre d’eau ?

– Pas avant le scan, mon chéri, mais tout de suite après, promis.

Il parvint à soulever son bras et agrippa la manche de sa blouse, lui indiquant d’un regard désespéré ses jambes inertes.

– Dis-moi ce que j’ai, Audrey, s’il te plaît.

Elle attendit que l’autre infirmière quitte la chambre et posa sa main sur la poitrine de son fiancé. Ses prunelles dorées scintillaient de tendresse.

– Il semblerait que tu aies une lésion au niveau des vertèbres lombaires, mais d’après la radio qu’on

t’a passée à ton arrivée, la moelle épinière n’est pas touchée. C’est l’hématome qui provoque ta perte de sensation. On en saura plus avec le scanner.

– Et ma bécane ?

– Aucune idée, je pense que la police l’a emmenée.

Un infirmier fit irruption dans la chambre, le cheveux hirsute et l’œil vif. Sa carrure plutôt chétive contrastait avec ses bras d’haltérophile. Il devait sans doute avoir plusieurs centaines de déplacements de lits à son actif. Il fit un signe de tête à Audrey et adressa à l’accidenté un rictus qui se voulait tranquillisant.

– Prêt pour la photo, monsieur Courvoisier ?

Sans attendre la réponse, il libéra les roues d’une pression du pied, empoigna le montant des deux mains et Gabriel se retrouva propulsé dans le couloir en moins de temps qu’il n’en faut pour souffrir. Audrey suivait au trot, poussant le mat de perfusion qui couinait sur le linoléum bleu lavande.

La jeune femme l’embrassa, avant de passer le relais à une collègue et qu’il ne franchisse le seuil du service de radiologie.

– On se voit tout à l’heure, mon chéri. Tout va bien se passer, je ne te quitte pas.

« Manquerait plus que ça ».

Deux heures plus tard, il émergeait dans un univers, blanc, doux et calme. La morphine avait eu raison de lui pendant que son corps subissait l’analyse impudique des rayons X. Il cligna des yeux et osa tourner la tête vers la fenêtre, masquée par de longues lattes beiges superposées

Il constata qu’il ne portait plus de minerve et en déduisit avec délivrance que ses vertèbres cervicales avaient échappé au massacre. Il continua l’inventaire. Tout son côté gauche était criblé d’hameçons sur lesquels tirait un pêcheur hystérique et convaincu d’avoir fait la prise du siècle. Son estomac s’était mué en bloc de granit et le bas de son dos pulsait d’une douleur cadencée sur son rythme cardiaque. Un gros bandage lui enserrait l’abdomen ainsi que le bras droit, jusqu’à la hauteur du biceps. Quant à ses jambes, il les voyait, bien alignées sous le drap immaculé, mais il ne les sentait toujours pas. Deux longues formes inertes. Cette horrible impression constituait à elle seule la pire terreur qu’il ait jamais connue de sa vie. Il tenta en vain de se repasser le film de son crash. À son insondable désarroi s’ajoutait le trou noir. Le segment mort du disque dur dont la mémoire s’était envolée. Il ne pouvait même pas se consoler d’une explication résultante d’une culpabilité ou d’une colère exutoire. Le désespoir déferla sur lui sans crier gare, le consumant de l’intérieur avec la puissance dévastatrice d’une éruption solaire. Une larme glissa sur sa joue en guise de ponctuation sinistre. Il était perdu, foutu, mourru.

– Mais non, fit la voix de l’Autre. Tu n’es pas perdu, Gabriel. Patience.

À bout de forces, le jeune homme n’avait même plus envie de répliquer. Son corps brisé venait de faire chavirer son esprit et cette présence irrationnelle s’en trouvait subitement reléguée arrière plan. Il ne prit pas la peine de répondre. De toute façon, l’Autre lisait dans ses pensées, alors, à quoi bon ?

– Je peux cesser de le faire, si tu le souhaites. Tu as sans doute besoin d’un peu d’intimité.

– Bonne idée, murmura le jeune patient, soudain très las, bonne idée.

C’est à cet instant que la porte s’ouvrit sur un grand type, sanglé dans une blouse blanche impeccable. La cinquantaine grisonnante, le visage osseux affublé d’un nez d’aigle surplombé par un front démesuré. Ses yeux bleus brillaient derrière des lunettes rondes cerclées de titane gris. Cravate saumon et stéthoscope en balancier. Son after-shave hurlait sa condition de mâle dominant. Audrey le suivait, accompagnée d’une jeune femme un peu boulotte, la frange retenue par une barrette mauve, comme si elle voulait aérer son front boutonneux. Elle serrait contre sa poitrine un gros bloc-notes en observant le patient avec un regard de chouette ahurie, le stylo en attente. Sans doute une stagiaire, transie par sa première expérience sur le terrain.

Le médecin fit un pas vers Gabriel et lui posa la main sur le poignet.

– Bonjour, monsieur Courvoisier, je suis le docteur Ackerman, chirurgien-chef et responsable du service des urgences. Alors ? Comment vous sentez-vous ?

– Façon puzzle, grinça le jeune homme d’une voix éraillée.

Deux rangées de dents serrées apparurent fugitivement sur le visage du praticien. Le sourire ne semblait pas être son point fort. L’humour de Michel Audiard non plus.

– Bien, enchaîna-t-il, j’aimerais tout d’abord vous rassurer sur l’état de votre colonne vertébrale, puisque c’est le traumatisme le plus spectaculaire et celui qui doit vous inquiéter le plus, je présume.

« Sans blague ? »

– Je vous écoute, lâcha l’accidenté, ignorant ce commentaire qu’il jugeait à la limite de la condescendance.

Ackerman passa outre et glissa les mains dans ses poches, la mine concentrée.

– Le choc a provoqué un tassement des lombaires L3, L4 et L5. Un hématome sévère s’est développé dans cette zone et nous avons également détecté plusieurs micro fissures au niveau du sacrum. La pression du sang et l’écrasement des disques inter-vertébraux a provoqué votre perte de sensation des membres inférieurs, mais je vous rassure, les images sont formelles, votre moelle épinière est intacte. Nous avons ponctionné l’essentiel, mais il faut maintenant attendre que l’amas sanguin se résorbe. C’est l’histoire de quelques jours avant que vous ne retrouviez l’usage de vos orteils, et du reste, conclut-il, visiblement satisfait de sa tirade.

Gabriel soupira en reposant la tête sur son oreiller. Il aurait bien voulu dire quelque chose, mais son larynx était si encombré d’émotion qu’il en était incapable. Son regard glissa sur Audrey, dont l’expression de bienveillance lui transperça la poitrine. Sa seule présence transformait la pièce en jardin d’Éden. Il aurait bouffé une caisse entière de pommes.

– Je comprends votre réaction, monsieur Courvoisier, croyez-moi. Mon épouse a été victime d’un grave accident et n’a malheureusement pas eu votre chance. J’ai tout tenté, mais sa paraplégie était irréversible.

Le jeune homme leva la main et Ackerman s’en saisit. À la surprise de Gabriel, un courant de compassion les traversa furtivement.

– Je suis sincèrement désolé de l’entendre, docteur.

Le chef de service desserra ses doigts et croisa les bras avec un raclement de gorge. Reprise du contrôle.

– Enfin, bon ! Cela étant, vous souffrez aussi de divers traumas, répartis un peu partout.

Méchante foulure à la cheville droite, trois côtes cassées, flanc gauche, double fracture ouverte du radius droit, entorse au niveau des métacarpiens de la main droite et divers hématomes sans gravité. Inutile de préciser que votre casque vous a sauvé la vie. Vous avez pulvérisé la vitre arrière de la camionnette avec. Raison pour laquelle vous devez sans doute ressentir une certaine raideur dans les cervicales.

– On dit que le prix d’un casque est celui qu’on attribue à sa tête, obtempéra Gabriel.

– Alors votre estimation était excellente, répliqua Ackerman. Ah ! J’oubliais, vous avez également la rate fracturée.

– Un organe peut se fracturer ? Jamais entendu parler de ça…

Le nez dans son bloc et le stylo en mode frénétique, la stagiaire silencieuse n’en perdait pas une miette.

– C’est une expression médicale qui signifie en réalité que votre rate présente une entaille de surface. Pour l’instant, le saignement est très modéré, ce qui est bon signe. Nous allons toutefois effectuer un prélèvement sanguin toutes les deux heures, afin de vérifier votre hématocrite.

– Hémato…

– Il s’agit de votre taux de globules rouges. S’il est en baisse, cela nous indiquera que l’organe ne cicatrise pas de lui-même. Dans ce cas, nous serions contraints d’intervenir par voie chirurgicale. L’ablation de la rate est une opération courante, mais nous n’en sommes pas encore là. D’après mon expérience, votre lésion est bénigne. De plus, vous êtes jeune et en bonne santé. Tout va bien se passer, soyez tranquille !

– Si vous le dites… en tout cas, je vous remercie, docteur Ackerman.

– Je vous en prie, monsieur Courvoisier. Je suis heureux de vous avoir apporté de bonnes nouvelles. Hélas, dans mon service, c’est plutôt rare, vous pouvez me croire.

Il s’interrompit une seconde, puis se pencha vers son patient en lui posant une main sur l’épaule, la prunelle sévère.

– Une dernière chose. Les côtes fracturées sont très douloureuses, mais n’abusez pas du distributeur de morphine. Éclats de rire fortement prohibés et éternuements interdits, cela va sans dire. Audrey va s’occuper de vous, j’ai cru comprendre qu’elle était la mieux placée pour cette mission.

Il jeta un regard par-dessus ses lunettes à la jeune infirmière qui acquiesça d’un signe de tête, les mains croisées dans le dos. Puis, il se redressa et marcha vers la porte, la blouse conquérante.

– Alors, on se revoit demain pour faire le point. Au revoir, monsieur Courvoisier. Tout de bon !

Il quitta la chambre sans attendre, la chouette muette dans son sillage. Cervantes aurait sans doute apprécié : Don Quichotte et Sancho Panza à l’hosto, version gore.

Audrey lui posa la main sur la poitrine et se pencha pour déposer ses lèvres sur les siennes. Un vent de soie sur une terre craquelée.

– Tu sais que je t’aime, toi, lui susurra-t-elle en lui caressant sa joue râpeuse.

Il ferma les yeux, lui saisit les doigts et pivota sa main pour enfouir son nez dans sa paume. Il resta ainsi quelques secondes, s’enivrant de son odeur qui l’emportait, loin de ce monde de douleurs. Son cœur se calma sous la sérénité de cet instant et quand il rouvrit les paupières, le lagon de ses prunelles ondulait d’émotion.

– Moi aussi, je t’aime, ma douce.

Elle se redressa et s’appuya au montant de tête du lit.

– Tu ne te souviens pas de l’accident ? Tu peux remonter jusqu’où ?

Il ferma les yeux avec une moue de réflexion.

– Je suis passé chez madame Bosson, du côté de la rue de Lausanne. En revenant, je me rappelle être passé devant la gare. À partir de là, pfuiiit ! Black out, jusqu’à mon réveil ici. C’est super étrange de réaliser qu’on a vécu quelque chose sans pouvoir s’en souvenir. Comme si on m’avait volé un bout de vie.

– Il semblerait que ce soit un système de sécurité du cerveau. Un peu comme les fusibles destinés à protéger les appareils en cas de surcharge.

Il sourit, sans pouvoir s’empêcher de parodier son pote, Frédo.

– En gros, j’ai pété les plombs, quoi.

Elle éclata d’un rire à rendre heureux Droopy.

– Oui, on peut dire ça comme ça, confirma-t-elle en faisant le tour du lit.

Elle vérifia le débit de la perfusion et attrapa un long tube gris dont l’extrémité était munie d’un petit poussoir. Gabriel l’observait et tenta de soulever un peu son bassin. Un coup de hache vicieux frappa aussitôt ses lombaires comme un avertissement. Il n’insista pas.

– Voici le système qui te permet de t’administrer une dose de morphine, lui dit-elle en déposant le tube sur la couverture. Si tu as vraiment trop mal, tu appuies là-dessus une fois et hop, ça passe directement par la perf.

– Trop cool, répondit-il en mimant l’expression d’un gamin, le matin de Noël.

– Ouais, mais ne t’emballe pas, une sécurité limite les doses à deux par heure.

– Trop beau pour être vrai.

Audrey savait bien qu’il plaisantait. Elle n’avait jamais connu un type aussi remonté que lui au sujet de la drogue. Lucas, le frère cadet de Gabriel, était mort d’une overdose à 20 ans dans des conditions sordides et l’enquête avait été bâclée dans les grandes largeurs. Depuis ce jour-là, il n’avait même pas touché à un pétard et ne pouvait plus voir les flics en peinture.

– L’idée est de calmer la douleur, continua-t-elle, pas de transformer le patient en junkie.

La réplique de son compagnon resta bloquée dans sa gorge. Un étau venait brutalement de se resserrer autour de sa poitrine. Les traits de son visage se contractèrent sous l’assaut d’une douleur aussi imprévisible que violente. Il posa la main sur le côté.

– Aaaaargh… bordel, c’était quoi ça ?

Elle appuya aussitôt sur la commande électrique pour basculer la tête de lit de quelques degrés et se servit du tube à morphine pour lui envoyer une dose.

– Lààà, dit-elle en réajustant son oreiller, ça va aller mieux, l’effet est très rapide, tu vas voir.

– Demande-lui des décontractants musculaires, intervint l’Autre à brûle-pourpoint, ce ne sont pas les fractures, mais tes muscles qui tétanisent et ils créent une tension sur les côtes.

– Ha bon ? répondit Gabriel, sans réfléchir.

Audrey leva les yeux vers lui.

– Hein ?

– Ah ! Heu… non, je me disais que la douleur ressemblait plutôt à une crampe, tu vois ? Ce serait

peut-être pas mal de me filer un truc pour décontracter les muscles…

Elle le regarda par en dessous.

– Je ne savais pas que tu avais aussi fait médecine, toi, dis donc.

– Dans une vie antérieure, ma chérie.

– Ouais, concéda-t-elle en tirant sur le drap. Puis elle se pencha pour lui embrasser le bout du nez.

– Je vais te trouver ça, c’est une excellente idée. En attendant, ne bouge pas, je reviens.

– Mort de rire.

Elle s’éclipsa et l’atmosphère de la chambre y perdit en joie de vivre.

– C’est sans doute la seule chose que je ne comprends pas chez vous, commenta l’Autre.

– Quoi donc ? demanda Gabriel.

– Ce sentiment que vous appelez l’amour.

– Ah… ça. C’est vrai que c’est compliqué, surtout pour un mec comme toi.

– Que veux-tu dire ?

– Rien, laisse tomber, c’est la morphine qui commence à faire effet.

– Je n’en crois rien, mais soit. Je pense qu’il est temps pour moi de te faire une proposition.

– Quel genre ? Je te préviens, je ne couche jamais le premier soir.

– Menteur.

– Ho, ça va, j’étais beurré, circonstances atténuantes.

– C’était surtout un sacré canon.

– J’avoue.

– Bien, revenons à nos moutons ! J’imagine que la perspective de rester dans ce lit deux semaines et de prolonger le plaisir en rééducation ne t’enchante guère.

– On ne peut rien te cacher, mais je n’ai pas le choix.

– Justement, c’est là que tu te trompes. Pour autant que mon offre t’intéresse, bien sûr.

Gabriel sentait des vagues de chaleur monter dans son corps et refluer lentement. On aurait dit un langoureux massage interne. Si c’était la morphine, elle assurait grave.

– Je t’écoute.

À ce moment, Audrey réapparut le sourire aux lèvres. Elle lui tendit un gobelet contenant deux pilules blanches et un verre d’eau.

– Avale ça, mon cœur ! Tes crampes vont disparaître. Alors, elle est comment la morphine ?

– D’enfer, je ne sens pratiquement plus rien.

– Génial. Profites-en pour te reposer un peu. Ma collègue va venir dans – elle jeta un coup d’œil à sa montre ­– une heure vingt pour ta prise de sang. Je repasse te voir juste après, OK ?

– Ça marche.

Elle lui posa la main sur le front.

– Ça va ? Tu m’as l’air tout bizarre, d’un coup.

– Oui, oui, ça baigne, t’inquiète, bredouilla-t-il en détournant le regard pour masquer son trouble, juste un peu vaseux.

Elle caressa sa barbe naissante avec tendresse et l’embrassa en coup de vent.

– Je t’aime.

– Idem, souffla-t-il en se sentant glisser vers le néant.

– Elle a raison. Je te laisse dormir un peu, nous reprendrons cette discussion plus tard.

La phrase se fraya un chemin difficile dans l’esprit engourdi du jeune homme et lorsqu’elle atteignit les portes de sa conscience, elle bascula dans le gouffre sans fond de son sommeil.

 

Ultima Veritas – Chapitre 4

CHAPITRE 4

Le docteur Ackerman consultait un dossier quand son bipeur couina. Il jeta un coup d’œil sur le message et saisit le combiné pour composer le numéro du service de radiologie.

– Grisoni, fit une voix grave à l’accent italien.

– Massimo, c’est Peter.

– Ah ! Peter, salut, mon vieux. Désolé de te déranger, mais j’aimerais te montrer quelque chose.

– À propos de quoi ?

– Des radios de Courvoisier.

– Le motard ?

– Lui-même.

Le regard du chirurgien obliqua vers l’horloge en forme de cœur ouvert. Un presse-papiers original, cadeau de l’équipe pour sa 500e opération.

– Heu… on m’attend en salle d’op dans une demie heure. Je peux vite passer maintenant, si tu veux. Quel est le problème ?

– Je préfère que tu t’en rendes compte par toi-même. C’est un peu… disons, étrange.

Ackerman se leva et rabattit la couverture du dossier avec un air perplexe.

– J’arrive.

Massimo Grisoni, le chef du service de radiologie, était un petit homme rond au visage

poupin, dont la tignasse poivre et sel jaillissait de chaque côté de son crâne luisant. Ses gros sourcils broussailleux abritaient des prunelles d’un brun profond.

Le nez collé au caisson lumineux, il se tapotait les lèvres, en pleine concentration. Roland Ackerman entra, les mains dans les poches et s’approcha de lui.

– Alors, Massimo, que se passe-t-il ?

Sans quitter la radio des yeux, le radiologue tendit le bras vers l’autre caisson.

– Jette un coup d’œil à celle de droite. C’est une transversale qu’on lui a fait passer hier à son admission. Dis-moi si tu vois ce que je vois.

Ackerman obtempéra et un silence studieux envahit la pièce durant quelques secondes.

– Ah ! s’exclama le chirurgien en désignant du doigt un endroit sur l’image négative, je crois que je vois quelque chose dans le lobe frontal, à la limite du corps calleux.

– C’est ça, confirma Grisoni en détachant l’acétate d’un coup sec. Tu as une idée ?

– C’est toi le spécialiste, mon vieux. Si tu sèches, comment veux-tu que moi, j’aie la moindre chance d’avoir une idée, tu plaisantes ? De surcroît, c’est si petit qu’il est impossible de déterminer si c’est organique ou mécanique.

– Mécanique, je dirais. Trop rectiligne. C’est pour cette raison que ça m’a intrigué. La question est de savoir ce que c’est et surtout, comment c’est arrivé là ?

– J’imagine que tu as essayé de le passer à l’imagerie.

– Affirmatif. Taux d’agrandissement maximum, mais pas suffisant. Toujours trop flou. Ce truc fait à peine quelques microns.

Ackerman haussa les épaules. La solution s’imposait d’elle-même.

 

– IRM.

– Tu peux me faire un bon ?

– Pas de problème, je te l’envoie par messagerie avant de passer au bloc.

– Parfait ! Je m’occupe de voir avec Jean-Paul pour le planning. J’aimerais voir ça cet après-midi, histoire d’en avoir le cœur net.

– Tu me tiens au courant ?

– Compte sur moi ! répondit Grisoni, la main tendue. Je te remercie d’avoir pris le temps de faire un saut, Roland.

– J’admets que mon ignorance t’a été d’un grand secours, Massimo, sourit le chirurgien en lui rendant son salut.

Dans le vestiaire des infirmières, Audrey enfila son manteau Abercrombie couleur tabac, ajusta son sac à main et s’arrêta un instant devant le miroir mural pour l’inspection habituelle. À 28 ans, elle était d’une beauté resplendissante. Sa fraîcheur naturelle passait d’abord par l’iris de ses grands yeux en amande aux lourdes paupières. Deux lacs d’émeraude dont la surface scintillait de mille reflets. Son nez légèrement busqué et saupoudré de délicates taches de rousseur donnait à son visage ovale un air mutin irrésistible. L’ourlet de ses lèvres évoquait la fluidité d’un crayonné de Michel Ange. Ses cheveux d’un roux mordoré tombaient en cascade dont les boucles effleuraient ses épaules à la courbe exquise. Au-delà de cette plastique de rêve, c’était surtout sa personnalité hors du commun qui contribuait à l’éclat de son charme. Il émanait de sa présence une empathie dont le pouvoir de séduction désarmait les plus récalcitrants.

 

Ultima Veritas – Chapitre 4

Elle était simplement dotée d’une aura magnifique. Cela dit, son caractère bien trempé n’était pas exempt de défaut. Elle était parfois colérique, pouvait faire preuve d’une jalousie maladive et se montrait plutôt intolérante vis-à-vis de ce qu’elle considérait comme imparfait. Autant dire que les occasions de la mettre en rogne ne manquaient pas.

L’association de cet esprit à ce corps de déesse au visage d’ange en faisait un être d’exception dans le cœur de Gabriel et de celui de bien d’autres, d’ailleurs. À commencer par Frédo qui usait de tous les subterfuges imaginables pour masquer son attirance envers celle qu’il qualifiait de « plus bel engin de tous les temps. »

Audrey avait un père espagnol et une mère hollandaise. Quant à Gabriel, il était le fruit d’un mariage entre la Suisse et la Grèce. Quoi que pouvaient en penser les adeptes de la race pure, ces deux êtres aux sangs mêlés représentaient l’antithèse de leur théorie foireuse.

Satisfaite de son reflet, la jeune femme poussa la porte et emprunta le couloir menant aux ascenseurs. Direction : la chambre de son patient préféré, pour un dernier câlin avant de quitter l’hôpital.

Gabriel déposa avec délicatesse son verre d’eau sur le plateau-repas. Malgré la morphine et le décontractant musculaire, le moindre mouvement brusque lui coûtait cher et se payait comptant. Dont acte. Depuis qu’il avait émergé de sa sieste, il se sentait un peu mieux. Il avait néanmoins la sensation d’être aux commandes d’un vaisseau fantôme si délabré que la moindre houle lui serait fatale.

 

À son grand désespoir, ses jambes restaient aux abonnés absents et sa poitrine fourmillait de piranhas affamés. Du côté de sa mémoire, ce n’était pas mieux. Un vide insondable remplaçait l’heure qui s’était écoulée entre son départ de la rue de Lausanne et son réveil aux urgences. Il avait beau tenter d’en fouiller les ténèbres, impossible de faire surgir la moindre image. Comme les souvenirs fuyants d’un rêve qui s’échappent au fur et à mesure qu’on tente de les rattraper. À la douleur et l’immobilisation s’ajoutait la frustration. Sans compter la voix de l’Autre qui pouvait surgir à tout moment. D’ailleurs, pensa-t-il, cela faisait plus de deux heures qu’il ne s’était pas manifesté. Au moins, il avait une parole, c’était déjà ça.

Audrey le tira de ses réflexions en entrant et le jeune homme fut subjugué par la souplesse de ses mouvements quand elle traversa la chambre pour s’approcher de lui. Elle était déjà sublime en infirmière, mais là, en citadine sauvageonne…

Elle désigna le plateau du menton, la mine boudeuse.

– Tu n’as rien touché, dis-moi.

– Pas vraiment faim, en fait.

Elle pivota le bras articulé pour se faire de la place, posa une fesse sur le bord du lit et coinça une mèche de cheveux derrière son oreille d’un geste gracieux. Gabriel glissa la main sur sa cuisse et remonta doucement.

– Ne me dis pas que tu vas partir.

Les paupières d’Audrey s’alourdirent et son regard se fit des plus langoureux.

– Seulement quelques heures, mon chéri. Tu sais, prendre une douche, faire quelques courses, passer chez toi. Je reviendrai dans la soirée.

 

Ultima Veritas – Chapitre 4

La main de Gabriel écarta les pans de son manteau et passa sous son chemisier pour se poser sur sa hanche. La peau de la jeune femme était si douce qu’il en frissonna de désir. Elle se pencha, le visage à quelques centimètres du sien.

– C’est pas bien d’exciter une pauvre innocente, lui susurra-t-elle.

– Pauvre, à la rigueur, mais innocente…

En guise de réaction, elle déposa ses lèvres sur les siennes avec une douceur infinie. Quelques secondes hors du temps, puis elle se redressa en saisissant la main baladeuse du jeune homme.

– Tu veux que je te rapporte quelque chose ? s’enquit-elle, brisant à contrecœur le charme de ce préliminaire avorté.

– Des clopes et de la vodka.

– Ha, ha, ha, elle est bien bonne, répliqua-t-elle en se levant.

– Et… heu, à propos, tu as eu des nouvelles de Frédo ?

– Oui, il est passé pendant que tu dormais. Il était dans tout ses états, le pauvre. Il devrait repasser ce soir, répondit-elle, en marchant vers la sortie.

– Tu me manques déjà, ma puce.

– Toi aussi, mon amour.

Elle effleura sa bouche du bout des doigts et lui souffla un baiser qu’il s’empressa d’attraper au vol de sa main valide. La porte se referma sur elle avec un chuintement désespérant. Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller et relâcha l’air emprisonné dans ses poumons.

– Nom de Dieu ! Heureusement que je l’ai… dit-il au plafond d’un bleu impassible.

– Je dérange ? fit la voix de l’Autre.

– Tiens ! Je me disais aussi. Remarque, on est encore dans les heures de visites.

– Je ne voulais pas perturber ce moment.

– Monsieur est trop bon, répliqua Gabriel en mimant la voix de Jean Marais dans « le Bossu ».

– Tu penses sans doute que je suis omniprésent, mais ce n’est pas le cas. J’ai un tas d’autres choses à faire.

– Ne me dis pas que toi aussi, tu dois prendre une douche et faire des courses…

– Rien de tel, ce genre de concept n’existe pas dans mon univers.

En voilà un qui avait le même sens de l’humour qu’Ackerman : Zéro pointé.

– Je peux te poser une question ?

– Cela va sans dire.

– Quel est ton intérêt dans tout ça ? Que cherches-tu, au juste ?

– La nature humaine m’intrigue.

­– Mais encore…

– J’ai toujours pensé que ce n’était pas une bonne idée de vous insuffler la conscience, mais j’étais aussi curieux de découvrir ce que vous alliez en faire.

– T’as pas du être déçu…

– Disons que l’évolution de votre race m’a surpris en bien.

– Sans déconner ? À quel point de vue ?

– Celui du spectacle.

Gabriel ferma les yeux et se massa l’arête du nez entre le pouce et l’index. Il avait affaire à un psychopathe de première.

– Attends ! Tu es en train de me dire que tu nous a créés pour assister à notre massacre collectif ?

– Non, ça, ce sont des conséquences imprévisibles.

– Tu m’as pourtant dit que tu savais tout.

– Exact, mais je fais en sorte qu’un certain mystère demeure, sinon le jeu perdrait de sa saveur.

– Le jeu ? Putain de merde, tu es vraiment trop grave pour être vrai ! Tu te rends compte qu’on parle de guerres, de meurtres, de tortures et d’exterminations, là ?

– Encore une fois, je me suis contenté de mélanger deux éléments dont j’ai observé la réaction. En réalité, j’ai sous-estimé le résultat que produirait la conjugaison instinct-conscience. La bataille acharnée à laquelle se sont livrés ces deux pôles a donné lieu à une débauche d’événements d’une grande créativité.

– Bon sang ! Il vaut mieux être sourd que d’entendre ça.

Le silence qui s’abattit soudain sur la chambre surprit le jeune homme courroucé. Il était absolu. Gabriel roula des yeux, leva une main tremblante devant ses yeux et claqua des doigts, incrédule. Un film muet. Il recommença, mais aucun son ne parvenait à ses oreilles. Il tenta un « Hello ! » et la sensation effrayante de parler sans s’entendre le prit à la gorge. Il se passa la main sur son visage décomposé.

– OK, j’ai compris, pensa-t-il. C’est toi qui commandes, pas la peine de t’énerver.

– Je suis très détendu, Gabriel, je tenais juste à te montrer que désormais, tu vas devoir compter avec moi. Ta façon de penser me plaît, néanmoins, c’est la mienne qui fixe les règles.

Il perçut au loin une sonnerie de téléphone et soupira de soulagement. Perdez un seul sens et tout s’écroule, un vrai calvaire.

– Tu vas avoir de la visite. Je te laisse.

Gabriel fixa aussitôt la porte qui s’ouvrit dans la seconde. Un infirmier qu’il n’avait encore jamais vu se plaça au bout du lit et posa les mains sur le montant. Jim Carrey, version locale.

– Bonjour, monsieur Courvoisier. Je suis chargé par le docteur Ackerman de vous emmener au cinquième, pour passer une IRM.

Avec l’accent vaudois en prime.

– Une IRM ? Mais pourquoi ?

Le type haussa les épaules en s’approchant et entreprit de lui ôter la perfusion.

– Aucune idée, monsieur. Je pense que le docteur va vous expliquer tout ça, là-haut.

– Vous savez au moins de quelle partie de mon corps il s’agit ?

L’infirmier baissa la tête vers sa poche de poitrine dont il sortit un bout de papier, puis il plaça le doigt sur sa tempe.

– La tête, monsieur Courvoisier, la tête.

Ackerman lui expliqua que le chef de service de radiologie n’était pas satisfait de la qualité des premières radios, spécialement celles qui concernaient son crâne. Il voulait donc s’assurer que tout allait bien. Risque de commotion cérébrale post-traumatique, œdème et bla-bla-bla.

Intrigué, Gabriel était allongé sur le chariot coulissant de l’énorme machine à résonance magnétique. Sa tête était maintenue par une sorte de casque dans lequel la voix de Grisoni vibra.

– Nous allons commencer, monsieur Courvoisier, on ne bouge plus.

Le jeune homme ferma les yeux en espérant que l’Autre n’allait pas débarquer sans crier gare. Sans quoi, ils risquaient d’être deux sur la photo, pensa-t-il, le sourire aux lèvres.

 

Ultima Veritas – Chapitre 5

CHAPITRE 5

Malgré le bruit infernal de l’appareil, Gabriel avait fini par s’assoupir pendant la séance. Il se réveilla en sursaut, au moment où deux infirmières le soulevaient pour le remettre dans son lit. Pendant une fraction de seconde, il ne sut plus où il se trouvait, ni ce qu’il se passait. Son regard affolé passa d’une femme à l’autre et la plus âgée des deux le rassura en lui tapotant l’épaule.

– Tout va bien, monsieur Courvoisier. La séance d’IRM est terminée, vous vous êtes endormi un petit moment, dit-elle.

L’autre, une petite brune d’environ vingt-cinq ans dont la coupe au carré ondulait en vagues châtains, se pencha sur le côté du lit et lui posa la main sur le bras sans le vouloir. À ce contact, les muscles du jeune homme se contractèrent, comme sous l’effet d’une faible décharge électrique.

– Oh ! Excusez-moi ! bredouilla-t-elle, en ôtant sa main avant de se redresser.

Gabriel la dévisagea et un sourire illumina soudain son visage.

– Félicitations ! s’exclama-t-il.

Étonnée, la fille loucha vers sa collègue et reporta son attention sur ce patient visiblement mal réveillé.

– Félicitations ? Mais pourquoi, monsieur ?

– Ben… vous êtes enceinte, non ?

Le rouge qui lui monta aux joues était aussi rapide que le mercure d’un thermomètre planté dans le cul d’un dragon.

– Heu… non, vous devez conf…

Vingt-troisième jour de retard, test de grossesse positif, même son petit ami n’était pas au courant. En fait, surtout son petit ami.

Elle bomba le torse et glissa la main dans sa chevelure pour tenter de se redonner une contenance. Façon l’Oréal, mais elle le valait moins bien.

– Pas que je sache, siffla-t-elle, tandis que ses yeux témoignaient du contraire.

Sa collègue ne pipait mot, mais une certaine perplexité flottait dans ses yeux. Gabriel se tourna vers elle.

– Merde ! J’ai mis les pieds dans le plat, c’est ça ?

Alors que la jeune femme quittait la chambre d’un pas vexé, son binôme posa l’index sur sa bouche, le regard réprobateur.

– À l’avenir, gardez vos intuitions pour vous, monsieur Courvoisier. Certaines d’entre elles peuvent parfois faire plus de mal que de bien.

Elle se détourna et quitta la pièce avant qu’il ne puisse répliquer quoi que ce soit.

Il se laissa aller contre son oreiller et ferma les yeux.

– Mais quel con, j’y crois pas…

Les mains dans les poches, Grisoni faisait les cent pas dans son bureau. Installé sur une chaise, Ackerman scrutait pour la énième fois le tirage couleur issu des images réalisées par l’IRM de Gabriel Courvoisier. Il avait beau chercher à comprendre, rien ne venait éclairer sa lanterne.

– Bon, lança Grisoni en posant ses fesses sur le rebord du bureau, les bras croisés, on fait quoi, là ? On lui en parle ou pas ?

Le chirurgien se frotta les yeux et replaça ses lunettes d’un air fatigué.

– La déontologie nous le suggérerait, Massimo, mais, entre-nous, je n’en vois pas l’intérêt. Tu penses que Courvoisier est au courant de la présence de ce… corps étranger dans son lobe frontal ? Qui plus est, du point de vue strictement médical, il n’y a aucune lésion ni d’inflammation. Pas le moindre signe de dangerosité. Ce qui signifie qu’il est totalement inutile d’intervenir.

– Je suis d’accord avec toi, Roland, cela dit, il a quand même le droit de savoir ce qu’il trimballe dans le crâne, même si ça mesure moins de six microns.

Ackerman se leva en soupirant.

– OK, laissons de côté notre patient pendant deux secondes, tu veux bien ? De toute façon, je doute sincèrement qu’il soit en mesure de nous fournir une explication. Nous savons maintenant qu’il s’agit sans doute d’une plaque en titane, mais la question que tu as soulevée avant l’IRM demeure, à savoir, comment cela a-t-il pu arriver à cet endroit ? On est à quelques millimètres du corps calleux, Massimo, c’est plutôt profond.

– Je sais, Roland, je sais, acquiesça Grisoni, dont les neurones tournaient en rond sans produire la moindre idée.

L’ordinateur du radiologue émit un bip lui signalant l’arrivée d’un message interne. Jean-Paul Clément, l’opérateur de l’IRM, avait du transférer certaines images sur un autre serveur afin de les retoucher au moyen d’un logiciel spécialisé. Il avait promis à ses deux collègues des résultats en fin de journée. Grisoni déplaça sa souris et ouvrit le message.

– Ah ! C’est Clément, j’espère qu’il a réussi à s’occuper de notre affaire et qu’on va en savoir un peu plus.

En guise de texte, Clément avait juste tapé une suite de points d’interrogation qui n’auguraient rien de bon. L’Italien cliqua sur la première des trois images jointes au courrier et attendit, les yeux rivés à l’écran. Les deux médecins reconnurent la forme rectangulaire, apparue sur les moniteurs de contrôle de l’IRM. L’agrandissement et l’intervention de l’opérateur sur la netteté et les contrastes révélaient cette fois autre chose. Il ne s’agissait plus d’un mystère, mais d’une aberration.

La plaque portait une inscription à peine lisible : ULTIMA VERITAS.

À demi levé, Grisoni retomba sur son fauteuil comme un sac, abasourdi. Ackerman se redressa et se gratta la tête en grimaçant.

– Tu l’as toujours, ton Glenfiddich ? Je crois que j’ai besoin d’un verre.

Gabriel se servait du plafond comme d’un tableau virtuel sur lequel il prenait des notes ou dessinait des croquis imaginaires. Depuis son arrivée, il n’avait même pas touché à la télécommande de la télévision, perchée dans un coin de la chambre. Son manque d’intérêt pour les médias en général et celui du petit écran en particulier remontait déjà à plusieurs années. Il ne supportait plus cette soupe indigeste, servie au litre par des cuisiniers névrosés, travaillant sous la menace permanente d’un audimat sans pitié. À ses yeux, tous les programmes se ressemblaient et, à part quelques films ou documentaires bien torchés, le reste ne méritait pas le détour et encore moins de s’y arrêter. Quant aux infos, elles étaient aussi fardées qu’une vieille pute qui n’osait plus exhiber la triste réalité.

Elles s’étaient transformées en spectacle affligeant dont les attraits avaient disparu. De plus, il détestait la pub qui avait le don de le déprimer. Il s’était donc mis à lire de plus en plus et préférait sortir, soit avec des potes ou avec Audrey. Il adorait faire des virées en bécane, si possible avec la musique à fond. Une sensation de liberté qui n’avait aucune commune mesure avec les frissons prémâchés du téléjournal ou, pire encore, avec les rires enregistrés des séries américaines.

En pensant à l’Autre, il se disait qu’il en avait accepté la présence avec une facilité plutôt… déconcertante. Passé l’effet de surprise, cette invasion étrangère semblait se transformer en partie de lui-même, s’intégrer à sa propre conscience. C’était un sentiment très bizarre qui conjuguait l’appréhension à une forme de plaisir inavouable. Il sentait qu’il venait de vivre la journée la plus étrange de son existence et que ce n’était pas fini.

Deux coups rapides contre la porte le ramenèrent à la réalité. Elle s’entrouvrit et la tête d’un type apparut. La trentaine, pommettes saillantes et joues creusées, petits yeux enfoncés, bouche en coup de rasoir entourée par une fine moustache se terminant en barbichette, sommet du crâne dégarni et cheveux clairsemés retenu par un catogan. 1m 90, 60 kilos. Frédo.

– Ben alors, ma poule ! s’exclama-t-il en exhibant une dent en or. Tu t’es encore fait niquer à l’examen pratique ?

Gabriel le montra du doigt, l’air menaçant.

– Je te préviens tout de suite, Frédo, tu me fais marrer et j’te crève les pneus.

Son ami referma la porte avec précaution et s’approcha du lit. Avec sa taille et son poids, il ressemblait à une mante religieuse déguisée en Hell’s Angels.

– Bordel, c’est sérieux à ce point ? s’inquiéta-t-il, le ton sincère.

– Quel con, j’te jure. Allez ! Viens ici, ma grande, sourit Gabriel.

Frédo, déposa son ancien casque de l’armée suisse au bout du lit. Une antiquité dont il avait lui-même peint les motifs camouflage. Puis, il s’approcha de son pote pour lui faire la bise.

– Va pas raconter que je t’ai bécoté, hein ! Je tiens à ma réputation.

– Quelle réputation ?

Sans relever la vanne, Frédo retira son blouson de cuir à dos renforcé, le jeta sur le montant du lit et écarta les bras en fixant son pote d’enfance.

– Putain ! Ça fait du bien de te retrouver, ma biche. Quand Audrey m’a appelé, j’avais les couilles façon raisin sec.

– Je te parle pas des miennes…

Le regard de l’échalas glissa sur les deux formes immobiles, alignées sous les couvertures.

– De Dieu ! La petite m’a dit que c’était temporaire. Tu sens toujours rien ?

– Que dalle.

– J’arrive pas à m’imaginer un truc pareil, mais je suis sûr qu’ils ont raison, c’est des balèzes, les mecs.

– Ouais… y’a intérêt.

– Sinon, t’as quoi ?

– Ma rate a un peu morflé, la cheville, le bras, mais c’est surtout les côtes, je te raconte pas la douleur…

– Ah, ouais, les côtes… paraît que c’est pas grave, mais qu’on en chie du barbelé.

– J’ai jamais essayé, mais ça doit pas être loin.

Frédo s’appuya au mur, les bras croisés.

– Et le grand crash, c’était comment ?

– Je me souviens de rien. Le trou noir.

– Ça me rappelle une gonzesse.

– Commence pas à déconner.

– Oups ! Désolé, c’est juste que ça me fait trop plaisir de te voir en entier, ma poulette. Tu peux pas savoir.

– À propos, tu saurais pas ce qu’ils ont fait de ma bécane ?

– J’ai passé un coup de fil à un copain qui bosse à la fourrière. Selon lui, elle est naze, mais il me la garde sous le coude. J’irais voir ça dès que possible.

Gabriel s’apprêtait à ajouter quelque chose quand il fut soudain traversé par un spasme et son menton partit vers sa poitrine. Frédo se décolla aussitôt du mur, en mode alerte rouge.

– Oh ! Gabriel ! Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ?

Quand le jeune homme redressa la tête, son regard semblait fixer un point, au-delà des murs de la chambre. Frédo lui prit la main, paniqué. Il ouvrit la bouche, mais Gabriel le devança.

– Va me chercher une infirmière, un toubib, ce que tu veux, mais quelqu’un qui bosse ici, vite !

– Merde ! Gab, qu’est-ce qu’il y a ? Tu te sens pas bien ?

– Magne-toi, Frédo, vas-y, j’te dis !

Il lâcha son pote et sortit de la chambre à grandes enjambées en laissant la porte ouverte.

Moins de trente secondes plus tard, une infirmière à l’air revêche s’encadrait dans l’entrée,

les poings sur des hanches aussi larges qu’un Hummer. La cinquantaine, les cheveux en brosse.

– Quel est le problème, ici ? demanda-t-elle en s’approchant du patient.

Gabriel l’attrapa par la manche et planta son regard dans le sien.

– Quatrième étage, salle 36. Quelqu’un a oublié un fer à repasser sur une blouse. Dans moins de deux minutes, ça va prendre feu. Il faut envoyer quelqu’un.

Elle dégagea son bras avec douceur, mais fermeté. La moue perplexe.

– Écoutez, monsieur Courvoisier, vous n’av…

– Non ! C’est vous qui allez m’écouter, nom de Dieu ! Faites ce que je vous demande. Envoyez tout de suite quelqu’un, je vous dis qu’un incendie risque d’éclater.

Elle recula d’instinct et lissa sa blouse avant de jeter un œil à Frédo qui haussait les épaules, les yeux ronds.

– Je vous préviens, grinça-t-elle en se dirigeant vers la porte, si c’est une blague…

– Grouillez-vous au lieu de jacasser ! cria Gabriel en lui montrant la porte.

Frédo n’avait jamais vu son pote dans cet état. Il avait l’impression d’avoir été téléporté dans un épisode de la 4e dimension. Il posa son cul sur la chaise, incapable de prononcer un mot. Une minute plus tard, l’infirmière refit son entrée, accompagnée par un collègue dont l’imposante stature devait sans doute servir à maîtriser les fous furieux. L’armoire à glace se posta au bout du lit, les bras croisés, tandis que la bonne femme se dirigeait vers le téléphone.

– C’est fait, persiffla-t-elle. La sécurité va aller voir. Ils vont me rappeler, ici même.

Les secondes s’étirèrent comme les fils d’une fondue au fromage et chacun semblait perdu dans ses pensées, à l’exception de Gabriel dont les paupières se faisaient de plus en plus lourdes.

 

Au bout de trois minutes, le téléphone sonna.

– Piaget, chambre 428, je vous écoute, annonça-t-elle, sévère.

Les traits de son visage se soulevèrent d’étonnement avant de s’affaisser comme une baudruche. Elle porta la main à sa bouche, décontenancée.

– Ah… heu, non, je l’ignore… c’est un patient qui… balbutia-t-elle en lorgnant vers le jeune homme qui donnait l’impression de s’endormir.

– Aucune idée, continua-t-elle de plus en plus déconfite. Oui, oui, très bien, c’est le principal. Merci beaucoup.

Elle raccrocha, tira sur sa blouse en soupirant et s’apprêtait à sortir, quand la voix de Gabriel la retint.

– Je suis désolé, murmura-t-il les yeux fermés, je ne voulais pas vous faire peur.

Elle quitta les lieux sans un mot, suivie par le culturiste intrigué, mais toutefois prêt à tout.

Frédo se leva dans l’intention de demander des explications à son ami, mais il constata tout de suite que ça devrait attendre. Il lui posa la main sur le poignet et sentit son pouls, calme et régulier. Gabriel dormait paisiblement. Le motard enfila sa veste, attrapa son casque et se glissa sans bruit, hors de la chambre. Il croisa miss Hummer dans le couloir, en pleine discussion avec deux collègues qui faisaient les yeux ronds en dodelinant de la tête. Cette histoire allait faire le tour de l’hosto en moins de deux.

Il quitta le quartier par le boulevard de la Cluse, au guidon de sa Harley, l’esprit hanté par une bousculade de questions sans réponses.

 

Ultima Veritas – Chapitre 5

Le vent parti, les nuages en avaient profité pour s’amonceler, telle une cohue de chiffons sales, se bousculant sous l’effet de la terrorisante perspective d’une lessive sans adoucissant. Cette fin de journée sentait le déluge et l’apocalypse. Audrey laissa sa Mini Cooper dans le parking souterrain de Sardaigne et traversa la place du même nom pour se diriger vers la rue St-Victor d’un pas soutenu en scrutant le ciel encombré et menaçant. L’appartement de Gabriel se situait dans l’un des immeubles qui bordaient la place du Temple, à deux pas de l’église Sainte-Croix. Elle composa le code d’entrée et pénétra dans un couloir si étroit qu’une rangée de boite aux lettres en aurait bloqué l’accès. Murs de pierres apparentes aux jointures de calcaire, sol composé de dalles ocre, escalier aux marches de grès incurvés par l’usure et rampe en chêne patiné, fixée par des attaches en fer forgé. On aurait dit l’entrée de service d’un château médiéval, déconseillée aux claustrophobes. Elle grimpa les étages silencieux en fouillant dans son sac et arriva sur le palier du troisième, face à une porte en bois vert foncé au pied de laquelle gisait un paillasson rouge qui clamait en lettres gothiques noires : Vade retro, satanas. Une façon très personnelle de souhaiter la bienvenue. Humour carougeois.

Elle entra, referma la porte en lui donnant un tour de verrou, puis elle traversa la pièce principale pour laisser tomber son sac sur le lit défait. Puis elle ôta sa veste qui atterrit sur le dossier d’une vieille chaise de bureau pivotante en skaï bleu pastel, dont le design austère reflétait bien l’état d’esprit d’une administration sans inspiration. Elle ramena la masse de ses cheveux vers l’arrière et se confectionna un chignon avec la dextérité d’un prestidigitateur, découvrant ainsi une nuque exquise de finesse. Les mains sur les hanches, elle fit un tour sur elle-même en réfléchissant, avant de se diriger vers la cuisine, dont l’énorme frigo américain

vantait les vertus digestives d’un poison gazéifié saturé de sucre, pour atteindre ce que les Suisses appellent un cagibi. Une sorte de mariage contre nature entre une pièce et une armoire, en général destiné à accueillir un maximum de bordel. L’utilisation de celui-ci ne faisait pas exception à la règle et c’est là qu’elle mit la main sur le sac à dos en cuir usé de Gabriel.

De retour dans la chambre, elle le posa sur la chaise et commença par débrancher le Macbook qui trônait sur le bureau métallique, sans oublier de récupérer le câble d’alimentation, puis se mit à collecter divers objets susceptibles d’occuper le jeune homme, tels que son Ipod (3212 morceaux, ça te la coince, hein ?), son bloc à croquis, sa trousse et trois livres de poche empilés sur la table de nuit de fortune. Elle termina son petit tour par la salle de bains où elle pulvérisa un peu de La nuit de l’Homme sur son cou, histoire de conserver un peu de son chéri sur elle. Elle adorait cette eau de toilette d’Yves St-Laurent, c’était une vraie tuerie. Pas la peine de prendre des fringues, son pauvre chouchou n’était pas prêt de pouvoir poser un pied à terre et encore moins de s’habiller. Elle soupesa le sac bien rempli avec une moue de satisfaction et jeta un coup d’œil à son poignet. Il était temps d’y aller.

Elle enfila sa veste et s’apprêtait à saisir son sac à main, lorsque la pièce se mit soudain à tanguer. Surprise et interloquée, elle s’appuya sur le bord du lit. Ses tympans se comprimaient sous l’effet d’une pression aussi subite qu’incompréhensible. Elle secoua la tête et pivota son corps pour s’asseoir sur le matelas, les paumes plaquées sur les oreilles. Le parquet et les murs ondulaient, tels les reflets d’un miroir déformant. Elle posa la main sur son front et cligna des yeux en se demandant ce qui lui arrivait, passant en revue toutes les pathologies que ces symptômes pouvaient signifier.

À son grand désarroi, son énergie semblait la quitter inexorablement. Elle tenta en vain de se lever et retomba aussitôt, la vue brouillée. Au moment où elle pensait à prendre son téléphone pour appeler de l’aide, ses paupières se fermèrent d’un coup et son corps bascula en arrière. Affalée en travers du lit, elle venait de plonger dans un sommeil profond. Un marchand de sable excédé venait de lui envoyer tout son sac d’un coup. Le pauvre type devait sans doute en avoir plein le cul de saupoudrer les gosses tous les soirs en souriant béatement.

À l’hôpital, Gabriel se réveilla d’un coup et releva la tête en grimaçant. Quelque chose venait de le sortir des limbes, mais il ignorait quoi. Intrigué, il se frotta le visage et tendit le bras pour attraper une petite bouteille d’eau. Alors qu’il étanchait sa soif, le souvenir de sa dernière vision et la scène qui allait avec lui revinrent comme un coup de fouet. Il ne parvenait pas à comprendre sa réaction. Avoir partagé sa vision n’était pas en cause, il s’agissait plutôt de ce qui l’habitait à ce moment-là. Une colère viscérale, un voile de rage. Il s’était senti glisser vers un territoire inconnu, sur lequel le compromis n’existait pas. Une force brute et impitoyable, qui l’avait poussé sans vergogne vers le fond d’un abîme, jonché par les débris de ses frustrations, de ses regrets… de ses phantasmes ?

– Je pense qu’il est temps de reprendre notre petite conversation, intervint l’Autre.

– C’est quelle heure ? dit Gabriel, un peu désorienté.

– Il est presque 19h, ton repas va bientôt être servi. Tranche de dinde et petits pois purée, yaourt fraise, sans sucre.

Il laissa sa tête reposer sur l’oreiller quand il réalisa soudain que son pied gauche le démangeait. Cette minuscule sensation avait du batailler pour parvenir à son cerveau et le convaincre de sa sincérité. Son cœur s’emballa et il attrapa la commande du lit pour le redresser. L’œil fixé sur le bout de ses jambes, il constata avec bonheur que ses orteils faisaient onduler la couverture. La connexion était encore hésitante, mais les ordres passaient. Il en aurait hurlé de joie.

– Ça y est ! s’écria-t-il, c’est en train de revenir, putain de merde ! Merci mon Dieu !

– Si cela peut t’éclairer, Dieu n’a rien à voir avec ça.

– M’en fous, c’est juste une façon de parler. Tu sais sans doute déjà que je ne crois pas à toutes ces histoires. C’est une expression, tu comprends ? répondit-il, un peu hargneux.

Il passa les mains sur ses yeux pour y chasser des larmes naissantes. Il n’avait jamais connu de si profond soulagement de toute son existence. Alléluia !

– Je tenais à te montrer que les choses peuvent évoluer, que tu vas t’en sortir, Gabriel.

– Message reçu, merci.

– Je t’en prie.

– Puisqu’on s’est arrêté au rayon des miracles, pourrais-tu faire en sorte que l’infirmière oublie de m’apporter mon plateau repas ? J’ai besoin qu’on me foute la paix et de toute façon, je ne pourrais rien avaler.

– C’est fait.

– J’apprécie.

– Reprenons, si tu le veux bien.

– Je t’écoute.

– Voilà ce dont je voulais te parler…

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A bientôt !

Commentaires (1)

We

Webstory
03.05.2015

Pierre-Yves TINGUELY, des polars noirs! Présent au Salon du Livre 2015 avec un livre que Webstory recommande, le premier de la trilogie “BU$IDO, la bourse et la vie”, éd. Sakuranbo Tiré d'une histoire vraie, le destin de Iroshi, fils unique d'une des plus grosses fortune du Japon, va bouleverser sa vie et lui faire traverser les pires épreuves. Bushido soulève les questions que tout homme devrait se poser et jette une lumière spirituelle sur notre capacité insoupçonnée à nous transcender, car au-delà de nos propres limites réside une réponse lumineuse qui donne tout son sens à notre existence. A redécouvrir sur Webstory: ULTIMA VERITAS. Voir aussi son site http://www.pyt.ch/romans2015.html

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