Créé le: 12.07.2024
61
0
0
Traversées nocturnes
Allégorie, Histoire de famille, Souvenir d'enfance — Au-delà 2024
La maladie est aux lendemains ce que les Bois Obscurs sont aux Grandes Clairières...
12 juillet 2024. Aujourd'hui, c'est ton anniversaire. Tu aurais 62 ans. Cela fait 18 ans que nos traversées nocturnes ont pris fin. Voici la preuve que je n'en ai rien oublié. Voici comment tu as façonné ma foi.
Reprendre la lecture
– Quelle heure est-il Paula ?
– Il est 4 heures M’man. Écoute la rivière ! On y est presque. Encore un peu de courage !
Paula saisit le bras de sa mère d’un geste ferme mais bienveillant. Toutes les deux savaient très bien qu’à la première lueur du jour, le petit pont de pierre disparaîtrait, et avec lui l’espoir de passer encore une fois sur l’autre rive.
L’aurore s’apprêtait à pointer le bout de son nez en ce 8 juin 2006. La jeune fille tentait désespérément de mener sa bien-aimée maman jusqu’au seul pont qui enjambait la Rivière sans Lendemain. C’était une question de vie ou de mort. Si elles arrivaient trop tard, elles étaient toutes les deux perdues. Tel un linceul, le Bois Obscur s’apprêtait à les envelopper à jamais de ses ténèbres.
Cette nuit-là, Caroline était très affaiblie. La traversée du Bois, qu’elle devait entreprendre avec sa fille toutes les nuits, l’avait considérablement diminuée. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, une ombre squelettique et ravagée par les douleurs et l’absence de sommeil. Mais il fallait encore essayer. Sa volonté de passer une journée de plus dans la Grande Clairière lui permettait d’avancer. Il lui fallait encore un peu de temps pour finir de préparer ses filles à vivre sans elle.
La forêt était terriblement dense et sombre. Même en s’habituant à l’obscurité, les yeux de Caroline ne pouvaient qu’entrevoir le déplacement maladroit de ses pieds sur cette terre meurtrie. Les arbres aux bras nus et desséchés étaient si proches les uns des autres qu’ils la privaient de tout contact visuel avec le ciel. Ils semblaient s’entremêler dans un bal sordide mais ordonné. Le souffle acéré et sifflant du Bois était le seul invité à pouvoir se frayer un chemin étroit entre les branchages, ce qui complétait l’effet sinistre et inquiétant de ce funeste décor.
En plus d’être complètement transies par le froid, et apeurées par la nuit, Paula et sa maman devaient enjamber péniblement les nombreuses racines saillantes des colosses qui les entouraient. Le seul réconfort en ces lieux était d’entendre enfin se rapprocher l’écoulement providentiel de la rivière. Le petit pont de pierre devait leur ouvrir la voie vers un lendemain, vers l’éveil d’un nouveau jour AU-DELÀ des Bois Obscurs, dans la Grande Clairière. Sarah, la cadette, les y attendait nerveusement, espérant elle aussi du plus profond de son coeur, qu’une fois encore la traversée serait possible pour sa mère et sa soeur. Car comment une fillette de son âge aurait pu survivre dans ce monde si sa seule famille était avalée par l’horrible bois ?
La vie avait fait de Caroline une sorte de Prométhée des temps modernes. Depuis près de quatre ans, chaque fois que la nuit tombait, elle se voyait contrainte de recommencer la traversée de cette forêt qui tentait à tout prix de la retenir. Cette épreuve quotidienne restait pour elle un mystère. Et Paula considérait que sa maman était victime d’une terrible injustice divine. Elle ne s’était donc donné d’autre choix que de l’accompagner durant ces terribles moments. Ainsi, chaque nuit, elle mettait tout en oeuvre pour que Caroline puisse passer AU-DELÀ du petit pont avant qu’il ne disparaisse aux aurores. Les jours, les mois, puis les années s’étaient enchaînés ainsi. En accompagnant sa mère de son plein gré, Paula avait à subir les dommages collatéraux de ces traversées. Et justement, en ce mois de juin 2006, la jeune fille commençait à sentir le poids de la nuit tomber lourdement sur ses fragiles épaules. Toutefois, le sentiment d’injustice qui l’animait était pour elle un bâton de pèlerin qui l’aidait à avancer. Elle s’attendait à tomber un jour nez à nez avec avec le responsable de ce supplice et lui demander des explications. Mais chaque nuit était semblable à la précédente, et personne ne s’était jusque-là présenté comme l’auteur de cette douloureuse épreuve. Caroline avait sans doute commis des erreurs dans sa vie, mais ni elle ni sa fille ne comprenaient ce qui pouvait lui faire mériter pareil châtiment.
Cette nuit-là, plus que toutes les autres, Paula fut parcourue par la perturbante idée que sa chère maman puisse abandonner. Caroline n’avait qu’une journée de répit entre chaque traversée. Elle devait prendre de plus en plus appui sur sa fille. Soudain, à quelques mètres de la Rivière sans Lendemain, son pied droit glissa sur une racine différente des autres. Son corps tout entier fut alors projeté en avant dans une lourde chute qui emporta aussi sa fille. C’était le genre de situation que Paula craignait. La veille déjà, elle avait anticipé qu’en cas de chute, il allait être difficile de relever sa mère.
– Allez, lève-toi, M’man ! supplia la jeune fille d’un ton désespéré. C’est presque l’aurore. On est à deux pas du pont. Je t’en prie !
– Paula, laisse-moi ici.
Il était inconcevable pour la jeune fille d’abandonner sa mère au coeur de ce bois terrifiant. Il fallait encore une fois tout tenter pour la ramener à la maison, dans la Grande Clairière. Et peut-être que la journée à venir allait leur permettre de trouver la solution qui n’était encore jamais venue. Peut-être que si Caroline survivait encore à cette nuit-là, à la pire de toutes, on les laisserait enfin tranquilles elle et ses filles, et peut-être que la vie pouvait encore reprendre son cours normal. Oui, tous ces « peut-être » redonnaient espoir.
– M’man. Je vais te porter jusqu’au pont ! lança Paula avec détermination.
– Non. Dépêche-toi d’aller rejoindre ta soeur avant les premières lueurs du jour. Tu as encore une petite chance d’arriver à temps jusqu’au pont. Elle a besoin de toi. Moi, je suis condamnée. Laisse-moi, Paula je t’en prie.
– Non ! hurla la jeune fille dans un long sanglot. Je te porte !
Tandis que Paula passait un bras dans le dos de sa mère et l’autre sous ses genoux, Caroline émit des gémissements de douleur. Ses souffrances étaient telles qu’elle préférait rester allongée dans ce bois en attendant qu’il l’ensevelisse. Paula réussit péniblement à se lever tout en portant sa maman qui semblait avoir totalement renoncé. En jetant un dernier coup d’oeil sur ce qui avait entraîné la chute de Caroline, la jeune fille remarqua avec effroi qu’au lieu d’une racine, c’était un os long ressemblant à un fémur. Et portant son regard un peu plus loin, elle aperçut un crâne qui lui confirma ses craintes. D’autres personnes avaient déjà traversé le Bois Obscur, et elles avaient trouvé la mort dans cet endroit ! L’horreur que lui inspirait cette possible issue pour sa maman, eut pour effet de redonner à Paula un semblant d’énergie qui la fit presque détaler jusqu’à la rivière. Le petit pont était encore là ! La lumière d’un soleil naissant s’apprêtait à poindre. La jeune fille tenait fermement sa mère pour entamer la traversée du pont de pierre. Elle s’élança de l’autre côté comme si elle entrait dans une rassurante chaumière au milieu d’un hiver pétrifiant. La mère et la fille furent accueillies par la lumière d’un jour nouveau, la caresse de l’herbe fraîche et l’enthousiasme de Sarah. Un regard en arrière leur confirma que le petit pont avait bien disparu.
– Cette fois, c’était moins une.
– Oui en effet, répondit sa mère dans un abattement total.
Caroline ne tenta même pas de se relever. Paula dut alors envoyer sa soeur chercher de l’aide dans la Clairière. Après une poignée de minutes, deux habitants d’un village voisin firent leur apparition et ramenèrent la mère de famille jusque chez elle.
Ce jour-là fut différent des autres. Le corps de Caroline semblait incapable de reprendre des forces, tandis que son esprit vacillait. Paula essaya d’échanger avec sa mère, sans succès. À première vue, cette journée s’annonçait encore plus difficile que la précédente. Paula n’en pouvait plus de lutter contre les éléments tout en observant sa mère se déconnecter progressivement du quotidien de la Grande Clairière. Toutefois, elle décida de se raisonner et d’essayer de vivre ce jour le plus normalement possible. L’écrasante fatigue qui l’accablait la faisait néanmoins douter de ses capacités à tenir le coup. Mais, il fallait bien essayer de sauver ce qu’il restait de leur petite et fragile famille. Pour cela, il n’existait qu’une solution : entamer la reconstruction quotidienne du pont. Si l’épreuve du Bois Obscur les attendait à la nuit prochaine, elles n’avaient aucune chance d’en sortir sans la présence de ce petit pont salvateur qui avait rendu jusqu’ici possibles les traversées de la Rivière sans Lendemain. Cette dernière était en effet un obstacle de taille. Malgré sa profondeur raisonnable, le courant qui l’animait était tel qu’il ne laissait aucune chance. Elle emportait quiconque osait seulement frôler sa surface. Paula passait donc ses journées à reconstruire seule l’accès de sa famille à un possible lendemain. Pour cela, elle commençait par remettre un peu d’ordre dans la modeste maison. Ensuite, elle se rendait au marché pour faire des provisions, puis préparait les repas tout en prenant soin de Caroline et de Sarah. Après quoi elle se rendait en ville pour suivre ses cours. La tâche principale de Paula était d’aller de l’avant, chaque jour. Ainsi, le petit pont se reconstruisait progressivement au fil de la journée. À la nuit tombée, il devait impérativement être prêt pour une nouvelle traversée. Paula savait très bien que si elle ne parvenait pas à atteindre les objectifs de la journée, le pont ne réapparaîtrait plus. Caroline, quant à elle, passait ses journées allongée sur le vieux canapé du salon. Avant son départ, Paula l’interpella après lui avoir déposé une tisane au bord de la table basse sur laquelle la petite famille prenait tous ses repas depuis un certain temps, signe probant du désordre qui s’installait dans leur logis :
– M’man, je pars pour l’école. Tu as besoin d’autre chose ?
– Non, répondit Caroline d’une voix faible et abattue.
– Mais il faudra bien que tu manges en mon absence ! J’espère que tu pourras te lever. Oh, tiens, je sais. Je vais te chercher de quoi grignoter.
Et Paula se rendit à la cuisine. Elle revint avec une coupelle de fruits et un petit plateau de biscuits qu’elle laissa à côté de sa mère, sur la fameuse table aux multiples fonctions. Puis elle déposa un baiser sur le front de Caroline avant de quitter les lieux.
Cette journée-là avait pour la jeune fille un goût décidément très amer. Elle savait déjà qu’à son retour, elle retrouverait sa maman, toujours allongée à l’endroit où elle l’avait laissée. Elle n’aurait ni bu ni mangé. C’était ainsi depuis déjà quelques jours. La situation devenait si préoccupante que Paula sentait en elle monter des vagues d’angoisse qui l’empêchaient d’accomplir correctement ses tâches quotidiennes. Elle perdait en efficacité. Et elle craignait que son ralentissement n’entrave l’achèvement du pont.
À son retour, le seuil de la maison à peine franchi, Paula mobilisa ses dernières ressources pour adopter un ton enthousiaste, et elle déclara :
– M’man, il faut que tu reprennes des forces pour la prochaine traversée ! Que veux-tu manger ce soir ?
– Paula, viens t’asseoir vers moi, répondit Caroline sur le ton solennel que sa fille détestait. Tu ne m’accompagneras pas cette nuit. Je veux que tu restes auprès de ta soeur et…
– Mais, M’man… l’interrompit Paula.
– Non, laisse-moi finir s’il te plaît, poursuivit-elle sans tenir compte de la désapprobation de sa fille. À l’intérieur de la troisième marche d’escalier, tu trouveras toutes nos économies, tout ce qui nous reste. S’il doit m’arriver quelque chose, cette somme te laissera le temps de te retourner jusqu’à ce que tu puisses à ton tour gagner ta vie. Il faudra prendre soin de ta soeur.
– M’man, sanglota Paula. Je… je viendrai avec toi cette nuit si tu dois encore traverser le Bois Obscur, et on parviendra encore une fois à atteindre le petit pont de pierre à temps.
– Non, je te l’interdis.
Caroline avait dû rassembler ses dernières forces pour donner ces quelques directives à sa fille. Mais celle-ci ne l’entendait pas de cette oreille. Une fois la nuit installée, Paula se cramponna à elle pour avoir l’assurance d’être à ses côtés au moment fatidique.
Elles se retrouvèrent ainsi encore une fois téléportées contre leur gré au coeur du Bois Obscur, comme la jeune fille le redoutait tant. Caroline était toujours allongée, mais cette fois sur l’humus glacial et trempé de la vicieuse forêt. Consciente que son état ne permettait pas d’envisager le moindre pas, Paula lui proposa encore une fois de la porter.
Mais Caroline refusa catégoriquement.
– Dépêche-toi, ne traîne pas ma fille. Va retrouver ta soeur de l’autre côté avant le petit matin, et laisse-moi ici.
– Non, je ne peux pas te laisser, gémit Paula ne pouvant s’empêcher de repenser au squelette qui avait fait trébucher sa mère la nuit précédente. M’man, tu ne peux pas nous abandonner ! Ici, c’est la mort qui t’attend.
– Vous savez tout ce qu’il y a à savoir pour vous débrouiller seules maintenant. Ne t’inquiète pas pour moi. Je ne vais pas rester dans ce sinistre Bois. Je vais rejoindre le point de lumière qui me suit depuis déjà quelques semaines.
– Mais quel point de lumière ? De quoi tu parles ? M’man, le temps presse !
Paula sentait la situation lui échapper. Elle finit tout de même par accepter de suivre les ordres de sa mère.
– Ta soeur et toi pleurerez sur moi un certain temps, ajouta Caroline après une ultime inspiration. Mais vous survivrez. Tu reprendras des forces, et un jour ce Bois Obscur ne sera pour toi qu’un mauvais souvenir. Tu vivras alors à nouveau.
– D’accord M’man, répondit la jeune fille avec renoncement.
Paula en était certaine, Caroline avait bien vu cette lumière qui allait la mener AU-DELÀ du bois. Alors, le coeur serré à se rompre, après un dernier baiser, elle lâcha la main de sa mère, prit ses jambes à son cou et détala en direction de la rivière.
Le 9 juin 2006, aux aurores, Paula venait de franchir une dernière fois le petit pont. Maman n’était plus là. Mais un nouveau jour s’était levé AU-DELÀ du Bois Obscur.
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire