a a a

© 2022-2024 PhilNeige

Tout recommencer !

Ma nouvelle étudie les bouleversements et les remises en question suite à l'arrivée d'un évènement unique dans une vie : la naissance de son premier enfant, entrainant des répercussions sur une destinée qui semblait toute tracée. Merci à la carte du Bateleur pour m'avoir inspiré cette histoire.
Reprendre la lecture

Jour de l’accouchement

 

Nous y sommes ! Le grand jour est arrivé plus rapidement que je ne l’aurais cru.

Je vais avoir un bébé. Père d’une petite fille, je serais. Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ?

 

Après 9 mois passés à retenir mon souffle et à tenter d’avaler ma salive, je reste passif face à ma femme se tordant de douleur. Si seulement je pouvais revenir en arrière. Si seulement je pouvais revenir au moment de la conception de cet enfant, ce jour où j’ai décidé que je serais suffisamment fort et énergique pour m’occuper d’un petit être humain.

 

Généralement, la naissance d’un enfant est synonyme de bonheur absolu, d’extase totale, d’attente irrémédiable et de joie insondable. Rien ne parait être plus beau sur cette Terre. Mais ni ma femme ni moi-même n’étions préparés à un tel bouleversement, à un tsunami émotionnel de cette envergure.

 

Dépourvu de solutions face à une situation inarrêtable, mes cours de catéchisme me reviennent progressivement en mémoire. Je tente de réciter la prière de base :

 

— Notre père qui êtes aux cieux, Que Ton nom soit sanctifié, Que Ton règne vienne, Que Ma volonté soit faite sur la terre comme au ciel, Ici et Maintenant, Tout de suite, Permet-moi de revenir en arrière, De changer le passé, De ne plus entendre ma femme se tordre de douleur, Ne permet pas à cet enfant de venir au monde, Garde-le auprès de toi s’il te plait, Dans un monde meilleur que nous ne retrouverons, Nous aussi, Qu’une fois auprès de toi.

 

Bon, cette prière ne semble pas produire les effets escomptés. Dieu veut sans doute me faire payer de n’avoir jamais accompagné mes parents à l’église que dans le seul et unique but de pouvoir profiter de l’hostie. Si c’est cela le Corps du Christ, il est certain que je suis carnivore.

 

Bref, je m’égare. Mon épouse hurle toujours à côté de moi pendant que la sage-femme se démène à lui dire que tout va bien et que la situation est entièrement sous contrôle.

 

En attendant, ma chère et tendre m‘écrase la main aussi durement que la vie de futur père s’offre à moi et que la vie tout court s’offre à mon enfant en cours de livraison. Le paquet devrait bientôt arriver à domicile, avec accusé de réception.

 

Donc, puisque Dieu m’en veut pour les hosties, je présume qu’il est inutile de continuer de prier. Il ne suffit pas non plus de penser à revenir en arrière comme par miracle, sous peine de se retrouver avec un immense mal de crâne. Quelle autre solution pourrais-je trouver ?

 

Je suis juste un gars normal dans un corps normal qui s’apprête à avoir un bébé. Je ne vois pas bien ce que je pourrais lui apporter, ma vie est si anecdotique. Il faudrait vraiment que je puisse tout recommencer, mais encore plus loin.

 

Mais… l’idée n’est pas bête ! Je n’ai qu’à tout recommencer pour de vrai, redevenir un nourrisson !

 

Oui, mais je n’ai pas de lampe magique sous la main et les génies n’existent pas. Cela risque donc d’être compliqué de tout recommencer. Voyons, réfléchissons… Qu’ai-je dit avant ? Que nous venions et repartions tous du même endroit. Pour être à nouveau un bébé, il me suffit donc de mourir.

 

— Chérie, je dois sortir prendre un peu l’air, tu m’excuseras ?

 

Les yeux à moitié fermée, complètement nue dans des positions incongrues, ma compagne me regarda d’un œil mauvais et réprobateur. Elle concéda cependant au creux d’un râle de douleur aigu que j’avais besoin de sortir un peu.

 

— Je reviens tout à l’heure mon Ange, lui signifiais-je avec un demi-sourire.

 

Elle me répondit par un cri à réveiller les morts. Espérons qu’il ne serait pas trop puissant pour moi-même. Où pourrais-je aller pour me suicider ? Sauter du toit de l’hôpital ? Il ne vaut mieux pas, cela pourrait encore rater et me retrouver tétraplégique ne m’aiderait guère. Un choc électrique dû à un défibrillateur ? Là encore, j’aurais une chance bien trop évidente d’en réchapper sans compter que je risquerais d’être surexcité jusqu’à la fin de mes jours.

 

— Bon sang, nous sommes dans un hôpital ici, il doit bien y avoir une manière de mourir tranquillement pour recommencer sa vie les doigts de pied en éventail !

 

Mon mal de crâne devenait atroce. Je devrais arrêter de réfléchir des fois.

 

— Je sais, il faut que j’ingurgite des médicaments, je n’en réchapperais pas.

 

Par chance, je passais devant le bureau d’une infirmière et décidais de lui demander un doliprane.

 

L’infirmière sortit une plaquette de comprimés du tiroir de son bureau, en fit tomber un dans sa main et le posa dans la mienne.

 

Je fourre le doliprane dans ma poche et vais en quémander un comprimé à chaque infirmière que je croise. Toutes ces gentilles dames me font grâce d’un doliprane, prétextant qu’elles ne peuvent laisser souffrir mon crâne endolori par une migraine envahissante.

 

C’est après avoir fait le tour de l’hôpital que je me retrouve bientôt avec 21 dolipranes puissance 1000 dans ma poche.

 

Je m’arrête aux toilettes situées à côté de la salle d’accouchement et fait face à mon reflet dans le miroir.

 

— Chérie, je suis désolé. Tu sais, je t’ai dit que j’étais d’accord mais au fond, je ne voulais pas de cet enfant…

 

Non, trop réaliste. Je recommence.

 

— Chérie, tu es une personne géniale mais j’ai besoin de retrouver d’autres horizons, j’ai besoin de me prouver que je peux faire des choix et profiter de la destinée que j’ai vraiment souhaité. Je suis encore jeune et…

 

Non, trop flatteur et trop personnel.

 

— Chérie, je suis triste et malheureux d’avoir cet enfant qui sera bientôt présent, je ne ferais pas un bon père, et puis de toute façon je n’ai pas confiance en moi et tu ne peux pas me faire confiance et…

 

Non, trop larmoyant.

 

Je me fixe dans le miroir. Une poignée de secondes. Je baisse les yeux. Ici aussi il y a un lavabo. Il vaut peut-être mieux que je ne lui dise rien, après tout. De toute manière, tout sera bientôt différent si j’ai raison. Je mets la main dans ma poche et en sors les comprimés. Mais ma copine pousse un cri encore plus fort que les autres. Quelques dolipranes tombent de ma main avant d’être engloutis par le lavabo. Je rage. Tant pis, j’en ai encore. Espérons que ça suffira. J’avale.

 

Les minutes qui suivirent me semblèrent interminables. Il ne se passa d’abord absolument rien. Je me sentais nauséeux, tout au plus. Je finis par m’irriter de l’inefficacité de mon traitement personnel en brisant le miroir d’un coup de poing rageur. Cet étalage de verre brisé me conféra de la suite dans les idées. Du rouge colora mon poing.

 

Toujours sous le coup de la colère, je décidais de donner un coup de pouce à mon destin morbide en ramassant un morceau bien tranchant. D’un geste vif, je le portais à mon cou et actionnais la machinerie infernale. Aucun retour en arrière ne serait possible. J’eus le temps d’apercevoir le sang couler le long de mon cou. Des petits jets rouges éclaboussèrent le miroir avant de dégouliner sur le lavabo. Une douleur fulgurante m’envahit tout entier, et je fus parcouru par une sensation de froid insondable.

 

Mon corps semblait ne plus m’obéir, être tétanisé par une menace dont j’étais l’instigateur. Il se battait contre lui-même, tentait de survivre à l’action désespérée du futur père que j’aurais dû être mais l’entaille était trop profonde et le sang continuait de gicler un peu partout.

 

Finalement, je finis par tourner de l’œil, me jetant un rapide dernier regard avant de m’écraser la tête dans le creux du lavabo. Mes jambes ne me portaient plus. Je me retenais comme je pouvais au robinet mais c’était peine perdue. Je plongeais peu à peu dans un trou noir béant, dans un monde où plus rien n’existait. Pas même le rien. Je ne distinguais plus la couleur rouge de mon sang.

 

J’étais sans doute mort.

 

Je me retrouvais soudain dans un endroit bizarre, me rappelant furieusement le fameux mythe de la lumière au bout du tunnel. Cet endroit était pourtant chaud, humide et visqueux, assez surprenant comme sensation.

 

Il était difficile pour moi d’y apercevoir quelque chose. A vrai dire, je n’y voyais rien mais me démenais avec force pour en sortir. Pourtant, plus j’avançais plus le sentiment de reculer s’accentuait. L’épopée était harassante. Après une bonne heure d’efforts, je finis par atteindre la lumière au bout du tunnel. Ma seule envie était de pouvoir en sortir et de respirer à nouveau.

 

Je réussis à sortir la tête mais fut aveuglé par une clarté presque étourdissante. Mes poumons semblaient comprimés, comme s’ils n’avaient jamais servi. Encore quelques efforts et je sortirais mes épaules, mes bras, mon corps, mes jambes. C’est alors que quelque chose m’agrippa le bassin. On aurait dit deux énormes mains. Qu’importe, j’étais enfin sorti.

 

Je tentais d’ouvrir les yeux sans y parvenir et je me surprenais à pousser de petits cris stridents. La sensation était bizarre. Je me sentais tout nu et comme recouvert d’une matière visqueuse. Etais-je redevenu un bébé ? Tout le laissait croire.

 

J’eus néanmoins la réponse à ma question lorsque je me fis manipuler par une personne qui me semblait avoir une taille de géant. Je distinguais des contours flous mais sentais une émanation d’amour autour de moi. Plus de doutes, j’étais redevenu un bébé. Le bébé que j’étais ! J’allais pouvoir revivre ma vie exactement comme je l’entendais et comme je le voulais, la façonner selon mes envies.

 

Ainsi, je n’aurais pas d’enfant à naitre et vivrais enfin ma vie comme j’aurais toujours dû la vivre !

 

Mais j’y pense, je ne pourrais pas raconter cette histoire à quelqu’un avant des années. Je ne suis plus qu’un vulgaire bébé. Il me faudra réapprendre à marcher et à parler. Et si ça se trouve, je vais oublier.

 

En attendant, je me sens à nouveau manipulé. Ma mère me rapproche de sa poitrine et place ma bouche face à son téton. Mon palais se retrouve inondé d’un liquide délicieux. Que c’est bon ! Je ne me souvenais pas de cette sensation. Le lait maternel a un goût délicieusement sucré… et je tète allègrement. Petit à petit, je sens que je m’endors…

 

Ça y’est, je me réveille. Et à nouveau du lait maternel, c’est trop bon. Bon, je crois que je me rendors à nouveau. Je ne rêve même pas, il ne se passe plus rien. J’ai à peine le temps de penser. Je me bats pour ne pas oublier. J’y arrive difficilement.

 

Des jours ont passés sans que je m’en rende compte. J’ai forcément dû prendre quelques centimètres. Je commence enfin à arriver à ouvrir les yeux et à distinguer mon entourage. Celui-ci est étrange. Il ne me semble pas reconnaitre ma mère. Peut-être que je ne me souviens plus d’elle aussi jeune, ou que mes yeux ne sont pas encore suffisamment développés.

 

J’aimerais bien avoir accès à un calendrier pour vérifier la date et définir combien de jours se sont déjà écoulés. Le sentiment d’avoir perdu toute notion du temps depuis que je suis revenu au monde ne me quitte pas.

 

Oui, c’est cela maman. Place-moi sur ton épaule. J’aperçois un calendrier accroché dans la cuisine. Je vais le voir. Mais non, ne me mets pas contre ta poitrine. Surtout pas. Je ne vois plus rien maintenant. Je sais, je dois pleurer, comme tous les bébés, elle va me changer de position. C’est bon ça marche.

 

Elle me retourne et me penche sur son avant-bras pour me tapoter dans le dos. Je pense que je vais y arriver. Je regarde. Je distingue à peine les chiffres. Ce calendrier est bizarre, on dirait qu’il est… numérique !

 

Ce calendrier est numérique et est intégré dans le mur. Je ne comprends pas, ce genre de technologies ne pouvait pas déjà exister au moment de ma naissance, dans les années 1990.

 

D’ailleurs, l’environnement et la pièce me semblent ultra-modernes. Les murs remplacent les écrans et indiquent des détails sur la météo, les actualités, l’ensemble du monde. C’est alors que je prends conscience du reste. Mes oreilles me font mal.

 

Des messages provenant d’une sorte de téléphone universel et invisible résonnent dans la maison tandis que des fils d’actualités provenant de versions évoluées de Facebook, d’Instagram, de Tiktok et de Twitter coulent en permanence sur les murs. Ces cascades d’actualités semblent ne jamais s’arrêter.

 

Un sentiment de peur m’étreint la gorge. J’en pleure de plus belle. Mais où suis-je réellement ?

 

Ma mère me prend par-dessous les bras et me porte au-dessus d’elle, tout en me berçant légèrement. J’espère ne pas encore m’endormir. Mes yeux penchent vers son visage. Je la contemple désormais de très près mais j’ai du mal à la reconnaitre. Je dirais même que je ne la reconnais pas du tout. Une grimace se lit sur mon visage. Ce n’est pas la mère que j’ai connue, même plus jeune. J’en suis certain. C’est une femme que je n’ai jamais vue. Où ai-je bien pu atterrir ?

 

Semblant percevoir mes interrogations, ma « mère » s’adresse à moi.

 

— Ne t’inquiète pas Papa. C’est moi, c’est ta fille, Alexandra.

 

Alexandra est le prénom que nous comptions donner à notre fille à naitre, ma femme et moi. Je la regarde d’un air décontenancé mais ne sait toujours pas parler.

 

— Je sais que tu n’as pas voulu de moi, mais moi je te veux. Plus tard, quand tu seras grand tu seras mon Papa. C’est pour cela que je vais m’occuper de toi pour que tu puisses t’occuper de moi ensuite.

Je tremble de toutes les parties de mon corps de nourrisson. Une frayeur inévitable s’empare de moi. J’ai l’impression que mon petit cœur s’arrête de battre sous le choc. C’est le cas. Je m’éteins rapidement.

 

3 mois plus tard

 

Je crois que j’avais peur. Je préférais que le futur n’arrive jamais, qu’il n’existe pas. Mais personne ne peut empêcher le temps de se dérouler. Avant toute chose, je dois l’accepter. C’est la seule chose pour laquelle je n’ai vraiment pas le choix. Tout le reste dépend de moi. Ma fille dépend de moi, le cours de ma vie également. J’ai le droit et l’opportunité de prendre mes propres décisions.

 

J’ai retrouvé mon corps d’adulte et repris la place du père que je suis devenu. Je ne fixe désormais plus ma femme mais ma fille. Cela fait quelques semaines qu’Alexandra est née et que je vis entre mon passé et son futur, mélangeant sans cesse les situations antérieures, présentes et à venir de nos vies respectives puis imbriquées. L’accouchement n’a été qu’une étape transitoire. Je l’ai vécu sans vraiment m’en rendre compte.

 

Aujourd’hui, ma fille me regarde de ses grands yeux bleus. Je peux enfin prendre le temps de me plonger dans ses iris. C’est mon enfant. Ma fille. Mon sang.

 

Je voudrais tant me rendre dans le futur pour découvrir mon passé et son avenir, que le fruit de mon imagination devienne réalité. J’espère tant vivre avec elle des souvenirs que jamais je ne craindrais. Je souhaiterais savoir si le meilleur est prévu pour elle, pour moi, pour nous, pour notre famille.

 

Mais je ne possède pas la réponse. Personne ne peut connaitre son avenir ou revenir en arrière. Pourtant, chaque jour qui passe, je voyage dans le temps et participe à de nouvelles expériences. Ma fille est avec moi, bien présente. Elle me fait visiter mon passé lorsque je la regarde grandir et embrasser son futur. Et lorsque je contemple, façonne et imagine son futur à elle, je sais que le mien n’ira pas sans elle. Sans sa présence, son regard attendrissant, son aura.

 

Au final, cet accouchement ne constituait pas un bouleversement innommable. Simplement une étape nécessaire dans une vie humaine. La mienne.

 

 

 

(Nouvelle inspirée par l’arcane du bateleur.)

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire