Créé le: 05.08.2025
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Tout est dit
Un goûter en famille - strictement interdit aux enfants.
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Le salon de Germaine, 69 ans, grande femme soignée mais vêtue sans ostentation.
Une baie vitrée donne sur une terrasse et un petit jardin, deux fauteuils y font face devant une table basse ; la table à manger est sur la droite. Le soleil inonde la pièce.
Aujourd’hui, Germaine a convoqué tous ses enfants « pour solde de tout compte ».
L’aîné, Nicolas, est excusé. Suivent Mathilde, 44 ans, mère de six enfants, Suzanne, 42 ans, deux mariages, deux divorces et trois enfants dont un mort d’overdose, Sandra/Alexandre qui vient de fêter ses 39 ans, et Frédéric, 36 ans, le petit dernier. Germaine n’a pas revu les deux plus jeunes depuis bientôt vingt ans.
Mathilde, robe classique à col Claudine et petites fleurs bleues, dresse la table du goûter en fredonnant un psaume, ce qui a le don d’agacer sa mère.
Germaine Cesse donc de chantonner et dis-moi plutôt… comment va ton mari ? Il doit avoir du travail avec cette canicule, les vieux tombent comme des mouches…
Mathilde Oh Maman, tu n’es pas charitable !
Germaine (ironique) L’ai-je jamais été ?
(Puis, d’une voix suggestive) Un pasteur, ça arrondit ses fins de mois avec les enterrements… vous allez pouvoir partir en vacances…
Mathilde Vraiment Maman, s’il te plait, ne parle pas comme ça.
Germaine Oh, ça va ! Tu n’as jamais été bien drôle, ma pauvre fille, mais depuis que tu l’as épousé tu as complètement perdu le sens de l’humour.
Mathilde (levant les yeux au Ciel) « Pardonnez-la, Seigneur, elle ne sait pas ce qu’elle dit ! »
Germaine Ah non, pas de prêchi-prêcha chez moi !
Elle regarde sa fille s’affairer.
Oh et puis tu m’énerves, je vais m’en griller une.
Germaine fait coulisser la porte vitrée et sort sur la terrasse.
Elle s’allume une cigarette et tourne résolument le dos vers le jardin, quand la porte d’entrée s’ouvre sur la gauche du salon.
Entre Suzanne, ample robe multicolore, chevelure en bataille.
Suzanne Salut frangine ! J’étais sûre que tu serais déjà là, toujours ponctuelle, toujours proprette et serviable… la grande sœur modèle.
Mathilde Bonjour Suzanne, je suis heureuse de te revoir. On s’embrasse ?
Elles se font trois bises, se félicitent mutuellement de leur bonne mine.
Suzanne (en riant) Bah, nous ne devenons pas plus jeunes avec les années, c’est sûr, mais toi je te trouve en grande forme !
Elle regarde autour d’elle.
Où est Maman ? Ah, oui, elle fume, comme d’hab. (Baissant la voix) Dis-moi, tu sais ce qu’elle manigance ? …ça ne lui ressemble guère, un goûter de famille, surtout sans les enfants et avec nos frangins !
Mathilde Je ne le sais pas vraiment. Elle a évoqué vouloir mettre fin à cette farce, mais qu’est-ce à dire ? J’ai reçu l’ordre de convoquer toute la fratrie, même ceux qui ne veulent plus la voir depuis si longtemps… Tu imagines comme j’ai dû insister auprès des garçons. Mais finalement ils ont accepté tous les deux, ils ne devraient plus tarder.
Suzanne Encore une de ses lubies… on n’a jamais su sur quel pied danser avec elle. Enfin, je ne peux rien dire, elle prend Julie quatre midis par semaine pour lui éviter la cantine scolaire, j’apprécie.
Germaine (rentrant de la terrasse) Oui, et d’ailleurs j’aimerais assez que tu recadres ta fille ! L’autre jour je lui ai demandé pour la énième fois d’enlever son casque, je ne sais même pas si elle m’entend… et tu sais ce qu’elle m’a répondu ? « Bah, Mamie, de toute manière tu radotes ! » Non mais tu te rends compte ? Ma petite-fille à moi ! Elle aime bien ma cuisine, mais c’est clair qu’elle préfèrerait manger avec ses copines. (Elle soupire)
Enfin, bonjour ma fille.
Germaine claque une bise sèche sur la joue de Suzanne, qui n’a pas le temps de répondre car on sonne à la porte.
Va ouvrir, toi. Moi je ne sais même pas si je vais les reconnaître.
Germaine s’assied dans son fauteuil, dos à la porte, et saisit un magazine.
Suzanne va ouvrir à un homme de petite taille, blouson de cuir, cheveux coupés ras et sourcils fournis : c’est Alexandre, que Germaine avait nommé Sandra à la naissance.
Les deux jeunes femmes l’embrassent avec effusion.
Mathilde Oh, c’est bon de te revoir, ça fait si longtemps !
Sandra/Alexandre (moqueur) Tu sais où j’habite, tu viens quand tu veux…
Mathilde Bien sûr, mais tu sais avec six enfants, ma vie n’est pas toute simple.
En tout cas, je te trouve magnifique !
Sandra/Alexandre Merci. Je fais pas mal de sport pour garder la forme. L’approche de la quarantaine me fout le bourdon…
Suzanne (en riant) Ah ah ah, c’est vrai que tu es tout jeune ! Tu verras, c’est pas si dramatique, on survit.
Elle glisse son bras sous celui d’Alexandre.
Comment vas-tu petit frère ?
Sandra/Alexandre (lui souriant) Plutôt bien. Mais je me demande ce que je fais ici…
Germaine (tournant à peine la tête vers lui) Tu le sauras bientôt. Merci d’être venue.
Aucun d’eux ne raccourcit la distance qui les sépare.
Un silence gêné s’installe.
Mathilde (empressée) Vous voulez du thé ou du café ? J’ai aussi amené des jus de fruits, et j’ai préparé une tarte aux mirabelles, j’ai cru me rappeler que c’était ta préférée. Et aussi une aux fraises, pour Frédéric…
Sandra/Alexandre C’est gentil, merci Mathilde (il lui pince la taille, elle pousse un petit cri). D’ailleurs, il est où Frédéric ? Toujours en retard celui-là… mais bien sûr, il peut tout se permettre : c’est le chouchou à sa maman.
Germaine (marmonnant) C’est sûr, pas de risque que ce soit toi !
Suzanne (faussement enjouée) Bon, eh bien asseyons-nous, ça le fera arriver.
Suzanne et Alexandre prennent place autour de la table à manger tandis que Mathilde leur sert à boire.
Mathilde (tournant la tête vers sa mère) Maman ? Tu viens ?
Germaine Oui, tout de suite, laisse-moi finir cet article.
Mathilde Mais Maman, tout de même, c’est toi qui invites, tu pourrais faire un peu plus attention à nous…
Germaine Je suis chez moi et je fais ce que je veux, d’accord ?! Quand Frédéric sera là, je vous rejoindrai. En attendant, dites du mal de moi, j’ai l’habitude.
Se levant d’un bond, elle ressort sur la terrasse et s’allume une nouvelle cigarette.
Sandra/Alexandre Toujours aussi charmante. Je sais pas comment vous la supportez… Vous êtes des saintes les filles !
Suzanne Oh, tu sais, on a l’habitude. Et puis elle garde ma petite dernière à midi, je lui dois bien ça. Quant à Mathilde, tu la connais : c’est la bonté même.
Mathilde Arrête de te moquer !
Nouveau coup de sonnette.
Mathilde (joyeuse) Ah, voilà Frédéric !
Elle court vers la porte et ouvre à son jeune frère, tout de noir vêtu.
Malgré sa mine sombre, c’est un homme de grande beauté. D’ailleurs il est mannequin et, bien qu’ayant dépassé la trentaine, il n’est pas inquiet pour son avenir professionnel.
Frédéric (tout en répartissant des bises à ses frère et sœurs) Eh bien, qui l’aurait cru ?! Toute la petite famille est réunie ! Qu’est-ce qu’on fête : un divorce, un suicide, un assassinat ? Maman va partir avec Exit ?
Germaine (d’une voix forte qui les fait sursauter) Non, je ne vous ferai pas ce plaisir.
Elle prend place au milieu du salon.
Maintenant que vous êtes tous là, asseyez-vous, j’ai quelque chose à vous dire.
Tous s’asseyent et l’interrogent du regard.
Elle reste debout.
Pause.
Germaine (après avoir pris une grande respiration) Votre frère Nicolas est mort.
Les trois aînés (en même temps) Quoi ? Mais comment ? Que s’est-il passé ?!
Frédéric J’ai un « frère Nicolas » ? Première nouvelle !
Germaine Ah c’est vrai, tu étais trop jeune, tu ne l’as pas connu… Il est né taré, il a eu 46 ans ce printemps. On a dû le mettre dans un asile de fous pratiquement dès sa naissance.
Mathilde On dit une institution Maman, pas un asile.
Germaine (acerbe) Mais ça revient au même, non ?
(S’adoucissant) Pauvre Nico, on l’a pas vraiment connu, je ne saurais même pas vous dire à quoi il ressemblait… (Tentant de se justifier) Faut dire que son asile il était au milieu de nulle part… En fait c’est comme si on voulait les cacher les fous, vous ne trouvez pas ?
Frédéric Mais Maman, c’est toi qui nous l’as caché ! Comment puis-je apprendre que j’ai un frère le jour de sa mort ?! Tu es vraiment dingue, c’est toi qu’on devrait enfermer !
Mathilde Oh, Frédéric ! Ne dis pas ça ! Tu vois bien qu’elle a de la peine…
Sandra/Alexandre Elle, de la peine ?! Laisse-moi rire ! Elle a toujours détesté ses enfants, tu veux me faire croire qu’elle a de la peine pour l’un d’eux, justement celui qu’elle a abandonné ?! Nan, nan, cette femme est une sorcière, doublée d’une vraie garce !
Germaine (sèchement) Pas de gros mots dans ma maison, s’il te plait, Sandra !
Sandra/Alexandre (criant) Je m’appelle Alexandre ! A-lé-xan-dreu ! C’est pourtant pas difficile à comprendre ! Tu as été tellement nulle comme mère que tu n’as même pas su me donner le corps auquel j’avais droit, j’ai dû le construire moi-même… et en plus tu m’as rejeté, comme un malpropre, comme un criminel !
Il se détourne sur sa chaise.
Nan mais quelle salope !
Suzanne (posant une main sur son avant-bras) Ce n’est peut-être pas le moment…
Frédéric (interrompant sa sœur) Si, c’est le moment ! C’est le seul moment, le dernier moment ! Alexandre et moi avons pris sur nous pour revenir ici, dans cette, dans cette maudite maison… que j’ai dû fuir… (étranglé par l’émotion, il plonge le visage dans ses mains et se tait).
Sandra / Alexandre (radouci) Mais d’ailleurs, pourquoi as-tu fui, Frédéric ? Je ne l’ai jamais compris… J’ai toujours pensé que tu étais son chouchou, Maman te protégeait même de ses propres colères. Vas-tu nous le dire enfin ?
Frédéric Je… je… non, je ne peux pas. Qu’elle avoue elle, ce qu’elle m’a fait !
Tous les regards se tournent vers Germaine, désormais assise en bout de table.
Elle ferme les yeux et se souvient.
Germaine (tout doucement) Tu étais un petit gars tout en longueur, Frédéric, un môme adorable, même si tu n’avais pas inventé la lune… Tu avais onze ans quand votre père est mort, et quand vous étiez tous couchés, souvent je pleurais en silence dans mon lit.
Et toi Frédéric tu te relevais, tu venais te glisser sous mes draps, tu entourais mon cou de tes deux petits bras et tu me disais « Pleure pas, Maman, pleure pas, je suis là moi… » et tu me faisais des bisous. J’aurais sans doute dû te renvoyer, c’est ce que les psys m’ont dit des années plus tard, quand tu es parti…
(D’une voix plus forte) Mais moi j’étais seule et cela me faisait du bien, cette chaleur, cette tendresse. (Les regardant tous à tour de rôle) Pensez que j’avais votre âge actuel, seule avec quatre gamins à charge, ma vie n’était pas bien drôle… Et sincèrement, être mère n’a jamais été ma vocation.
Pause.
Alors peu à peu, avec les années, on en a pris l’habitude. (Se retournant vers Frédéric, d’une voix douce) Tu me rejoignais chaque nuit quand tes sœurs dormaient et – quand tu as pu, vous me comprenez, avec l’adolescence – ben on a souvent fait l’amour. C’était si bon, si naturel… Je t’ai tout appris, mon Frédéric… ou plutôt on pourrait dire que nous avons tout appris ensemble parce que Félix, votre père, il était pas du genre très entreprenant, tandis que toi, tu voulais tout explorer et tu m’as fait découvrir de ces trucs, oh je me souviens…
Frédéric (en hurlant) Mais tais-toi ! Tais-toi ! Je te hais ! Pourquoi crois-tu que je suis si seul ? Pourquoi n’ai-je jamais eu d’amie ?
Il s’effondre.
Tu m’as détruit…
Frédéric pleure, sa sœur Mathilde se lève pour l’entourer de ses bras.
Mathilde (regardant sa mère d’un œil assassin) Tu as commis le pire des péchés, Maman ! Même Dieu ne pourra pas te pardonner…
Sandra / Alexandre (lentement, prenant peu à peu conscience de la nouvelle donne)
Alors tu me refusais le droit d’être moi-même, et toi tu baisais mon petit frère !
Mais tu es un monstre ! Un monstre !
Germaine baisse la tête, encaisse les coups.
Un silence pesant s’installe.
Frédéric (relevant la tête vers elle) C’est vrai, que tu ne m’as jamais forcé… et qu’on se faisait du bien dans ton lit… (Soudain il se lève et hurle en la montrant du doigt)
Mais il y a une chose que je ne te pardonnerai jamais ! Jamais, tu m’entends ?! Quand je suis tombé amoureux de Christine, tu m’as dénoncé à ses parents ! Et… (étouffant un sanglot) ils l’ont mise dans un collège privé, je ne l’ai plus jamais revue… plus jamais…
Il retombe sur sa chaise.
Elle, elle aurait pu me sauver !
Suzanne (interloquée) Quoi ?! Maman, tu as fait ça ?! Il m’avait parlé de Christine, elle était belle, gentille, la première de classe, elle ne lui faisait que du bien…
Oh, Maman, quelle horreur ! Tu devrais avoir honte !
Germaine redresse lentement la tête et, se levant, parle en regardant droit devant elle.
Germaine Honte de quoi ? D’avoir voulu garder Frédéric pour moi ? Quel autre bonheur y avait-il dans ma vie ? Toi Suzanne tu avais le feu aux fesses et ne pensais qu’aux garçons, tu es bien vite partie de la maison. Mathilde était devenue une stupide grenouille de bénitier, et Sandra, ma foi… Sandra n’existait plus.
Pause.
Non, je n’ai pas honte. Après le départ de Christine j’ai tenté de consoler Frédéric du mieux que j’ai pu, en redoublant de tendresse, mais rien n’y fit. C’est cela que je regrette.
Deux mois plus tard, après une vague tentative de suicide, il a quitté la maison… qui est froide et vide depuis.
Germaine s’ébroue, comme un cheval agacé par les mouches. Son regard redescend vers chacun de ses enfants, qui restent muets, anéantis.
Elle ébauche un sourire qui ressemble à un rictus.
Germaine Allez, partez maintenant. Vous me détestez, et moi, je ne vous aime plus.
Pause.
Tout est dit.
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