A la poste

1. Capturer son regard 2. Lui faire perdre son assurance 3. Lui donner le coup de grâce. Mon plan était au point et elle ne se doutait de rien. Pourtant rien ne se passa comme prévu par cette radieuse journée où je mis mon plan à exécution... (Version améliorée)
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Elle m’a tout de suite énervé. Vissée derrière son guichet et protégée par une vitre en plexiglas criblée de trous de dialogue, elle me faisait tout répéter. Un manque d’attention impardonnable. J’avais déjà attendu vingt minutes derrière un petit monsieur à qui elle expliquait en articulant qu’il n’avait pas le bon papier, que sa carte d’identité était périmée et que le délai pour prendre son colis était dépassé, comme lui. Celui-ci avait été retourné à l’expéditeur. Au bord de la panique, le client âgé ne savait comment se défendre, ce qui arrive souvent à cet âge qui nous rend vulnérable et invisible. Ce n’était pas mon cas. Invisible peut-être, mais pas vulnérable.

 

J’avais eu vingt minutes pour observer la fille au visage pâle, ses lèvres pincées qui ne souriaient jamais, ses cheveux qui avaient cet air tout-le-temps-mouillés. Tout cela aurait été excusable ou à mettre sur le compte d’une mauvaise journée. Mais le regard ne mentait pas. Glacial comme la surface d’un lac gelé, sans vie.

 

Ce n’était pas la première fois que je venais à ce bureau de poste et je remarquai que les fonctionnaires derrière le guichet ressemblaient à ceux qui vantaient le métier  sur les affiches. Pour montrer la diversité des candidats: le gars jeune et maigre type assurance, l’homme grisonnant lourd d’expérience, l’apprenti tatoué souriant, la mère de famille soigneusement coiffée passe-partout et la fille rêche devant moi.

 

Son attitude avec le client précédent m’avait déjà crispé, mais je ne m’expliquais pas comment elle avait réussi à lancer des aigus qui résonnaient profondément en moi. J’étais mal à l’aise sans comprendre pourquoi.

 

Cette impuissance humiliante, je la connaissais sans pouvoir en situer l’origine. Je sentais mon cœur rétrécir douloureusement. Mes bras semblaient lourds comme gonflés d’eau et mon cerveau se repliait sur lui-même. J’étais invisible et vulnérable.

 

J’avais envie de tourner les talons, mais c’était mon tour. Il était clair que je devais retourner la situation, la faire taire. La faire taire en moi. J’allais prendre tout mon temps, le double du temps d’attente pour réussir à la rendre mal à l’aise.

 

Phase 1: capturer son regard.

 

–      Bonjour lança-t-elle mécaniquement

 

Au prix d’un effort coûteux, je pris un air poli aimable pour lui répondre.

 

–     Bonjour Mademoiselle (j’appuyais sur le « zelle »), j’ai essayé de remplir un ordre d’affranchissement pour deux cents lettres et je n’y arrive vraiment pas…

–      Vous suivez toutes les instructions et normalement c’est très simple.

–      Oui, mais j’ai essayé plusieurs fois et ça n’a pas fonctionné. Pourrions-nous le faire ensemble au guichet, j’ai imprimé le formulaire.

–      Monsieur, si vous le faites directement sur le site, il n’y a pas de supplément. C’est pour rendre service au client que nous avons développé ces fonctions, pour vous faire gagner du temps et de l’argent.

–      Excusez-moi Mademoiselle, mais question temps, j’ai comptabilisé quarante-six minutes devant mon écran à ne pas réussir, j’ai passé quinze minutes dans le bus pour venir à une poste encore ouverte, j’ai perdu vingt minutes devant votre guichet et vous me proposez de refaire le chemin inverse sans résoudre mon problème? Excusez-moi, mais je vous demande simplement de m’aider à envoyer ces deux cents lettres. C’est votre travail non ?

–      Mon travail va vous coûter trente-huit francs de supplément Monsieur.

 

Elle me regarde enfin ! La raison du stress qui est en train de s’installer en elle, c’est que la durée au guichet par client lui est comptée. Une petite lumière sous le comptoir lui indique qu’elle passe trop de temps avec moi, ce qui va attirer l’attention du chef de service, celui lourd d’expérience.

 

–––––––

 

Phase 2: lui faire perdre son assurance.

 

­– Mais enfin, Mademoiselle, restez calme. Si rendre service aux gens et faire un travail pour lequel vous êtes déjà rémunérée me coûte 38 francs, eh bien que voulez-vous que je vous dise, vous me volez un supplément pour un service qui, avant, était gratuit. Je suis un client tout de même !

 

Je haussai le ton, ce qui suscita un certain bruissement dans la succursale. Le corps du chef pivota légèrement de trente degrés par rapport à la scène.

–      J’aimerais parler au responsable. Il y a bien un responsable ?

Marie-Clémentine, nom inscrit sur sa chemise, clignota des yeux plusieurs fois et prit mon formulaire un peu trop brusquement.

–      Calmez-vous Monsieur, nous allons régler ce problème.

Le corps du chef se repencha sur un sa feuille.

 

Après quelques clignotements imprévus, elle s’exclama :

–      Ce n’est pas le bon formulaire Monsieur, nous allons donc procéder directement en ligne. Quel est votre compte ?

–      Pardon ?

–      Vous avez bien un compte ? Ainsi nous pouvons remplir votre ordre directement et débiter votre compte.

–      Je ne vais pas vous donner mon compte, là, devant tout le monde..? Y a-t-il un autre moyen ?

Marie-Clémentine me regarda comme un chien qui a perdu sa balle.

 

Gagné ! Bientôt quarante minutes !

 

–––––––

 

Phase 3 : lui donner le coup de grâce.

 

Ses cheveux paraissent plus mouillés qu’avant.

–       Mais Monsieur, si vous ne voulez pas me donner votre numéro de client, je ne peux pas vous aider. Et puis, vous les avez avec vous, les deux cents enveloppes ?

J’émis un soupir désespéré.

–      Moi, je vous demande juste de me remplir le formulaire et c’est tout. Après, pour les enveloppes, on verra plus tard.

Les clients commençaient à s’énerver, Marie-Clémentine aussi, et moi, je me sentais mieux. Mais la douleur ne partait pas.

 

Tenir encore un peu pour décoller le chef de sa chaise.

 

Finalement, ce dernier vint et prit le relais en priant les clients de changer de guichet. Tremblante, Marie-Clémentine quitta son poste, le visage marqué par la faute.  Le chef, sûr de lui, s’adressa à moi d’une formule d’expert:

–      On veut bien vous aider, mais pour cela il faudrait apporter les enveloppes et on règle tout au guichet. Ça vous convient ?

–      Ah, mais je suis content de vous entendre, Monsieur. Je reviendrai et vous suis reconnaissant de cette solution. Au revoir, Monsieur.

 

Et je quittai les lieux avec l’air satisfait de celui qui a raison.

 

J’avais eu le temps de scanner Marie-Clémentine. Son attitude, sa voix, son physique composaient un paysage d’hiver qui m’était familier. Mais dans quelles circonstances, quand et où nos chemins s’étaient-ils croisés ?

 

–––––––

 

Nos chambres étaient contiguës. Moi, c’est Louis. Je me souviens d’une enfance baignée de nuit et de terreur que jamais la lumière ne venait éclairer. Ma grande sœur me faisait payer l’attention que me portaient mes parents.

Née avant moi, elle avait bénéficié de l’amour privilégié envers l’enfant unique, puis le petit frère était arrivé. Plus rusée, beaucoup plus forte et surtout motivée par une méchanceté sans bornes, elle me terrorisait. Moi, je l’admirais et poursuivais sans résultat le rêve de me faire aimer d’elle. Ses yeux bleus comme l’eau d’un lac de montagne ne s’adoucissaient jamais, même en été. C’est moi qui fondait en sa présence. C’était d’autant plus facile de me torturer et elle ne s’en privait pas.

 

Une nuit où elle m’avait fait croire que ma peluche était dans le jardin sous la pluie, je sortis pieds nus et elle m’enferma dehors. Crier, tambouriner contre la porte, rien n’y fit. Mes parents dormaient bien. Epuisé et transi de froid, je m’abritai sous la veranda. Ma sœur m’ouvrit quelques heures plus tard et m’aida à me changer. Je trouvais ce geste gentil de sa part. C’est là que je compris que quelque chose ne tournait pas rond dans notre relation.

–      Je te conseille de te mettre au lit et de te taire, ou bien tu le regretteras. Ce que tu as vécu ce soir n’est rien à côté de ce que je te réserve si tu me dénonces.

 

Cette nuit là, j’échafaudais le plan qui allait la perdre.

 

–––––––

 

Marie-Clémentine me rappelait ma sœur disparue. Mon plan avait fonctionné. Pour se consoler de leur perte et se faire pardonner du ciel, mes parents avaient redoublé d’affection pour moi, désormais leur seul enfant. Je connus enfin des jours ensoleillés jusqu’à aujourd’hui, à ce guichet de poste. La voir, l’entendre, la sentir, mit chaque cellule de mon corps en alerte. Les nuits d’hiver étaient de retour.

 

Les ombres de la nuit avaient obscurci mon passé, au point qu’il ne restait que des contours de souvenirs qui n’étaient peut-être même pas les miens. Je ne cherchais pas à me rappeler quoi que ce soit. Par contre, je ne pouvais échapper aux émotions suscitées par un parfum, un son ou une couleur. Parfois un paysage à couper le souffle m’étouffait sans raison explicable. En voyant Marie-Clémentine, j’eus cette même sensation. Je pouvais fuir bien sûr et ne plus y penser. Après tout, cette postière insignifiante, barricadée derrière son guichet, ne pouvait me nuire en aucune façon et je ne pouvais rien lui reprocher. Mais elle existait et son existence me faisait du mal. N’était-ce pas une raison suffisante pour supprimer la cause de ma souffrance ?

 

Cette nuit là, j’échafaudais le plan qui allait me libérer.

 

Quelques jours plus tard, je retournais à la poste avec mes deux cents enveloppes. Par chance, il y avait très peu de clients et Marie-Clémentine était fidèle à son guichet.

 

Je mentirais si je disais qu’elle était ravie de me voir avec mon paquet d’enveloppes, mais elle ne pouvait pas se défiler, ce qui était bien pratique. Je savais où la trouver et quand. Je remarquai une légère crispation et elle affichait des yeux sans regard.

–       Bonjour Mademoiselle (je prononçais normalement le « zelle » ), je voudrais d’abord m’excuser pour l’autre jour. Je n’étais pas dans mon état normal et j’ai été vraiment odieux avec vous.

 

Elle bafouilla quelques syllabes inaudibles mais apparemment polies.

–       J’ai apporté les enveloppes et je voudrais juste les timbres que je collerai moi-même.

–       Bien Monsieur, je vais peser l’enveloppe. C’est pour la Suisse? en courrier prioritaire?

–       Pas tout à fait. J’ai 14 lettres en courrier prioritaire pour la France, 20 lettres en courrier B pour la Hongrie, 35 lettres en courrier A pour la Suisse… Ben tenez, j’ai tout écrit sur ce papier. Par contre elles n’ont pas toutes le même poids.

Je vis ses épaules s’affaisser sous le poids de la résignation. J’avais tout le temps de l’observer pendant qu’elle pesait les différentes enveloppes, typait, préparait les timbres… Et moi je prendrais tout mon temps pour préparer les enveloppes et revenir les lui apporter au guichet.

 

Une transformation s’opérait, que je n’avais pas prévue. Au fur et à mesure qu’elle procédait à ce travail ennuyeux censé l’exaspérer, Clémentine prit le parti de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ce qui me contraria.

 

Pendant que je collais les timbres – une tâche ennuyeuse à mourir – je l’observais. Son humeur était plus joyeuse qu’au début. Je lui rapportai les timbres et lui adressai mon meilleur sourire.

 

–       Je réalise que je n’aurais jamais réussi à remplir le formulaire et que j’ai bien fait de coller tout simplement les timbres. Sans votre aide je n’y serais jamais arrivé. Je vous remercie sincèrement.

–       A votre service, Monsieur.

 

C’était quitte ou double maintenant. Soit mon plan fonctionnait, soit je devais actionner le plan B :

 

–       Je me suis senti très mal de mon attitude envers vous l’autre jour. Est-ce que vous accepteriez que je vous offre un café après votre service ? Il y a un café juste en face. Avec empressement j’ajoutais: je comprendrais si vous décliniez …  mais je voudrais vraiment réparer.

 

A ma grande surprise, elle accepta.

 

–––––––

 

Ma sœur adorait jouer à la postière. Elle avait reçu une grande boîte contenant en miniature tous les accessoires de la poste. Il y avait des timbres, des tampons pour marquer les enveloppes de différentes tailles, un petit carnet jaune pour les paiements. Et même une casquette, un petit sac en bandoulière, une petite voiture. Moi, je n’avais pas le droit d’y toucher, mais seulement d’obéir à ma sœur. Elle me faisait attendre au guichet pendant qu’elle jouait, puis elle me sommait d’apporter les lettres à la boîte aux lettres, donc NOTRE boîte aux lettres. Par n’importe quel temps. J’avais le rôle le moins sympa. Ma mère trouvait attendrissant de relever le courrier fictif que je devais rendre à ma sœur qui vérifiait le compte.

 

Il faisait beau et je m’installai sur la terrasse à 16h20. Je la vis arriver à 16h40. Elle avait dû prendre le temps de se coiffer ou je ne sais quoi. Je n’ai jamais été marié mais je vois bien comment ça se passe dans les films. Mademoiselle n’avait pas seulement un tronc, mais une jupe et de jolies jambes. J’avais pris soin de m’assoir à contrejour, ce qui l’obligeait à s’installer en pleine lumière. Je me levai pour la saluer.

–       Ça me fait plaisir que vous soyez venue. Sincèrement, vous auriez pu changer d’avis après tout. J’ai lu sur votre badge que votre prénom est Marie-Clémentine. Moi, c’est Louis.

 

Je pensais préférable de ne donner que mon prénom pour la mettre à l’aise.

–       Qu’est-ce que vous prenez?

–       Un ristrett’, avec plaisir.

 

Je commandai un ristrett’, un thé et un millefeuille.

–       Vous êtes sûre que vous ne voulez pas une douceur ?

–       Non merci. Je n’ai pas beaucoup de temps.

–       Comme vous voulez. N’hésitez pas à changer d’avis.

 

Si elle était vraiment pressée, et de combien pressée, elle partirait avant que j’aie terminé mon thé et ma pâtisserie. Je détestais les pâtisseries et les baignoires à thé bouillant qui exigent une durée interminable pour refroidir. Mais le temps était mon allié dans cette histoire.

–––––––

 

Question comptes, ma sœur avait toujours l’avantage. Un jour que ma mère m’enduisait d’une épaisse couche de Nivéa sur le visage, ma soeur se moqua de moi. Comme punition, ma mère étala la crème sur plusieurs biscuits Blévita et lui somma de les manger. Malheureusement, le téléphone mural sonna dans l’entrée et ma mère disparut. J’avais pitié de ma sœur car je trouvais la punition trop sévère. Voulant à nouveau faire bonne figure, je profitai de la diversion pour avaler les deux tartines. En y repensant, je me dis que l’amour que j’éprouvais pour ma sœur avait atteint ses limites. Je n’ai plus jamais mangé du Blévita.

 

Après plusieurs rencontres café-millefeuille et des discussions intéressantes, Clémentine me proposa un déjeuner, le samedi après le marché. En effet, j’espaçais mes approches à l’inverse d’un requin qui encercle sa proie, pour ne pas éveiller ses soupçons. Je restais donc un peu distant, néanmoins suffisamment amical pour susciter en elle l’illusion de l’initiative, attitude qu’on prête généralement aux femmes. C’est donc Clémentine qui décida de ce déjeuner, lequel nous permit de partager nos goûts culinaires. Il fallait lancer autant de petits hameçons de points communs entre nous pour que sa confiance en moi s’ancre dans une relation d’amitié. Je n’irais de toute façon pas plus loin, car j’aurais l’impression de commettre un inceste. Elle était ravie que je la laisse aborder autant d’aspects de sa vie (pour mieux la pister) dont elle trouvait l’écho chez moi. En fait je ne révélais rien de moi puisque je me contentais de vivre la sienne. Elle adorait la marche, ce qui n’était pas mon cas…

 

–––––––

 

Lorsque nous partîmes pour atteindre le sommet du Salève à pied, ma soeur ne se douta de rien. Nous l’avions fait si souvent. Elle marchait en tête portant le pique-nique dans son sac à dos et moi, je trottais derrière en essayant de suivre son rythme. La plupart du temps, je la perdais de vue pour la retrouver en haut près du phare alors qu’elle avait déjà terminé mon sandwich. Cette fois, je ne la rejoignis pas. Je m’assis par terre sur l’étroite piste qui longeait la montagne Est en m’appuyant contre le rocher. Je comptais sur son inquiétude lorsqu’elle ne me verrait pas apparaître pour mettre mon plan à exécution. Le temps me parut long, mais elle revint enfin dans la descente. Etonnée de me voir assis parterre, elle me demanda ce qui se passait. Je geignis un peu en lui disant que je m’étais fait mal, sûrement une entorse, et que je n’arrivais pas à poser le pied.

–      Mais quel con ! Et on n’est loin d’être arrivés, purée !

Je tenais ma cheville et baissais la tête en grimaçant de douleur. Il fallait éviter d’en faire trop pour ne pas éveiller ses soupçons, d’autant plus que son empathie avait des limites.

–      Bon ben le jour baisse, il faut quand même qu’on arrive à la maison et je ne peux même pas te laisser là, sinon ce sera encore ma faute, dit-elle d’un ton brusque.

 

Elle m’aida à me relever, mit mon bras sur ses épaules et me prit par la taille pour me soulever et m’aider à marcher. Nous avancions lentement sur ce chemin vraiment étroit. Après un moment, je lui demandai si on pouvait s’arrêter un moment car je sentais le sang battre dans mon pied et ça me faisait très mal. Elle accepta à contrecoeur et je défis mes lacets pour soulager mon entorse. Lorsqu’elle se pencha pour voir les dégâts, le soleil couchant nous frappa d’une éclatante beauté. C’est précisément ce moment -là que je choisis pour la pousser de tout mon poids dans le précipice. A-t-elle été surprise ? A-t-elle crié ? Je ne me souviens de rien. Je savais seulement que son corps inerte gisait loin en contrebas et que je devais rentrer à la maison pour l’annoncer à mes parents. Je courus les derniers kilomètres, pour m’essouffler et transpirer. Je m’étais même fait pleurer en me tapant sur les orteils avec un caillou. J’arrivai enfin devant la maison, enfonçai la porte en criant:

– Marie est tombée !!!

 

 

Après l’accident, l’ambiance à la maison avait changé. Bien que néfaste, un élément essentiel de ma vie avait disparu. Une famille est un tout, et si l’un de ses membres disparaît, tous les liens se modifient de manière invisible. J’avais souvent observé avec fascination les bulles à la surface de mon bain. Dès que l’une d’elles éclatait, les autres se bousculaient pour remplir le vide. C’est ce qui arrive à une famille lorsque l’un de ses membres disparaît. Je n’avais pas prévu qu’après ce drame, je devrais composer le personnage du frère effondré et m’investir dans une culpabilité feinte à long terme. Comme si ma sœur absente se mêlait encore de mes affaires et dirigeait ma vie. Je la soupçonne d’avoir pollué mes relations avec les femmes à mon insu. Quoi qu’il en soit, je fis de mon mieux pour compenser le vide laissé par Marie. Ayant déjà perdu leur fille, mes parents concentrèrent encore davantage leur attention sur moi. Eux se sentaient aussi un peu coupables, j’espère. Nous déménageâmes peu de temps après.

 

–––––––

 

J’avais trouvé le dernier hameçon. Celui qui me plaçait apparemment dans une position inférieure. Lorsque Clémentine me proposa tout naturellement de passer un dimanche dans la nature, je me rebiffai un peu brusquement et elle s’en étonna. Après plusieurs hésitations, je lui racontais la tragédie de mon enfance, pour justifier mon aversion des balades dans la nature, où que ce soit. Après le drame, je n’avais jamais pu m’adonner à une passion que pourtant j’adorais. Clémentine, en bon Saint-Bernard, insista pour que je l’accompagne. Elle croyait fermement que si je refaisais le chemin avec elle, si longtemps après l’accident, ce serait thérapeutique. Nous n’étions pas obligés d’emprunter le même passage, car elle connaissait bien cette montagne tant fréquentée. Je me fis prier un peu, puis finis par accepter à condition de changer de parcours et de pouvoir abandonner en cours de route si la force me manquait. Peut-être que ça allait être thérapeutique en effet.

 

La journée était radieuse mais pas trop chaude. Clémentine marchait devant et se retournait souvent pour vérifier comment j’allais. La montée accordait nos rythmes de pas et la beauté du paysage me fit du bien. Mon plan était au point et je me détendais au fur et à mesure de notre ascension.

 

Aussi, ce qui suivit me prit totalement par surprise et la dernière image, celle de son sourire angélique quand elle me poussa dans le précipice, me laissa sans voix. Le temps sembla suspendu et me figea dans l’épaisseur du vide fatal. Ma bouche stupéfaite n’émit aucun cri dont l’écho dans la montagne aurait signalé un accident.

 

Qui était Marie-Clémentine ? Comment n’avais-je rien vu venir ?

 

 

 

Commentaires (9)

Acinos
07.01.2024

Avec beaucoup de légèreté, je me suis laissée emporter par ce drame aux notes caustiques délicieusement satisfaisantes.

Starben CASE
09.01.2024

Les postiers m'ont toujours inspirés, prisonniers qu'ils sont derrière leurs vitres.

Mo

Motus
06.01.2023

Un vrai régal, ces descriptions de personnage et ces dialogues pétris de mauvaise foi! Beaucoup de finesse dans la psychologie et un sens très fin du détail éloquent!

Eloïz
27.07.2022

Tel est pris qui croyait prendre! ;-) merci pour cette histoire qui m'a fait rire de si bon matin!

Starben CASE
27.07.2022

Je me soupçonne d'aimer écrire de l'humour noir. Ca fait plaisir de réaliser que d'autres webwriters apprécient. Merci pour le commentaire :-)

Starben CASE
24.05.2022

Merci Marie pour ton commentaire. Machiavélique... c'est bien dit. L'humour en plus :-)

Marie Vallaury
24.05.2022

Machiavélique ! Je n'irai plus à la poste ...

Asphodèle
13.04.2022

Ce début met bien en bouche. J'ai très envie de savoir ce qui va lui arriver, à cette employée rêche et antipathique qu'on a tous croisé un jour à un guichet ou à une caisse...

Starben CASE
05.05.2022

Ca y est Asphodèle, l'histoire est terminée... Bonne lecture!

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