Créé le: 05.09.2015
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Tendre fuite

Amour, Nouvelle, Voyage

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© 2015-2024 Stéphanie de Roguin

Claquer la porte un jour, pour aller voir le vaste monde. Quand on a toujours vécu sous un chapiteau, le dehors déploie d'un coup ses mille odeurs...
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Il y avait des années de…

Des années de cela

Elle avait tiré des traits

Il s’était grimé d’une voix

Par chance, la troupe entière avait assisté à la scène. Elle en était restée bouche bée. Il aurait pu mal le prendre, mais à la place, son visage entier, celui de la poudre blanche et des néocolors, des fausses rides et des sourcils surfaits, avait ri comme un seul homme. Un jour, dehors. Une vie à s’attendre.

C’était un jour de rien. De ceux que l’ennui défait, jusqu’à oublier qui l’on est. De ces jours où l’on laisse filer les heures, parce que rien d’autre ne vibre. C’est bien là que les tic-tac tournent au ralenti, et on se creuse l’esprit pour trouver un plein au vide. Alors comme dans tous ces riens, on avait élevé la voix. Elle avait dit, plus jamais. Il avait marmonné un, je sais.

La porte de la roulotte avait claqué.

Seul inconvénient à la décision prise, le matin, c’était maintenant elle qui devait faire monter le café. Elle n’avait jamais voulu apprendre, pestant contre les cafetières italiennes, disant que nespresso c’était plus simple. Il s’en était accommodé, si c’était la seule tâche ménagère qui l’attendait, ma foi…

Le premier jour, elle s’était brûlée. Ou plutôt ébouillantée, en approchant trop près la main du bec verseur en fusion pour vérifier si c’était bon. Alors elle avait pesté, encore, contre la cafetière italienne. Dans ses oreilles, Clooney et son what else ?, valaient de toute manière mieux. Mais Alberto avait dit non, manque de place. Pour ça, il n’avait pas eu tout à fait tort, la caravane était exiguë. Déjà qu’on ne savait pas où s’asseoir, ni où caser des invités, ni encore moins faire des réserves, pas de place.

Généralement, quand Alberto disait non, on pouvait tenter un oui juste derrière, et bien souvent même l’imposer. Mais pour la nespresso, il avait été catégorique. Alors elle s’était ébouillantée.

Sinon, peu de changement. Plus de place dans le lit, pas de dispute pour la douche, moins de rationnement d’eau, admettez que c’était pratique. Et la vie continuait, fidèle à elle-même, à regarder filer les heures et à sortir à sept heures pétantes, s’asseoir dans le fauteuil de camping, et déchirer les billets.

Alberto avait fait le bon choix – du moins c’est ce qu’il croyait. Prendre la clé des champs à trente ans passés, ce n’était pas donné à tout le monde. A cet âge, normalement, on avait plutôt tendance à se caser, femme, bébé, pantoufles au chaud et feuilleton tous les soirs. Lui, c’était l’inverse. Naître sous un chapiteau, dans l’entrée des artistes, pendant que la collègue de maman se contorsionne devant cent cinquante spectateurs ébahis et que son frère lisse le poil de cinq chevaux, ça non plus, ce n’était pas donné à tout le monde.

Finalement, peu de gens dans ce bas-monde gardent la même maison – d’autant plus quand elle est sur roulettes – et la même activité durant leurs trente premières années de vie. Alors Marcella l’avait mis dehors, et c’était tant mieux.

Après le claquage de porte, il avait marché sans savoir où il allait, comme si c’était naturel de s’éloigner un peu de ce monde-là, à ce moment précis. En voyant la tempête arriver, il avait su sauver quelques objets, pas forcément utiles, mais symboliques pour la plupart, et les emballer dans un fichu. Une fois la forêt atteinte, il avait cassé un bon morceau de bois mort, et le balluchon était prêt. Il tenait à prendre la clé des champs un balluchon sur l’épaule. « Ça, ça le fait ! », pensait-il à mi-voix.

Avec son look de baroudeur d’un ancien temps, Alberto allait là où lui indiquaient ses pas. La montre, il l’avait naturellement oubliée. Plus de répét’, plus de numéro, plus d’applaudissements à tout rompre, plus de routine, la vie, la vraie ! Un carré d’herbe fraîche, rien de tel pour un petit somme. A l’ombre de ce grand chêne, on ne pouvait trouver mieux. Il s’allongea à même le sol, ferma les yeux. Que c’était bon de ne rien faire ! Et ce petit vent de caresser ses bras maintenant nus, et cette odeur de terre, toute simple, toute nue.

Après une demi-heure d’un demi-somme, Alberto ouvrit les yeux. Chaque feuille, unique. Il étudia son découpage, à elle, à elle et à elle encore. Chaque branche, rugueuse. Une à une, il les inspecta. Les rayons du soleil, bas maintenant, éclairaient chacune d’une manière unique et singulière. A force de regarder ses pieds sur la corde tendue, puis son point d’arrivée comme pour mieux l’approcher, il n’avait jamais autant de sa vie regardé en l’air.

L’écorce du tronc le happa tout entier. Chaque cerne du bois lui faisait un sourire, ou une grimace selon comment on la prenait. Des nœuds de bois semblaient tordre la masse de brun qui à ce moment-là, prenait vie. Alberto aurait pu dormir ainsi les yeux ouverts, tant c’était beau. Mais d’épais nuages gris firent leur apparition et il fallut déguerpir, trouver un abri. Quelques pas encore et la ville approchait.

Les villes, il les connaissait. Même si la troupe stationnait généralement plutôt en périphérie, sur une place, une parcelle, un champ, il y avait quand même, bien que rarement, des soirs de relâche où l’on pouvait aller explorer. Des ruelles et des tavernes, des bars dont on ne se rappelait généralement pas le lendemain, des gens et des gens partout. Mais bon, il ne les avait jamais connues plus qu’un soir ou deux. Bien entendu, chaque année c’étaient plus ou moins les mêmes, quasiment toujours dans le même ordre, mais les soirs de relâche ne coïncidaient pas forcément. Alors à force, on confondait. Parce que finalement, les villes c’étaient toujours plus ou moins les mêmes. Une rue commerçante, avec des enseignes similaires partout, l’église, la poste, la place centrale. Des cafés attirants, d’autres moins. Des rues propres, des rues sales. Des endroits branchés, d’autres craignos. Des avenues, des bagnoles, des arbres, ou pas. Du gris, beaucoup de gris.

Mais cela avait quelque chose d’excitant. Surtout quand on était fraîchement célibataire pour la première fois de sa vie. Des gens, beaucoup de gens. Des filles, beaucoup de filles. Avec Marcella, au début c’était fou, même si on avait pas beaucoup de temps à tenir sur le petit nuage. Trop et pas assez à la fois. Trop parce qu’on avait rapidement fait ménage commun dans la roulotte exiguë, pas assez parce que les répét’ s’enchaînaient à un rythme effréné, et que le soir, on était K.O. Donc très vite, dans la roulotte exiguë, la routine s’était installée. A trente-deux ans, déjà un vieux couple. Café fumant, partage d’un mini-boiler pour une douche chronométrée, répét’ pour lui, alanguissement pour elle, attente, un peu d’ennui, déchirage des tickets et spectacle. A ce rythme, indéfiniment.

Quand il n’y en avait qu’un des deux qui s’ennuyait, ça allait encore. Mais le début des déboires, perfide engrenage, s’était mis en place quand Won Yang avait débarqué comme une fleur sous le chapiteau. Funambule prodige, plus habile et audacieux que tout ce qu’on aurait pu imaginer. En vogue, presque mondialement connu, du fait de ses performances fortement médiatisées. Tendre un câble entre deux sommets de l’Himalaya, avouez qu’il fallait oser. Entre deux gratte-ciels de Manhattan, autant qu’entre le premier étage de la Tour Eiffel et un monstrueux poteau installé pour l’occasion.

C’est comme ça que tourne le monde maintenant, pensait Alberto : faire la Une des journaux, c’est ça être puissant. Bien plus que d’avoir trimé année après année à s’exercer au quotidien, à chercher à s’améliorer chaque jour, en plaçant le pied gauche plutôt ici, et le droit plutôt là. Passer à la télé, ça ouvre toutes les portes. Rester cloîtré dans le chapiteau de sa naissance, c’est mourir à petit feu. Du jour au lendemain, Alberto avait été mis à la porte. En attendant de lui trouver quelque chose, ce qui se résumait sûrement à déchirer les tickets de concert avec Marcella, ou éventuellement de distribuer les programmes avec le nain Pepito, ils étaient deux à s’ennuyer dans une toute petite caravane, 12m2 et 10 les jours de pluie – le toit perçait à l’arrière, pas de quoi réparer – du réveil souvent matinal à la phase critique des 19h00, accueil du public et déchirage.

La ville brillait de mille feux. Le soir tombait et les nuages sombres bien bas. Comble de la lumière, elle avait tendance à éblouir celui qui avait coutume d’une lampe à gaz chancelante, ambiance garden-party tous les soirs. Du bruit, des gens. Des toits devant les magasins pour s’épargner les grosses gouttes qui commençaient maintenant à tomber.

« Monsieur, vous voulez entrer ? Un petit cadeau pour votre douce ?

Euh non, c’était juste pour éviter cette pluie…

Dans ce cas, je vous demanderais de quitter les lieux, monsieur. »

Ironie du sort, le premier abri avait été la toile de store abaissée devant un magasin de lingerie plutôt chic. La pluie était glaciale. Il fallut essuyer encore un refus devant un marchand de glaces puis sous la toile d’une boutique de prêt-à-porter masculin. L’hospitalité n’était pas de mise. Quelques sous en poche, juste assez pour un café. A vingt pas de là, un troquet chaleureux. Sur les murs peints, des esquisses d’artistes en devenir. Au plafond, des bulles de couleur servaient d’abats-jours. A peine la dernière goutte du breuvage chaud avalée, le serveur s’enquit :

« Encore quelque chose ?

Non, pas pour le moment, je vous remercie. »

Alors le serveur, plastron blanc sur chemise noire, apporta l’addition d’un pas décidé.

« C’est que cette table a été réservée pour 19h00. Il vous reste quatre minutes. »

Alberto paya, il n’avait pas le choix. Restait à trouver un endroit pour passer la nuit. Ville-lumière, ombre des visages. Temps minuté, pas un sourire. Tout paraissait réglementé, à tel point. Les hôtels affichaient pour certains des chambres libres. Quatre requêtes, toutes dans le même ordre d’idée : on ne pouvait pas s’en sortir à moins de quatre-vingt. Impossible. Les quelques pièces de monnaie et les fins billets ne permettaient pas une telle folie. Restait à attendre que les gouttes cessent et retourner vers le vieux chêne. Ou un autre, peu importait. Errance nocturne, jusqu’aux petites heures de l’aube, sans se faire chasser ni détrousser. La solution, rester le moins longtemps possible au même endroit. Comble de l’inconfort.

Au petit matin, les nuages s’étaient dissipés et les rayons d’un timide soleil refaisaient leur apparition. Va pour le vieux chêne et tous ses copains, les feuilles dentelées à observer pendant des heures, les brins d’herbe à s’enrouler autour des doigts, les siestes inopinées, les balades incessantes, les bains dans les points d’eau, le retour à la ville pour piocher dans les containers derrière les supermarchés, la douceur de vivre. Le temps s’égrainait lentement, très lentement, et le corps s’y adaptait, comme si tous les gestes, eux aussi, ralentissaient : pas de bouton sur lequel appuyer pour chauffer l’eau ou se laver les dents, pour mettre de la lumière ou appeler un ami.

Pas d’ennui non plus, la nature en spectacle, le jeu de se mettre à l’abri ou de trouver de quoi se mettre sous la dent, en un mois que du jeu, de la contemplation, des rires intérieurs. On respirait, enfin.

Et puis, il y eut cette nuit, justement sous le grand chêne, ou des lampes torches et un gyrophare bleu en arrière-plan vinrent bousculer cette quiétude.

« Que personne ne bouge ! (puis, en s’approchant) Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? »

D’une voix ensommeillée, Alberto voulait nier en bloc. Prendre un autre nom, de sauvage peut-être, mais rester ici encore un peu.

« C’est bien lui, chuchota l’un des uniformes à son collègue. Il tenait une photo grand format, peut-être un avis de recherche.

Vos papiers !, demanda un autre, sans plus de détour. »

Alberto tendit prudemment son porte-monnaie, dans lequel il n’était pas sûr d’avoir encore ce qui pouvait ressembler à un quelconque papier d’identité.

« C’est tout ce que vous avez ? », demanda l’uniforme en remuant scrupuleusement la poche à monnaie. Il devait rester quelques pièces.

Alberto acquiesça.

« Moins de cinq francs en poche, vous êtes considéré comme un vagabond. On va vous ramener d’où vous venez.

Mais… essaya d’argumenter Alberto.

De toute façon, on a ça, déclama l’uniforme en lui montrant l’avis. Marcella s’est fait beaucoup de souci, continua-t-il.

Vous la connaissez ? » A l’évocation de ce nom, Alberto eut un petit coup au cœur. Peut-être bien que la plaisanterie avait assez duré finalement. Et les nuits commençaient à être carrément froides. Le café du matin manquait cruellement, dans la cafetière italienne qui faisait criser Marcella.

Le cirque n’était qu’à une cinquantaine de kilomètres de là. Alberto savait bien que c’était la trêve, la bouffée d’air de six semaines, l’arrêt au bercail. Son choix d’évasion à ce moment-là n’était certainement pas anodin…

Retour à la case départ. Alberto se colle au café, tandis que Marcella se prélasse. Encore cinq minutes de sommeil feint. Il faudra se battre pour la douche, rationner l’eau, quitte à laisser du shampoing entre deux cheveux. Tandis que l’italienne gronde, son filet de vapeur délivrant un doux arôme de café chaud, la fenêtre, minuscule pourtant, lui renvoie le grand chêne. Celui des siestes alanguies, des rêveries bohèmes, des chants d’oiseau, de la liberté. Les yeux cernés de la fenêtre l’effraient, la fenêtre lisse, vitre, presque miroir renvoient la fatigue, l’arbre puissant, l’arbre rêveur. Des yeux dans les cernes du tronc, un sourire timide dans l’écorce rugueuse, toute petite fenêtre, des reflets, du vent.

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