Créé le: 25.09.2016
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Temps mort à l’EMS

PolarLe Polar 2016

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© 2016-2024 Rosemarie Fournier

Vous croyez que les passions amoureuses - avec leur cortège de jalousie, d'ardeur et d'intrigues - s'éteignent avec l'âge? Que nenni! On vit de grandes et belles histoires d'amour en maison de retraite. Mais parfois, ça dérape…
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Lundi, six heures. Mal réveillée, Janine navigue à vue, de la réception au vestiaire où elle enfile son uniforme d’infirmière stagiaire. Le couloir, l’ascenseur, les chambres du troisième étage où résident les moins gâteux des résidents.

En sortant de l’ascenseur, sa rêvasserie prend fin d’un coup. Elle manque trébucher sur un corps recroquevillé sur le carrelage. Du sang partout. Janine ouvre la bouche pour crier, se ravise. Ravale nausée et panique. Regarde un peu mieux. Une canne abandonnée. Un peignoir gris remonté sur des jambes maigres. Elle le reconnaît: c’est Alfred. Alfred Médeau, l’ancien marathonien. Elle le retourne, découvre les yeux grands ouverts qui ne verront plus jamais rien.

Les heures qui suivent sont un tourbillon de commentaires, de coups de téléphone et de distribution de calmants. Manifestement, la mort d’Alfred n’est pas naturelle. La directrice a appelé la police.

*

– Il fallait que ça tombe sur nous, grommelle Simone. Si ça se trouve, ce petit vieux s’est fracassé le crâne en essayant de piquer un sprint dans le couloir.

– Ne râle pas. C’est rigolo, non? Une enquête dans un EMS! Et pas n’importe lequel. Tu sais ce qu’il a de particulier?

– Non. Et, Clarisse, ne roule pas si vite, j’ai mal au cœur. Il va bien nous attendre, le macchabée.

– Figure-toi que la résidence est réservée aux anciens athlètes de haut niveau. Il faut avoir décroché quelques médailles pour y être admis.

– Sans blague? Alors, ça risque d’être intéressant. On pourrait même demander des autographes à quelques-unes de ces vieilles gloires.

Clarisse gare la voiture de police sur le parking de la Résidence Olympique. Toutes deux se dirigent vers la réception. Une jeune femme les arrête.

– Mesdames, heu… c’est vous qui…? Vous êtes de la police?

Marre! A chaque fois c’est pareil, pense Simone. Même avec l’air officiel, le badge et tout, il semble que cela ne suffise toujours pas pour être prises au sérieux.

– Inspectrice Simone Parel et ma collègue, Clarisse Nandin. Vous avez appelé suite à une mort suspecte, c’est bien ça?

– Oui, une stagiaire a trouvé l’un de nos résidents sans vie, tôt ce matin. Et il semble que ce ne soit pas accidentel. Je suis Sandra Fordi, la directrice.

*

La routine habituelle s’est déjà mise en place: médecin légiste, gars du laboratoire, photographe… Simone et Clarisse demandent un endroit au calme pour les interrogatoires. La directrice leur attribue le bureau du comptable, au rez-de-chaussée. C’est elle que les inspectrices questionnent en premier. Madame Fordi n’a rien vu, ne sait rien, ne peut rien dire, n’a aucune idée de ce qui a bien pu se passer. Après son départ, Clarisse soupire.

– Au moins, elle nous a remis tous les dossiers des résidents et du personnel. Alors, au boulot! On cherche n’importe quoi qui pourrait nous mettre sur la piste du tueur.

– Heureusement que la maison ne peut recevoir qu’une vingtaine de résidents. Et que toutes les portes extérieures sont fermées pour la nuit. Ça rétrécit le champ des possibles.

Clarisse ouvre le premier dossier et laisse échapper un sifflement.

– Tu te rappelles? C’était une joueuse de tennis extraordinaire. Je reconnais le nom, pas la photo. Elle a l’air si frêle qu’elle doit avoir de la peine à soulever sa canne. Quand à l’asséner sur la tête du pauvre Alfred…

– Et celui-ci, poursuit Simone, ça me dit quelque chose. Un footballeur, je crois. Il est dans une chaise roulante. Les bienfaits du sport de compétition… On peut le mettre de côté, lui aussi.

Lorsque l’examen des dossiers est terminé, elles ont retenu trois noms. Simone résume:

– Trois personnes qui semblent avoir toute leur tête et une certaine condition physique. Qui logent au troisième et fréquentent la salle de fitness de la résidence. Une patineuse artistique, un haltérophile et un skieur alpin. Tu parles d’une collection…

– On commence par eux. On interrogera le personnel après.

*

– J’aurais dû gagner, oui! J’étais le meilleur. Sans cet abruti de préparateur qui s’est trompé de fart pour mes skis, c’est la médaille d’or que j’aurais décrochée, c’est sûr. Je…

– Monsieur Marchand, c’est déjà magnifique, une médaille de bronze aux Jeux Olympiques. Pourrions-nous revenir au sujet qui nous occupe?

Bouche tordue et regard mauvais, le vieil homme qui fait face à Clarisse lui lance d’une voix hachée:

– Vous trouvez que je radote, hein? Pourtant, vous avez l’air assez vieille pour vous rappeler de moi!

Clarisse Nandin, inspectrice de la police judiciaire, vingt ans de service, soupire, tentant de conserver une patience qui s’amenuise au fil des radotages du vieillard. Elle reprend:

– Vous le savez, votre voisin de chambre a été assassiné. Nous essayons de découvrir l’auteur de ce meurtre. Je recommence: avez-vous entendu ou vu quelque chose qui pourrait nous aider à découvrir le coupable?

– J’ai rien vu, rien entendu. Avec tous les médicaments qu’on nous donne, je dors jusqu’à huit heures, tous les matins.

– Et hier soir, avez-vous remarqué quelqu’un, quelque chose qui sortait de l’ordinaire?

Son interlocuteur tape sa canne sur le carrelage.

– Hier soir, j’ai regardé la télé dans ma chambre. Fort, parce que je suis un peu sourd. Après la tournée de l’infirmière, je me suis couché et j’ai dormi. Rien vu. Rien entendu.

– Bon, je vous remercie. Vous pouvez vous en aller maintenant.

Marchand, René de son prénom, se lève et se dirige à petits pas glissés jusqu’à la porte du bureau.

*

– Allez, dit Clarisse, on fait venir Pascaline Mutter. C’est la patineuse.

La femme qui entre dans le bureau est toute menue, toute ridée et tout sourire. Fond de teint, rouge à lèvres, permanente et robe à fleurs. Elle s’assied délicatement en face des deux inspectrices.

– Madame Mutter, merci d’être venue.

– Appelez-moi Pascaline, c’est plus joli, vous ne trouvez pas?

La voix est douce mais assurée. Elle continue sans attendre de réponse.

– Ce pauvre Alfred. C’est une vraie tragédie. Et dire que hier soir encore, je lui avais offert une tisane de tilleul dans ma chambre. On s’entendait bien, vous savez. Il était charmant, tout à fait charmant.

Elle se penche et chuchote:

– Et amoureux. Oui, oui, il me faisait la cour. Ma foi, je le laissais dire, c’est toujours agréable, n’est-ce pas?

– Madame… Pascaline, vous avez passé la soirée avec Monsieur Médeau. Est-ce que vous avez noté quelque chose d’inhabituel?

– Mais pas du tout. Oh! Il y a toujours des jaloux, bien entendu, répond Pascaline en ajustant le col de sa robe qui n’en avait pas besoin.

– Des jaloux? Qui ça?

La vieille dame reste évasive, ne nomme personne. Clarisse et Simone poursuivent l’interrogatoire, traquant le moindre détail. En vain.

Quand leur témoin s’en va, elles se regardent, amusées.

– Clarisse, quand tu seras très vieille, tu crois que tu auras encore envie d’avoir des histoires d’amour?

– Mais j’espère bien! A cet âge-là, le monde rétrécit autour de soi. Tomber amoureux, c’est l’aventure!

– Bon, alors, on suit la piste d’un amoureux jaloux?

– Pourquoi pas? Tiens, le suivant. D’après son dossier, c’était un haltérophile, plusieurs fois champion du monde. Pour peu que ses neurones soient encore en bon état, on va peut-être apprendre des choses.

*

Martin Jussiau pénètre dans la pièce. L’homme a beau être courbé par l’âge, il reste imposant. En hauteur et surtout en largeur. Une tête chauve, une moustache blanche retombant de chaque côté de sa bouche et surtout, surtout, des mains énormes qu’il ouvre et ferme sans arrêt. Il attaque:

– On me l’avait dit, mais j’y croyais pas: des fliquettes pour enquêter sur le vieux Médeau! C’est pas du boulot pour vous, ça. Vous devriez être à la maison, à vous occuper du ménage et de la marmaille.

Simone s’est à moitié redressée sur sa chaise. Envie de mordre. Clarisse pose une main sur son bras et dit:

– Je suis l’inspectrice Nandin et voilà ma collègue Parel. Vous voulez voir nos insignes?

– Bonne idée! Il saisit les badges qu’on lui tend. Ça a l’air vrai, ma foi. Mais ça prouve pas que vous soyez compétentes pour enquêter sur une affaire pareille.

– Vous pensez ce que vous voulez. Mais pour le moment, nous aimerions vous poser quelques questions.

Jussiau ne sait rien, lui non plus. Il s’est retiré tôt dans sa chambre et n’en a plus bougé jusqu’à ce matin, quand il a entendu du raffut dans le couloir.

– De toute manière, Alfred, il était en bout de course. On pourrait presque dire qu’on lui a rendu service. On vous l’a pas dit? Son cœur battait la breloque depuis quelque temps. Bon, si vous n’avez plus besoin de moi… dit-il en se levant.

– Merci, non. On vous rappellera peut-être plus tard, si nécessaire.

Quand il quitte le bureau, Clarisse se tourne vers sa collègue.

– On fait une pause, là, d’accord?

Simone passe les mains dans ses cheveux bouclés, les ébouriffe un peu plus qu’ils ne l’étaient déjà et expire lentement.

– Je n’aurais jamais imaginé… Ça fait peur. Est-ce qu’on sera aussi comme ça à leur âge? Et dire que ce sont tous d’anciennes gloires sportives…

Dix heures du matin et elles se sentent déjà épuisées. Le bureau qu’on leur a prêté est minuscule. Les deux chaises ajoutées pour les besoins de l’interrogatoire laissent à peine la place de tourner autour de la table encombrée de dossiers. Clarisse ouvre la seule fenêtre pour tenter de faire rentrer un peu de l’air frais de ce matin d’octobre.

*

Les deux femmes décident d’aller voir où en est l’équipe technique. L’ascenseur les amène au troisième étage. Des portes de chambres de chaque côté. Au fond, un salon et une petite cuisine. Au sol, une silhouette dessinée à la craie qui montre l’emplacement de la victime. Le médecin légiste est assis au salon, occupé à consigner ses observations. Elles se dirigent vers lui. Il relève la tête et enlève ses lunettes.

– Fracture du crâne, causée par un objet très lourd, sans aspérité. Mort instantanée. On dirait qu’il a été frappé par un gros caillou, très lisse. J’en saurai plus après l’autopsie. A première vue, je dirais qu’il a été tué hier soir, tard, mais ça demande confirmation. Les techniciens n’ont trouvé aucun indice. Ils ont relevé toutes les empreintes possibles et sont partis tout à l’heure. Je n’ai plus rien à faire ici. Je vous donnerai des nouvelles dès que j’en aurai.

Restées seules, les policières inspectent les lieux désertés. Les occupants du troisième étage ont été rassemblés dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Tout est soigneusement rangé. Revues et journaux empilés sur une table basse, coussins des fauteuils lissés, coin cuisine impeccable, sans rien qui traîne. Simone dit:

– Il faut perquisitionner les chambres maintenant. On ne va pas pouvoir empêcher les résidents d’y revenir pour leur sieste.

Les portes des chambres portent le nom de leur occupant. Simone pousse celle de Pascaline Mutter. Des photos. Partout. En couleur, en noir-blanc. En grand sur les murs, en petit sur chaque surface disponible. Avec toujours le même sujet: Pascaline sur une patinoire. La penderie contient de jolis vêtements colorés. Dans la salle de bains attenante, rien de remarquable, à part la quantité incroyable de produits de beauté qui encombrent la tablette du lavabo.

Dans la chambre de l’haltérophile, c’est une grande étagère qui attire leur attention. Des coupes, des médailles, des trophées…. Simone saisit un livre jeté sur le couvre-lit.

– “Les 500 meilleurs athlètes du 20ème siècle”… Hé, Jussiau s’y trouve. Regarde un peu la photo.

– Séduisant. Il a dû en briser des cœurs avant de finir ici. Tiens, tiens… Tu as vu ce cadre sur la table de nuit?

– Mais c’est notre Pascaline! En pleine exhibition artistique. Dis, tu as une photo sur ta table de nuit, toi?

– Non, mais si j’en avais une, ce serait certainement celle de quelqu’un de très important pour moi. Alors, un jaloux possible?

Pensive, Simone répond:

– Possible, oui. On garde ça en mémoire. Bon, on continue?

Deux heures plus tard, le tour des chambres est terminé. Elles n’ont rien trouvé. Seulement les échos de vies qui se terminent. Mélancolique, Clarisse dit:

– Quand on y pense… Ils ont tous été célèbres, riches aussi sûrement. On les a adulés pendant une grande partie de leur vie. Et voilà tout ce qui reste: des photos et des histoires radotées.

*

Elles redescendent au rez-de-chaussée où elles avisent un infirmier qui entoure de ses bras une petite vieille à l’air effondré. Clarisse murmure:

– On ne l’a pas rencontrée, celle-là, n’est-ce pas?

– Non. Tu crois qu’elle pleure la mort de Médeau?

– On la verra cet après-midi, on lui demandera. En attendant, je suis curieuse de voir à quoi ressemble la salle de fitness de la Résidence Olympique. On y va?

A l’entresol, Simone pousse une porte vitrée derrière laquelle on distingue des installations sportives. La salle est grande, bien équipée. Quelques personnes en survêtement font de l’exercice. Jussiau est là aussi. Allongé sur un tapis, il soulève des poids en respirant fort. Deux femmes, dont Pascaline, marchent lentement sur un tapis roulant, tout en discutant. A l’arrivée des inspectrices, Pascaline arrête son tapis.

– Alors? Vous avez trouvé?

Clarisse secoue la tête et se dirige vers le fond de la pièce. Tout un matériel est rangé là: tapis de sol, cordes à sauter, ballons… Simone, qui l’a suivie, soulève un petit haltère muni d’un disque aux deux extrémités.

– Voilà qui ferait une belle arme de crime, non? Ça pèse au moins deux kilos. Assez pour assommer un vieillard. Et ça correspond à la description du médecin.

– Tu as raison. Il faut rappeler l’équipe technique. On fait évacuer et on ferme la salle jusqu’à nouvel ordre.

Clarisse ordonne à tout le monde de partir. Jussiau proteste:

– J’ai pas fini. Je reste!

– Monsieur Jussiau, je vous ordonne de quitter la salle. Ceci est une enquête pour meurtre et je peux vous faire arrêter pour entrave à l’exercice de la justice.

– Oh alors! Si vous sortez les grands mots…

Et il s’en va en grommelant dans sa moustache. Pascaline, vêtue d’un ravissant ensemble de sport rose, s’attarde.

– Madame, vous avez trouvé quelque chose? Pourquoi…

– Pascaline, s’il vous plaît, merci de bien vouloir sortir, vous aussi.

*

De retour dans le bureau, les deux femmes demandent à rencontrer la dame qui avait l’air tellement malheureux. Les yeux baissés, Marion Savalin entre en boitillant, prend place dans la chaise qu’on lui désigne, croise des mains tremblantes sur une jupe en laine noire. Attend. Simone lui parle doucement.

– Madame, vous connaissiez bien la victime?

– Oui… très bien… On devait se marier le mois prochain. Je…

La suite est inaudible. Marion a tiré un mouchoir en tissu de la poche de sa jaquette et pleure sans retenue.

Les enquêtrices se regardent, empruntées. Au bout d’un moment, Marion se mouche énergiquement.

– Il faut m’excuser. Je suis tellement… bouleversée.

– Je comprends, répond Simone, vous savez, nous allons tout faire pour trouver le coupable. Avez-vous une idée de qui il pourrait s’agir? Est-ce qu’Alfred avait des ennemis?

– Non, bien sûr que non, il était si gentil! Tout le monde l’aimait bien.

– Qui savait que vous alliez vous marier?

– On l’a dit à personne. On voulait l’annoncer dimanche, après la messe.

– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois?

– Hier soir, au repas. Je suis allée me coucher tout de suite. Je ne me sentais pas bien. On avait rendez-vous ce matin pour faire un tour dans le jardin. Oh, mon Dieu, c’est… c’est horrible.

Avant que les larmes recommencent, Simone remercie Marion et la guide vers la porte.

L’après-midi est déjà bien avancé. Clarisse propose:

– On s’arrête là pour aujourd’hui? Avant d’aller plus loin, je voudrais bien savoir si les techniciens ont trouvé quelque chose au fitness.

*

Le lendemain, à huit heures, elles sont de retour à la Résidence Olympique. L’arme du crime est connue: sur l’un des haltères, un technicien a relevé de légères traces de sang qui correspond à celui de la victime. Par contre, les empreintes digitales sont si nombreuses et emmêlées qu’il est impossible d’en tirer des conclusions. En marchant vers l’entrée, Simone dit:

– Tout semble pointer en direction de Jussiau. Il loge au même étage. C’est un haltérophile et il semble en bonne condition physique.

– Le motif?

– La jalousie, peut-être? Je pense à la photo de Pascaline sur sa table de nuit. On va le cuisiner à nouveau.

Dans le bureau où on l’a convoqué, Jussiau, toujours aussi mal embouché, répond de mauvaise grâce aux questions de Clarisse.

– Vous m’avez demandé la même chose hier. Je vous ai déjà dit que j’avais rien vu.

– Vous savez que nous avons fouillé les chambres. La photo de Pascaline, c’est elle qui vous l’a donnée?

– Vous êtes de sacrées fouineuses! Oui, et alors? Des photos, Pascaline en a distribué à tout le monde. Je l’ai gardée, comme ça.

– Vous l’aimez bien, Pascaline? N’étiez-vous pas un peu jaloux de Médeau?

Jussiau éclate de rire.

– Ça alors! Vous pensez que c’est moi qui l’ai liquidé? Trop drôle! Mais Médeau, c’est de Marion qu’il était amoureux, pas de Pascaline.

– Comment le savez-vous?

– Mais tout le monde le sait! Ils sont tout le temps ensemble. Moi, je dirais plutôt que c’est Pascaline qui était jalouse.

– Pourquoi?

– Parce qu’Alfred devait être le seul des mâles de la résidence à ne pas lui tourner autour. Elle supportait pas bien.

– Merci, Monsieur Jussiau. Nous vous rappellerons si nous avons encore des questions.

Lorsqu’elles se retrouvent seules, Simone, songeuse, déclare:

– Pascaline… C’est plausible, à ton avis?

– Ça mérite en tout cas qu’on lui parle à nouveau. Je vais la chercher.

Aujourd’hui, Pascaline a mis un turban dans ses cheveux et laqué ses ongles. Elle se tient droite, les mains posées sur les accoudoirs de la chaise.

– Pascaline, dans la salle de fitness, vous arrive-t-il d’utiliser les haltères?

Pour la première fois, la vieille dame semble un peu désarçonnée.

– Heu… Non, je veux dire oui. Mais seulement les plus légères. Et pas souvent.

– Est-ce que vous les emportez hors de la salle? Dans votre chambre, par exemple?

– Ah non, c’est interdit!

– Vous nous avez dit hier que Monsieur Médeau était amoureux de vous. Mais il semble que c’est plutôt à Madame Savalin qu’il faisait la cour, non?

– Cette vieille peau! Moche comme tout. Dire qu’ils voulaient se marier…

Pascaline s’arrête net et met une main devant sa bouche, comme pour empêcher les mots d’en sortir. Clarisse pousse plus loin:

– Comment le savez-vous? C’était un secret.

– Je… C’est Alfred qui me l’a dit.

– Quand?

– Le soir de… le soir du tilleul.

– Et cela vous a fâchée au point de prendre un haltère et d’en frapper ce malheureux?

Pascaline n’est plus la jolie petite vieille, sûre de son charme. Effondrée dans sa chaise, le dos rond, elle ne dit plus rien. Simone prend le relais:

– Allons, Pascaline, nous avons trouvé des traces de sang sur un haltère. C’est vous, n’est-ce pas?

Pascaline Mutter, ex-gloire du patinage artistique, a mis sa tête dans ses mains et sanglote en se balançant d’avant en arrière.

– Je ne sais pas. Je ne sais plus. Oui, peut-être…

Elle se redresse et regarde Simone.

– Mais il n’avait pas le droit de me faire ça. C’est avec moi qu’il devait se marier, pas avec…

Clarisse se lève, contourne la table. Elle prend la main de Pascaline.

– Allons, il faut venir avec nous. Mais avant, je vais demander à l’infirmière de préparer vos affaires.

Pascaline lève les yeux.

– Je vais aller en prison?

– J’ai bien peur que oui.

– On ne met pas les vieux en prison, non?

– Si. Quand quelqu’un déroge à la loi, il doit être puni. Quelque soit son âge.

– Je pourrai prendre mes photos?

– Oui.

– Et mes habits?

– Aussi.

– Et mes produits de beauté?

– Bien sûr.

– Et… je peux aller chercher mes affaires moi-même?

– D’accord. Nous vous accompagnons.

Pascaline sort de la pièce, encadrée par les deux inspectrices. Couloir. Ascenseur. Couloir. Porte de la chambre que Clarisse ouvre. Pascaline tourne en rond, va de l’armoire au lit.

– Vous ne trouvez pas qu’il fait chaud ici? Je vais ouvrir la fenêtre.

Le temps pour Clarisse et Simone de comprendre et de se précipiter. Le temps pour Pascaline d’ouvrir la fenêtre et de se lancer dans le vide. Tête la première.

Commentaires (1)

Pierre de lune
16.10.2016

Bonjour ! J'ai beaucoup apprécié votre nouvelle, pleine d'humour et d'originalité ! Et la chute (c'est le cas de le dire...), très réussie ! Au plaisir de vous lire à nouveau,

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