Créé le: 25.09.2016
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Synesthésie

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© 2016-2024 Arcofab38

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Paris, 1930, une jeune femme étranglée, son meurtrier retrouvé, prostré à ses côtés. Le professeur Bompart, expert-psychiatre, va tenter de comprendre les motivations du jeune homme et se trouver entraîné, bien malgré lui, dans la tourmente de l’Histoire.
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Synesthésie

30 juin 1930, « Le Figaro », édition du soir, rubrique des faits divers.

« Un meurtrier chez la bignole !

Aujourd’hui, à 8 h 35, la police a reçu un appel éploré de Mme B., concierge à Paris, dans le Marais, Rue du Temple, n° 30. En rentrant de faire des commissions au marché, elle a découvert chez elle sa fille, Mlle Josiane B., 20 ans, morte étranglée ! Un homme se tenait, prostré, aux côtés de la malheureuse. Le suspect s’est laissé appréhender sans résistance par les policiers arrivés très vite sur le lieu du drame. Crime passionnel, crime crapuleux ? Nul, hormis le meurtrier, n’est pour l’instant en mesure de répondre à cette question… »

*

30 juin 1930, Paris, commissariat du 4e arrondissement, 21 h.

Deux policiers ont introduit l’homme dans le petit bureau des inspecteurs Bourbon et Chaumette. Il s’est assis, hébété, les yeux clos. Il marmonne. L’inspecteur Bourbon se penche vers lui et entend des paroles articulées mais dénuées de sens :

« Voilà c’est fait Jean est sauvé sans doute mais Anna et Georges vont-ils se rencontrer et s’ils se rencontrent pas moi je vis quand comment le 30 aide-moi le 30 oui je te vois tout va bien tu es doux le 30, doux et chaud et rond Jean va vivre et Anna sera contente tant pis pour la fille elle était belle

pourtant on lui aurait donné le bon Dieu sans confession comme dit Mamette, ça lui apprendra à cette garce. … C’est fait Jean est sauvé le 30 tu es rond et doux… ».

– Complètement siphonné, le gars, pense l’inspecteur. Les minutes passent. L’homme paraît plus calme, demande un verre d’eau qu’il boit à grandes goulées avides. Bourbon tente un premier interrogatoire.

– Nom, prénom, âge ?

– Baum Martin, 30 ans.

– Profession ?

– Webmaster.

– Pardon ?

– C’est … je suis… ingénieur en inform… en électronique.

– Ingénieur ? Bien. Dites-moi, monsieur Baum, quelles étaient vos relations avec la victime ?

– La victime… je… je ne la connaissais pas… enfin si, ma grand-mère m’en a tellement parlé. Mais c’était la première fois que je la voyais.

– Votre grand-mère ? Comment s’appelle-t-elle ? Ses nom, prénom, date de naissance ?

– Heymann, Anna Heymann. Elle est née en…

Blanc.

 

Bourbon se tourne vers Chaumette. D’un signe discret, celui-ci tapote sa tempe de son index. Son collègue pense comme lui : le type est totalement barjot.

– Inspecteur, je… j’aimerais me reposer. Demain, je vous raconterai… je vous expliquerai…

Bourbon hésite. Le type a vraiment une sale tête. Il décide de le coffrer pour la nuit.

– Très bien, monsieur Baum. Nous reprendrons tout ça demain.

*

1er juillet 1930, Paris, commissariat du 4e arrondissement, 15 h

Le professeur Bompart, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne et expert auprès des tribunaux, vient d’arriver au commissariat. L’inspecteur Bourbon le conduit dans son bureau.

– Merci d’être venu si vite, professeur. Voilà. Ce matin, nous avons repris l’interrogatoire d’un suspect, il aurait tué une jeune fille de 20 ans, Josiane B.

– Ah, je crois que j’ai lu un entrefilet là-dessus dans le journal. Une concierge, c’est ça ?

– Sa fille.

– Et… en quoi puis-je vous être utile ?

– Eh bien, tout ce qu’il nous a raconté est… complètement abracadabrant. Pourtant, il s’exprime de façon intelligible mais… écoutez, le mieux, c’est que je vous laisse lire. Mon collègue Chaumette a pris

des notes en sténo et après, il a remis tout ça au propre.

 

Synesthésie

Intrigué, le professeur Bompart s’empare de la liasse de feuillets dactylographiés que lui tend l’inspecteur. Il accepte un café, refuse une cigarette, commence sa lecture.

« Je m’appelle Martin Baum, j’ai 30 ans, j’habite à Paris, rue du Moulin-Vert dans le 14e. Je vais essayer de vous raconter ce qui s’est passé mais ce n’est pas facile… Tout ça, je crois que c’est à cause du 30. C’est mon nombre préféré, le 30. C’est un nombre moelleux, doux et sensuel, parfait. Sa couleur ou plutôt ses couleurs… comment les décrire ? Imaginez un nuage cotonneux comme de la barbe à papa, sur lequel on aurait envie de rebondir encore et encore. Maintenant, ajoutez-y un peu de transparence. En fait, ce nuage est à la fois opaque et transparent, ça semble impossible et pourtant, c’est le cas. Et il est irisé, aussi. Tout autour, il y a un léger halo d’un rouge soutenu, piqueté de paillettes dorées. Quant à sa texture, elle est d’une douceur extraordinaire. Vous prenez la laine la plus douce qui existe, vous élevez cette douceur à la puissance dix : voilà, le 30, c’est ça. Un cocon ! quand le bruit, autour de moi, devient trop assourdissant, j’appelle en moi le 30, il m’aide et me ressource… »

(Ici, le suspect s’est interrompu et a bu un grand verre d’eau.)

« Mercredi dernier… enfin je pense que c’était mercredi dernier, j’étais chez ma grand-mère Anna, qui a 80 ans. Elle vit seule. Ce jour-là, elle m’a parlé de son frère Jean. Elle avait 7 ans quand Jean est né… et aussi quand il est mort… On était donc là tous les deux, dans son salon. Elle était triste en évoquant ses parents, son petit frère disparu. Alors j’ai pensé au 30, pour m’apaiser, parce que cette histoire, l’histoire de ma famille, que je connais pourtant par cœur, me touche terriblement. Mais

cette fois, évoquer le 30 ne m’a pas calmé, au contraire, je me suis senti mal, tout s’est mis à tourner autour de moi et je suis tombé dans les vapes. Je me suis réveillé seul, dans un appartement inconnu. Je suis sorti, les gens me regardaient bizarrement, ils me semblaient si différents, dans leur habillement, leur manière de parler… Je résume parce que j’ai peur de ne pas avoir beaucoup de temps, si le 30 me renvoie d’où je viens – j’ai beaucoup réfléchi à tout ça cette nuit et je ne sais pas pourquoi ni comment mais ça me semble évident, le 30 a ouvert un portail, une faille, quelque part entre chez moi et… ici. Alors voilà. J’ai tué cette fille, Josiane, parce qu’elle allait dénoncer les parents de ma grand-mère. En 1939, dans neuf ans, Adolf Hitler, Chancelier du IIIe Reich, va envahir la Pologne, et en réaction, la France va déclarer la guerre à l’Allemagne. Les Allemands vont gagner et occuper Paris. Hitler commencera à exterminer tous les Juifs d’Europe. Le 16 juillet 1942 aura lieu une terrible rafle de Juifs dans tout Paris et notamment dans le Marais. Cette rafle se poursuivra le lendemain. Ces Juifs, environ 13 000, des hommes, des femmes, des enfants, seront parqués au Vélodrome d’Hiver, avant d’être déportés dans le camp de concentration d’Auschwitz, en Pologne. À la Libération, le monde entier sera saisi d’effroi en découvrant les abominations commises par le régime nazi… »

(Nouvelle pause, le suspect a l’air épuisé.)

« Le 16 juillet 1942, Josiane, qui a alors 32 ans, est la concierge de l’immeuble du 30, rue du Temple. Elle a repris la loge que tenait sa mère, décédée en 1937 d’un cancer du poumon. Le 15 juillet, Josiane s’est rendue au commissariat pour dénoncer les Juifs qui habitent dans son immeuble. La famille Heymann : le père, la mère et leurs deux enfants, Jean, âgé de 4 mois, et Anna, née en 1935

– c’est ma grand-mère, qui a alors 7 ans. Le 16 juillet 1942, à l’aube, la police française débarque dans le Marais. Les parents d’Anna et son petit frère sont emmenés au Vel’ d’Hiv, puis dans un camp à Drancy, et enfin déportés à Auschwitz, en Pologne, dont ils ne reviendront jamais. Par chance, la veille au soir, Anna a dormi chez l’une de ses amies, non juive. La famille de son amie l’a cachée puis mise en lieu sûr dans un couvent en province et elle a survécu à la Seconde Guerre mondiale… Mais là, aujourd’hui, au moment où je vous parle, on n’est qu’en 1930 ! Et j’ai tué Josiane avant qu’elle ne dénonce la famille d’Anna, alors je pense que j’ai sauvé Jean, le petit frère d’Anna, j’ai sauvé Jean ! Mais maintenant que va-t-il se passer ? parce que j’ai changé le passé et donc, peut-être aussi, l’avenir. Si Anna ne se marie pas avec mon grand-père Georges en 1964, ma mère, Nathalie, ne naîtra pas, en 1965. Si ma mère ne naît pas, je ne naîtrai pas non plus, en 1985… mais dans ce cas, je ne devrais pas être là. J’ai l’impression de devenir fou…

(Le suspect s’agite. L’inspecteur Bourbon parvient tant bien que mal à le calmer et le reconduit dans sa cellule. Nous décidons de contacter l’hôpital Sainte-Anne…)

*

Le silence, dans la pièce, est épais. Bompart a terminé sa lecture. Il est abasourdi.

– Délire paranoïde, trouble de la personnalité, mythomanie, schizophrénie… Dieu sait de quoi souffre cet homme, de tout ça à la fois, peut-être ? Un voyage dans le temps, une nouvelle guerre

mondiale, rien que ça ! Alors qu’on se relève à peine de la première ! Hitler… c’est le chef d’un parti politique en Allemagne, je crois. Il me semble qu’il a fait de la prison il y a quelques années, je ne sais plus pourquoi. En tout cas, si ce type devient Chancelier d’Allemagne, moi je suis le prochain pape ! Et ce délire à propos du nombre 30… Écoutez, si le procureur est d’accord, j’embarque votre homme à Sainte-Anne. Il a besoin d’être soigné avant d’être jugé, éventuellement, pour le meurtre de cette… dénonciatrice de Juifs ?!… la France occupée par l’Allemagne, le Vel’ d’Hiv, des déportations massives en Pologne ! Inspecteur, j’ai lu et entendu beaucoup de choses dans ma carrière de psychiatre, mais des élucubrations pareilles, jamais. Comment était votre Martin Baum en vous racontant tout cela ?

– Eh bien, étonnamment, très calme et posé, sauf à la fin où il a fait une crise de nerfs. Il nous assénait ses sornettes avec une telle assurance que pour un peu… j’y aurais cru ! Ça m’a fait froid dans le dos, je dois dire !

– Remettez-vous, mon cher ! Je prends votre homme en observation, dans mon service. Si c’est un simulateur, je devrais être capable de vous le dire rapidement. Si c’est un fou… nous ferons de notre mieux pour le soigner, afin qu’il soit jugé pour cet assassinat, puisqu’il semble bien qu’il ait prémédité son acte.

*

30 juin 2015, 19h55, Paris, rue Raymond-Losserand.

Martin ouvre les yeux. Devant lui, sa grand-mère, Anna, le regarde avec inquiétude. Comme tous les mercredis soirs, le jeune homme est allé dîner chez elle. Anna vit seule depuis la mort de Georges, son époux. Nathalie, la mère de Martin, est décédée il y a plusieurs années dans un accident de voiture et Anna n’a plus au monde que son petit-fils.

– Alors mon chéri, tu te sens mieux ? Tu as fait un malaise, tu travailles trop ! Vous les jeunes, vous ne savez pas vous arrêter. Webmaster… je t’en ficherai, moi, des webmasters ! Ton Internet, il peut bien tourner sans toi ! Prends quelques jours de repos, tu es tout pâle. Tiens, je t’aide à te relever. Pour une fois, tu vois, c’est moi qui te soutiens et pas l’inverse !

Martin se redresse. Il a la tête un peu lourde mais se sent très bien et sourit tendrement à sa grand-mère.

– Mamette, je ne comprends pas ce qui m’est arrivé… Comme tu le sais, j’ai une image mentale des nombres, qui ont tous des formes et des couleurs différentes pour moi. D’ailleurs, figure-toi que ça porte un nom ! J’ai découvert récemment que je suis atteint de synesthésie, oui madame, votre petit-fils est synesthète, rien que ça ! Ça en impose, non ? C’est assez rare mais je ne suis pas le seul, apparemment. Enfin bref, je t’écoutais me parler de ton enfance tout en pensant à mon nombre préféré, le 30… et plof, je suis tombé dans les pommes ! J’ai fait un rêve étrange pendant que je « comatais » ! J’ai rêvé… que je voyageais dans le temps ! Je me retrouvais en 1930 et figure-toi que dans mon rêve, je tuais quelqu’un !

– Toi, tuer quelqu’un ? Laisse-moi rire ! Déjà que tu es comment tu dis, déjà, synathlète ? Tu ne voudrais pas être un assassin, en plus…

– Synesthète, pas synathlète ! En tout cas, Mamette, c’était un rêve vraiment bizarre, très réaliste. Et je ne tuais pas n’importe qui… Je me retrouvais dans le Marais et je décidais d’aller…

On sonne. Anna trottine vers le couloir en s’exclamant :

– Ah, le voilà. Toujours aussi ponctuel ! Reste tranquillement assis, je vais lui ouvrir. Tu nous raconteras tout ça à table, mon petit.

Martin est surpris, il ne savait pas qu’Anna avait un invité. Sa grand-mère ouvre la porte d’entrée et, depuis le salon, il l’entend s’exclamer :

– Oh, Jean, tu m’as apporté des fleurs, il ne fallait pas. Tu es toujours aussi gentil avec ta vieille grande sœur !…

*

4 juillet 1930, 8h30, Paris, hôpital Sainte-Anne.

Le Pr Bompart frappe. Il vient pour sa visite quotidienne, comme il le fait depuis l’arrivée du suspect dans son service, il y a 2 jours. Mais l’homme ne répond pas à ses coups répétés. Inquiet, le professeur déverrouille la porte et se précipite dans la pièce : elle est vide ! Pourtant, la fenêtre

est fermée par des cadenas et protégée par de solides barreaux et le professeur est le seul à détenir la clé de la chambre : Baum s’est littéralement volatilisé ! Le regard du professeur est alors attiré par le cahier et le stylo qu’il fournit systématiquement à ses patients, posés sur la table de chevet. Il lit sur la page de titre :

Pour le Pr Bompart – De la part de Martin Baum

1939-1945 : tout ce que je sais de la Seconde Guerre mondiale

Le psychiatre s’assied sur le lit étroit aux montants métalliques et commence à lire. Au fur et à mesure qu’il tourne les pages, horrifié, il sent son sang se glacer dans ses veines…

*

8 juillet 1930, Journal du NSDAP (parti nazi)

« Berlin – Attentat contre Hitler !

Hier à 14h30, tandis que Adolf Hitler, s’apprêtait à prononcer un discours devant ses partisans enthousiastes, en vue de préparer les élections du 14 septembre prochain au Reichstag, un Français a voulu attenter aux jours de notre chef de parti. Fort heureusement, l’un des SA chargés

sa protection a pu empêcher le forcené d’accomplir son geste funeste. On ne saura sans doute jamais pourquoi cet homme, un psychiatre parisien nommé Alfred Bompart, a voulu commettre l’irréparable. En effet, il a réussi à se suicider dans sa cellule, avant d’être interrogé. Une enquête est en cours, mais il semble que son entourage professionnel et familial n’ait aucune explication à cet acte insensé. Le Français emportera donc son secret dans sa tombe. Réjouissons-nous : notre dirigeant bien-aimé a échappé à cet odieux attentat, qui a bien failli priver l’Allemagne de son plus brillant homme d’État. Notre Führer, n’en doutons pas, mènera bientôt notre pays vers le renouveau. Heil Hitler ! »

FIN (ou recommencement)

Commentaires (1)

Pierre de lune
16.10.2016

Récit passionnant, qui tient en haleine ! Au plaisir de lire d'autres nouvelles :-)

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