Créé le: 12.12.2016
3859 2 1
Symphonie chromatique

Fiction

a a a

© 2016-2024 Pierre de lune

Une vision très colorée de peintre, une histoire de longueur d’ondes…
Reprendre la lecture

“Ecoute ta couleur ! ”

L’injonction frémit le long de mes terminaisons nerveuses. Vient chatouiller mes synapses. Fait le guet, juste au carrefour de mes tempes.

Elle s’impose par sa douceur et son amour. L’amour de la peinture. L’amour du vif, mais aussi du pastel ; l’amour du mat, mais encore du brillant. L’amour du contour flouté, comme du trait pur et déterminé.

Nature et cosmos déplient en moi leur nuancier sans limite.

« Quelle couleur dominante, aujourd’hui, Monsieur Tran ? » répète le bourdon insistant du journaliste.

Malgré moi, un blanc s’installe.

Je fais de la place à l’intérieur. J’ausculte la fréquence de mes émotions pour définir la longueur d’onde de l’instant présent. Et je lâche, d’un ton volontairement neutre :

« Rien que pour vous : gris ».

L’homme d’investigation se met à griffonner furieusement, d’une respiration courte.

Mais qu’est-ce qu’il prend comme notes ! C’est incroyable ! Le froufrou des pages fébrilement tournées le dispute aux grattements de stylo.

L’envoyé du magazine de référence « Peintures d’hier et d’aujourd’hui » s’applique à dresser mon portrait « in vivo ». C’est-à-dire moi, en action, dans mon atelier, pinceaux levés, sourire léger.

Comment s’appelle-t-il, déjà ? Simon ? Non… Ah ! Ça me revient…Stéphane ! Il m’avait annoncé la couleur par petites touches prudentes : partager mon quotidien pendant quelques jours… le temps d’établir une trame… Un fil directeur… Pour son dossier mensuel.

«Et… Pourquoi GRIS ? Monsieur Tran… »

Ah ! Voilà venu le temps du “pourquoi ”? Non seulement la mise en mots, ou plutôt la mise en cage de mes sensations m’horripile, mais cette volonté farouche de remonter à l’origine des choses… C’est insupportable, non ?

Voyons, quelle peut être la source de mon GRIS ? Probablement de l’azur morose qu’exhale son haleine.

Au lieu de quoi, je réponds :

« Je ne sais pas. C’est une belle matière, le gris : réfléchie, intemporelle ». 

*

Je prends mon pinceau et me mets au travail. Sim… Non: Stéphane, retient son souffle, je le sens en apnée.

Il va me dire : « c’est la création en marche ! »

N’importe quoi ! Est-ce qu’un cordonnier se dit cela quand il remplace un talon bobine usé ? Un garagiste face à une courroie de distribution rompue ? Pas du tout. Il fait juste son boulot !

Eh bien moi, je fais juste glisser mes pinceaux dans le bon sens. Parfois mes doigts, seuls, sans l’intermédiaire des poils de vison.

J’ai alors véritablement l’impression de mettre ma patte, de communiquer à la toile toute la vibration de mon corps.

« Quel dégradé ! » rugit mon observateur chevronné. « Cela laisse augurer d’une magnifique aquarelle ! »

– Crétin ! pensé-je à part moi.

– C’est une peinture à l’huile, je rectifie en reposant mon pinceau.

Steph rit jaune et doit piquer un fard. Vilain mélange.

– Et maintenant ? bégaie-t-il, la bouche pâteuse.

– Il faut attendre. Attendre que ça sèche.

Steve débouche une bouteille. L’extraction discrète du bouchon résonne à peine mais lui délie la langue :

– Monsieur Tran, je rêve de voir vos autres œuvres originales. Vous les exposez ? Ou peut-être les gardez-vous au coffre ? » badine-t-il. « Je vous offre un petit verre de rouge ? Ca vous dit ? C’est le meilleur crû bordelais de l’année, une bouteille rescapée de mon mariage ! »

Je suppose que je devrais le féliciter mais tout ce qui a trait à l’union me fait broyer du noir.

Peut-être parce que l’idéal de fusion inconsciemment poursuivi par le mariage n’est qu’un leurre. Il en va de même dans la peinture. Je n’ai jamais réussi à concrétiser absolument l’œuvre ultime, telle qu’abritée dans mon esprit.

La fusion censée préserver l’intégrité des deux entités initiales n’existe pas. Ainsi, le plus beau rouge, allié au vert le plus sémillant, ne pourra au mieux accoucher que d’un marron en berne.

Alors, cette évocation importune me donne l’impérieuse envie d’envoyer sur les roses ce compagnon imposé.

« Je déteste le rouge. Donnez-moi une brune. »

Stevie se tient coi, soufflé par cette volée de bois vert. La bière, c’est tellement prolétaire ! Indigne de l’art !

Pourquoi ce jeune homme réveille-t-il en moi ces sarcasmes ? Il me renvoie sans doute à mes propres défauts ou insuffisances de jeunesse. Pour l’heure, il m’empêche d’accéder à la plénitude que je savoure habituellement quand je peins.

Je suis tenté de le congédier. De lui donner son bleu, quoi, comme disent mes amis Québécois. Mais à la réflexion, je préfère lui en mettre plein la vue.

Amener la lumière dans l’iris de mon contemplateur, tandis que se reflète la pastille effervescente de mes couleurs ! C’est toute ma vie : jouer avec mes sens et mes pigments. Avec l’essence de mes longueurs d’onde.

– Monsieur Tran, quelle heure, demain ? s’enquiert une voix d’équilibriste, de celles qui tiennent sur un fil presque inaudible.

– Disons à l’heure bleue. C’est là que je travaille le mieux. Et vous ne verrez aucune de mes œuvres ici. Je les offre, dès qu’elles sont achevées.

La porte se referme sur mon soupir de soulagement. Enfin seul.

Il ne doit pas savoir ce que c’est que de travailler face au ciel qui se lève. C’est pourtant fascinant d’être à l’heure au premier rendez-vous du monde. On sent le parcours de la lumière extérieure sur son visage. On en suit la progression, la caresse, comme une laque qui fixerait nos rides d’expression.

Je ne suis pas un photographe. Je dis les choses noir sur blanc, sans pourchasser le négatif. Considérez-moi plutôt comme un révélateur d’émotions.

*

Je ne l’attends pas. En tête à tête avec le murmure de l’aube, je suis en paix.

Je choisis un bleu nuit dans lequel on s’emmitoufle, un accord de velours pour ainsi dire. Je dois donner à voir une envie d’évasion, de recherche vitale de liberté.

Le grincement de l’entrée, sur ses gonds irrités, sonne le glas de la félicité. Stan se glisse à mes côtés, haletant, le souffle poisseux.

– Je suis confus, Monsieur Tran, toutes mes excuses…

Puis il exhale une surprise théâtrale.

– Comment, mais…Ce noir subtil !

– Je n’utilise jamais de noir. L’absence de couleur coupe du monde.

L’avenir de Stefan au sein de mon atelier ne tient plus qu’à un fil.

La sonnerie du téléphone lui lance une opportune bouée de sauvetage.

– Monsieur Tran ?

– Lui-même.

– Police, agent Adam Rival. Auriez-vous quelques minutes à nous accorder, s’il vous plaît ?

– Allez-y. Rapidement. Parce que ça sèche vite.

– Nous recherchons un dénommé Simon Carrare, escroc international en matière d’art et d’objets précieux. Nos dernières pistes nous laissent à penser qu’il officie sous le faux nom de Stéphane Lartingue… Son récent mariage blanc nous a permis de retrouver sa trace. Nos informateurs nous ont communiqué la passion de Lartingue pour vos œuvres. Auriez-vous été approché par un individu suspect ?

C’est à peine croyable ! Ce blanc-bec hésitant, un bandit d’envergure ? Je me rengorge, ravi de ma perspicacité : Stéphane ne pouvait être son vrai nom. Simon sonne mieux pour un caméléon en cavale.

– Je sais m’entourer. Généralement, d’une grande solitude. C’est plus sûr.

– Bien…Tant mieux… Par prudence, nous allons envoyer une patrouille pour surveiller les abords de votre maison.

– Parfait, je vous remercie de toutes ces précautions. Bonne chasse. »

Le faux Stéphane, ou le vrai Simon, s’agite sur sa chaise.

– Un problème, Monsieur Tran ?

– « Bulletin nul si découvert » …J’ai toujours aimé l’acidité joyeuse de cette expression ! Vous comptez partir en voyage de noces, Monsieur … Lafringue ?

– Lartingue. Stéphane Lartingue. Pensez-vous que je devrais avancer la date de ma lune de miel, Monsieur Tran ?

– Il semblerait. Les journalistes marron ne sont guère prisés par ici. Qu’aimez-vous dans ma peinture, au juste ?

– Mon passe-temps consiste à capturer ce qui m’échappe. Et je considère votre talent comme le point d’orgue de ma collection. Vous parvenez à superposer les différents plans de votre univers dans une perspective époustouflante. Et plus que tout, je reste conquis par la variété et la luminosité de vos couleurs. Oui, vos couleurs. Elles me parlent, et je les écoute.

– Partagerions-nous une même longueur d’onde ? C’est le privilège de l’art que de réunir l’ombre et la lumière.

La sirène d’une voiture de police emplit l’impasse.

– Mes respects, Monsieur Tran, je m’incline devant votre virtuosité.

– Et moi, devant la vôtre, d’une certaine façon. Tandis que je traque la vérité, vous passez maître dans l’art de l’illusion.

Un discret glissement d’étoffe, et comme un courant d’air, passent leur chemin.

Ai-je imaginé cette recomposition du vide autour de moi ?

– Stéphane Lartingue ? Vous êtes là ?

La sonnette ne me fait pas sursauter.

– Voilà, voilà, on arrive…

Je chausse mes lunettes noires.

A tâtons, je saisis ma canne blanche et me dirige à pas lents dans le hall d’entrée.

– Ecoute ta couleur ! » persiste cette voix familière.

– Voyons… Je dirais : alerte rouge…Mais les poulets vont faire chou blanc ! », je conclus en ouvrant la porte.

Commentaires (2)

Asphodèle
13.12.2016

J'aime beaucoup cette histoire tout en dégradés de couleurs. J'aime beaucoup ces dialogues qui s'enchainent et répondent en prenant parfois (souvent) le contrepied aux pensées. J'aime beaucoup le ton pince sans rire du narrateur. Et enfin, j'aime beaucoup cette chute improbable. Une autre !

Suzy Dryden
13.12.2016

Merci! Je me suis réveillée telle une souris dans la nuit. Impossible de dormir... A la recherche de couleurs ou de bonnes ondes, je tombe par hasard sur votre symphonie chromatique. Je comprends Mr Tran. C'est toujour si fort d'écouter sa couleur... salvateur dans certaines situations! Et vive le bleu velours dans lequel on s'emmitoufle :-)

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire