Créé le: 05.08.2022
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Sur la route de Chadrak

Notre société

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Ils sont de milliers à prendre la route, à quitter les leurs sans se retourner. A rêver d'un avenir meilleur, avant de se fourvoyer sans jamais renoncer. Certains en perdent la raison, d'autres en meurent. D'autres encore, tel Chadrak, ont trouvé une clé.
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La porte s’entrouvre dans un grincement strident. Des bouffées chaudes et humides en profitent pour s’infiltrer dans la pièce assombrie déjà par la nuit qui s’annonce. A peine entrée, Asma laisse son baluchon tomber au sol, se défait du tissu verdâtre qui la recouvre de la tête aux pieds et ouvre grand ses bras. Ses deux garçons s’y pressent en silence. Le temps des retrouvailles, la force de l’étreinte maternelle et la chaleur des baisers distraient leur ventre et la faim. Puis la mère dépose sur la table les quelques patates et les haricots fatigués qu’elle a trouvés sur le marché déserté. « Je vais vous préparer une soupe », lance-t-elle. Sa voix trahit la déception de ne pouvoir faire mieux. Chadrak lui propose aussitôt son aide, alors que le cadet réanime le feu. Dans ce territoire Djugu camerounais, la guerre réduit l’enfance à une peau de chagrin.

Le père n’est pas encore rentré. Il réapparaît toujours plus tard, le plus souvent éméché. Il a le vin mauvais. Chadrak ne se rappelle pas avoir décelé dans ses gestes ou son regard le moindre signe d’affection. Il se souvient par contre la violence extrême avec laquelle il a frappé un soir Asma avant de la projeter au sol, ses hurlements de chien sauvage, sa mère terrorisée, mutique, son petit frère qui s’interpose. Lui n’a pas osé. Lui n’a pas pu. Il a manqué de force et de courage. La culpabilité le poursuit.

 

***

 

L’adolescent accomplit toujours rigoureusement les tâches quotidiennes qui lui sont dévolues. Sa vie est réglée comme du papier à musique. Réveillé par sa mère qui s’en va mendier un emploi, il se lève, replie sa natte avec soin, se rend au puits remplir un seau de plastique rouge délavé, prépare une bouillie de manioc vite engloutie avant de s’acheminer vers l’école en serrant fort la main de son petit frère dans la sienne.

Ses journées s’égrènent dans une apparente insouciance.

En classe, Chadrak s’abreuve de savoirs. Il ne perd pas son temps à jouer au ngola avec ses camarades. Lorsque la cloche marque la fin des cours, il se réfugie à l’abri du monde, à l’ombre du plus bel arbre du jardin voisin et se plonge dans la lecture du livre offert par sa mère. Un livre jauni, aux pages écornées, qui sans doute a nourri les rêves de nombreux autres enfants avant lui. Un livre abandonné dans la poubelle de la vaste propriété où elle tient parfois le balai et qu’elle a emporté, s’assurant que personne ne la voie le fourrer dans son sac, convaincue que son fils appréciera. Il n’y a que peu d’argent à la maison. Pas question de le gaspiller pour acheter des livres.

Lorsque le père découvre Chadrak absorbé par la découverte de Grand-père Mandela, il lève le bras, le poing serré comme il l’est lorsqu’il pique des crises de colère. « N’as-tu rien d’autre à faire ? Savoir lire te fera manger ? Jette-moi ça dans le feu ! ». Puis il tourne le dos, rejoint sa couche d’un pas titubant, dispersant sur son passage des effluves alcoolisées. Il s’effondre, commence rapidement à ronfler. Chadrak fourre dans son sac son précieux trésor.

Grand-père Mandela est devenu son plus proche ami, son confident, son allié. Il ne le lâche jamais. Ne se lasse pas de lire et relire l’histoire du grand homme. Il y découvre que Madiba[1] a puisé sa force dans les expériences difficiles de son enfance. Petit à petit, celui-ci l’habite, lui transmet son énergie, sa force, fait naître une forme de résilience aussi. Chadrak saisit peu à peu le sens de la souffrance. De la sienne aussi. Il ne se pose plus en victime, et cultive dans le jardin de sa vie des ressources qui l’aident à avancer. Mandela ne parvient toutefois pas à lui faire accepter ce que l’adolescent considère comme l’échec de sa vie : pourquoi n’avoir pu prendre la défense de sa mère ce jour maudit ?

 

***

 

Il règne une atmosphère électrique dans le village depuis quelques semaines. Les chants des femmes au lavoir, les cris des enfants qui se disputent un ballon, font place à un silence mortifère. Asma reste tapie dans l’unique pièce du foyer, attentive à ne pas gaspiller les maigres réserves de nourriture lorsqu’elle apprête l’unique repas du jour. Le père, lui, colle à ses habitudes : il quitte la maison une fois éveillé, rentre toujours plus tard, toujours plus saoul, toujours plus violent.

Les autres hommes de la communauté se réunissent en soirée pour évaluer la situation. La veille, deux femmes d’un village voisin ont été enlevées. Leurs seaux ont été retrouvé vides sur la route du puits. Il y a trop de disparus, trop de corps découverts dans des charniers, trop de femmes violées, trop d’enfants enlevés pour grossir les troupes de la faction ennemie. Il faut agir.

Les pêcheurs se mobilisent pour mettre à l’abri les femmes et les enfants. Ils effectuent sans relâche la traversée du lac Albert en direction des berges de l’Ouganda où des milliers de personnes trouvent refuge. Le voyage n’est pas sans danger. La veille, une embarcation surchargée a fait naufrage. Les flots ont englouti neuf personnes. Ce drame ne remet pourtant pas en question la fuite. Les villageois préfèrent courir ce risque plutôt que de périr sous la machette de l’agresseur.

Asma, elle, ne parvient pas à faire le pas. Elle a pourtant de la famille à Kampala. Y a vécu avant de suivre son époux à Kasenyi. Elle n’y a jamais été la bienvenue, malgré ses efforts pour apprendre le dialecte local, tisser des liens avec les autres femmes et s’impliquer dans la vie communautaire. L’Etrangère… C’est ainsi qu’on parle d’elle. Elle le sera tout autant si elle rentre au pays : elle a épousé un Congolais. Sa vie est un piège dont elle ne parvient pas à s’extirper.

Lorsque son frère lui propose de financer le voyage de Chadrak pour l’Europe, elle accepte, le cœur brisé. Si son aîné atteint l’hexagone[2], elle pourra le rejoindre avec le cadet. S’il échoue, ce ne pourrait être pire. Il faut tenter la chance ! Chadrak s’envole pour la Turquie, muni d’une ressemblance[3] et d’un visa obtenus contre une somme rondelette que son oncle a versée en s’assurant que son neveu arriverait à bon port. Trois petites centaines de dollars aussi, qu’il dissimule dans le large ourlet de son pantalon recousu solidement.

 

***

 

Le passeur retrouvé à l’aéroport d’Istambul, agressif presque…

Le voyage vers les côtes turques, la fumée malodorante de mauvais tabac dans le bus surchargé…

La traversée de la mer sur un pneumatique instable. La peur viscérale et malgré tout un silence pesant…

L’arrivée en Grèce, les policiers en alerte alignés sur la plage…

Une collection d’images que Chadrak s’efforce d’estomper sans jamais y parvenir. Une collection qui ne fait que s’amplifier au fil du temps qui passe dans la jungle de l’île de Samps où il vit désormais.

La jungle, espace maudit en marge du camp de réfugiés officiel, où l’on apprend à survivre bon gré, malgré, où l’on se déplace en scrutant l’horizon à la loupe. Éviter les tas d’ordures qui hébergent rats et serpents, les excréments humains qui jonchent le sol. Ne pas se mettre en danger.

La jungle où rien n’estompe les cris d’enfants, les hurlements de femmes violées. On avale la poussière à plein nez. On ne soigne plus ses plaies. On baisse la tête au ras du sol.

La jungle, espace de mutation où, petit à petit, sans vraiment s’en rendre compte, on abandonne sa dignité, on devient animal, on se bat avec une violence bestiale.

Chadrak ne parvient pas à s’habituer à cet environnement insalubre. Il s’en va souvent flâner dans la campagne, en quête de l’olivier qui abritera ses rêveries. Il s’allonge sous son feuillage et laisse défiler dans sa tête des images de douceur apaisante : les caresses d’Asma sur son visage, l’aube qui s’annonce sur le village endormi, les champs qui se déclinent à perte de vue tout autour. Il passe aussi de longues heures à dialoguer avec Madiba, attentif au moindre de ses conseils. Avec lui, il s’efforce de réunir la force dont il a besoin pour accepter l’inacceptable : sa demande d’asile a été rejetée. Débouté.

Lorsqu’on lui accorde la carte bleue, le sésame qui lui permet d’être transféré à Athènes, il s’en va, un nouvel espoir dans le cœur. Il retrouve au pied de l’Acropole idolâtrée toute la misère du monde, ou presque. Des milliers de requérants d’asile, parfois déboutés, comme lui. Abandonnés à leur sort. Sans autres ressources que de fouiller les poubelles, dérober les passants, se prostituer pour quelques euros parfois.

Chadrak parcourt la ville de long en large, dégotte dans les boutiques de seconde main de belles tenues qu’il revend dans la rue à prix fort, donne des coups de main aux déménageurs en sueur et aux livreurs de lourdes palettes croisés dans la rue. Durant des mois, il charge et décharge des caissettes de fruits et légumes pour une entreprise qui l’engage au noir, malgré son jeune âge. Il parvient ainsi à réunir l’argent dont il a besoin pour acquérir un billet d’avion, et poursuivre sa route, sa ressemblance sous bonne garde.

Pas simple de feinter les policiers aux aguets à l’aéroport de Eleftherios Venizelos[4]. De nombreux frères[5] s’y sont fait attraper. Sans grandes conséquences, mais la ressemblance est confisquée et le billet perdu. Une tentative infructueuse à laquelle se succèdent le plus souvent de nombreuses autres. Chadrak, lui, voyage un jour de chance. C’est en se glissant dans un groupe de touristes de couleur qu’il passe le contrôle des douanes et s’envole pour l’Italie. Trois heures plus tard, il débarque à Milan.
Il inspire profondément une fois la porte de l’aéroport franchie. Retrouver Grand-père Mandela. Reprendre des forces. Lui reviennent en mémoire les astuces d’un frère de galère : prendre le train jusqu’à la gare centrale, se rendre à la gare routière, acheter un billet de bus au guichet. Ne pas poursuivre le voyage en train ! Ne pas se rendre directement à Paris !

C’est là qu’il la rencontre. La petite n’a sans doute pas plus de seize ans. Elle serre contre son ventre un petit sac auquel est suspendue une peluche défraîchie. Sa stature est élancée, ses traits gracieux. Une peau plus claire que la sienne aussi. Elle vient probablement de la Corne de l’Afrique. Elle porte ses cheveux tressés réunis en chignon à la base de sa nuque. Il la trouve belle, s’approche d’elle, lui propose son aide et lui demande où elle va. L’enfant baisse les yeux, fixe le bout de ses pieds. Elle lui confie dans un anglais approximatif souhaiter se rendre en France. Elle n’a plus ni papiers, ni argent. Alem. Elle se prénomme Alem.

Au guichet, Chadrak achète deux tickets. Un pour pour lui. Le second pour Alem qu’il protègera, il s’y engage. Grand-père Mandela approuve en souriant.

 

***

 

Le long trajet s’effectue de nuit, entre somnolences et brèves confidences du bout des lèvres. Le véhicule stoppe dans une halte routière, le temps pour certains de se soulager, de fumer une cigarette ou de se dégourdir les jambes. Chadrak et Alem se fondent dans l’ombre, comme à leur habitude.

Après quelques huit heures de route, le bus ralentit sa cadence. Chadrak ouvre les yeux. Dans la nuit bleutée, il distingue des alignements de véhicules à l’arrêt. Plus loin, un éclairage froid qui ne semble en rien à une aube douce. « Frontière de Menton Saint-Ludovic », annonce le chauffeur, « préparez vos documents d’identité, le contrôle se fera à l’intérieur du véhicule !».

Les battements de son cœur s’accélèrent. Chadrak se penche vers sa compagne de voyage, pose sa main sur son épaule, la réveille avec douceur. «La frontière française… on va contrôler nos papiers ». La jeune fille ouvre des yeux emplis de toute la terreur du monde. Chadrak lui prend la main, un geste bienveillant que la petite accueille avec gratitude.

Trois douaniers se mettent à contrôler les voyageurs. L’un d’eux est d’origine africaine. Chadrak a un mauvais pressentiment : si les Blancs peinent souvent à distinguer les personnes de couleur, ce n’est pas le cas entre eux. Il présente sa ressemblance lorsque l’homme lui demande ses papiers et le fixe droit dans les yeux.

–       C’est pas toi ça, s’écrie le douanier.

–       Comment ça, pas moi ? Ce serait qui alors ? Toi ?

Chadrak s’étonne d’oser affronter l’homme qui s’énerve.

–       Tes papiers à toi !

Il s’adresse à la petite. Alem fond en larmes.

–       Suivez-moi !

Dans le bureau des douanes, ils prennent place face au responsable. Un molosse qui semble un homme de la terre, malgré son uniforme auquel sont accrochées quelques médailles. De grandes mains que l’on devine avoir travaillé dur. Il les observe quelques minutes, avec une forme de gentillesse que Chadrak ne parvient pas à expliquer. Cet homme a-t-il des enfants ? De leur âge peut-être ? S’imagine-t-il que l’un des siens pourrait se retrouver dans une telle situation ? Il semble ému. Perturbé même. Et c’est avec une voix douce qu’il commence l’interrogatoire en s’adressant à Chadrak. Les questions usuelles : comment il s’appelle, d’où il vient, où il vit, ce qu’il fait de sa vie.

Chadrak récite sans hésitation l’histoire qu’il s’est appropriée : il rentre de vacances passées en Italie chez sa tante et se rend à Nice où il étudie à l’Université Côte d’Azur. Pourquoi cette université ? Parce qu’elle est reconnue dans le domaine des arts et des lettres. Un jour, il sera journaliste, ou écrivain.

L’homme en face détaille avec attention le document qu’il tient entre ses mains. Lorsqu’il relève que la photographie ne lui ressemble pas vraiment, Chadrak rétorque en rigolant presque qu’elle a été prise il y a cinq ans déjà, que son passeport arrive à échéance et que la photo du suivant correspondrait mieux à l’homme désormais presque adulte qu’il était devenu.

A l’extérieur, le chauffeur du bus perd patience. Un douanier entre dans le bureau d’un pas pressé.

–       Le bus doit tenir ses horaires… il faut qu’il reparte. On fait quoi ?

–       File, murmure le responsable des douanes, en tendant le bras pour restituer à Chadrak sa pièce d’identité.

 

***

 

–       Je ne sais pas comment j’ai fait. Comment j’ai eu ce courage, cette force. Je me suis levé, j’ai pris la main d’Alem, et je l’ai emmenée avec moi. Ils ont oublié de la contrôler… Nous sommes remontés dans le bus, et nous avons poursuivi notre route, me confie Chadrak lorsqu’il me contacte quelques jours plus tard pour me donner de ses nouvelles.

 

Au bout du fil, je souris.

Grand-père Mandela s’est incarné en force tranquille dans cet adolescent qui, sa vie durant, s’était perçu comme une mauviette. Un faible qui n’avait pas osé s’interposer entre son père et sa mère lors de cette dispute particulièrement violente. Il peut désormais affronter les tempêtes.

Au bout du fil, je souris.

Je tiens entre mes mains l’Arcane de la force, la carte qu’au petit matin j’avais tirée de mon fidèle tarot en pensant à Chadrak…

 

***

 

Dix années se sont écoulées. Chadrak vit aujourd’hui en Belgique où il a obtenu l’asile. Il terminera bientôt ses études en lettres et se fait désormais appeler « Nelson ».

 

 

« Vous savez, je vous dis souvent :
« Je vous aime très fort, autant que des pastilles multicolores ».
Toutes différentes, mais vraiment la même saveur.
Comme nous tous, les humains.
C’est pour cela que Grand-père Mandela agissait. »

(Grand-père Mandela, W. Mandela, Editions Rue du Monde, 2018)

 

 

[1] Nom clanique de Nelson Mandela, utilisé en signe de respect.

[2] Terminologie utilisée par certains ressortissants Africains lorsqu’ils parlent de l’Europe. D’autres en parle en disant l’hexagone, même si l’Europe ne se réduit pas à la France.

[3] C’est par ressemblance que les migrants d’origine africaine francophone nomme les faux papiers, parce que la photo leur ressemble.

[4] Aéroport d’Athènes.

[5] Les Africains tendent à nommer « frère » toute personne de leur communauté qui leur est proche.

 

Arcane tirée: la Force

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