Créé le: 23.06.2023
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Souvenirs électriques

Souvenir d'enfance

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© 2023-2024 Pauline Z

Les bons souvenirs ne sont pas nécessairement ceux qu'on souhaiterait écrire. Un texte autour de l'angoisse. "Nadia passait en revue les photographies en noir et blanc de son enfance, quand, d’une longue plainte assourdie par les murs épais de la maison, surgirent les souvenirs électriques."
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Nadia passait en revue les photographies en noir et blanc de son enfance, quand, d’une longue plainte assourdie par les murs épais de la maison, surgirent les souvenirs électriques. Un garage verrouillé, un sous-sol inexploré, des pièces interdites lui revinrent en mémoire. Les vaccins, la fièvre, la sonnette d’alarme suintaient la souffrance de Nadia dans la nuit noire et elle se remémorait son passé enseveli sous l’avalanche des années. Quand elle tira au hasard une photographie de l’enveloppe, la villa aux murs d’enceinte cachée par les grappes de bougainvillées lui apparut. La photo la représentait si souvent dérobée au soleil sautant de la terrasse sur l’allée du jardin.

 

Le soir, – elle avait peut-être cinq ans – lorsqu’elle retrouvait ses parents dans la salle à manger, les murs et le plafond bizarres se distançaient. C’était la fuite des murs qui creusaient encore leur éloignement en s’engouffrant dans le vide. Un vide de l’esprit, une absence terrible mêlée d’un abîme d’angoisses, une peur si fulgurante que Nadia faisait voler les murs en éclat. Il n’y avait rien que les cloisons qui reculaient, la salle à manger comme une inconnue mystérieuse dont les contours fuyaient. Quand elle se ressaisissait, quand elle comblait ce vide étrange par ses capacités à se concentrer sur ce que représentait réellement la scène qui se déroulait sous ses yeux, les parents comme des étrangers immobiles s’éloignaient. Nadia aurait voulu les regarder attentivement, scrupuleusement, mais à ce moment où elle posait les yeux sur eux, de l’autre côté de la table, il lui semblait qu’ils reculaient avec leur siège, qu’elle n’avait aucune prise sur eux dont elle ne connaissait que ces tristes tablées vespérales. Et en effet, la distance qui les séparait d’elle s’accroissait : frappés d’invisibilité, les parents mobiles et inabordables touchaient presque les murs avec lesquels ils s’engloutissaient dans le vide.

 

Qu’étaient-ce donc que ces inconnus dont elle était sortie elle ne savait comment ? Qu’étaient ces gens à l’absence journalière répétée et à la présence nocturne si particulière ? Lui, avec son costume de flanelle gris clair, elle, avec sa jupe courte, son chemisier au col pointu, boutonné jusqu’au cou. Il avait l’air d’un jeune étudiant au look charismatique, mais Nadia n’en savait rien. Elle le regardait comme un Dieu de l’Olympe, un homme à qui elle devait certainement le respect et l’autorité. Elle, sa mère, était habillée d’une mini-jupe rose, un bandeau violet enserrant ses cheveux. Elle ressemblait à une hippie, le regard austère sous les grosses lunettes de plastique, mais Nadia n’en savait rien. Elle pensait à sa mère comme à une institutrice, le paquet de copies à la main, un stylo rouge porté à l’oreille sous le bandeau. Elle regardait ses doigts aux ongles longs, recouverts d’un mince vernis translucide. Des ongles très longs, solides, celui du petit doigt crochu, et les copies que sa mère tenait maintenant en les griffonnant de rouge lui rappelaient l’école. Toutes les absences scolaires, les retours à l’école primaire, la mémoire morte et sans parole la saisirent.

 

Alors, comme ça, Nadia avait souffert dans sa chambre d’enfant d’une maladie fiévreuse, de délires dont elle ne savait s’ils l’avaient rendue loquace ou bien s’ils l’avaient entraînée vers les abysses d’un coma mutique aux mots noyés dans des fonds noirs et poisseux ? Et quel genre de petite fille était-elle pour ne même pas reconnaître l’école vers laquelle on la poussait ? Elle n’avait jamais vu ni les murs, ni les complexes préfabriqués, ni les enfants qui l’accueillirent pourtant comme si elle revenait après s’être absentée quelques semaines. Elle faisait face à ses parents, assisse à table, avec dans l’assiette un perdreau qu’agrémentaient des petits pois. De la salle à manger, elle pouvait contempler ce pan de mur duquel jaillissait la tête empaillée d’un sanglier. Son père chassait et parfois l’emmenait avec lui dans ses courses au gibier. Le dépeçage des sangliers, les cheveux torsadés, mangés, cassés de ne pouvoir soutenir ce spectacle, attisaient ses angoisses enfantines, mais de l’école, elle n’avait pas de souvenirs. De petits écoliers au nom et au visage mémorables se distinguaient néanmoins : M jamais oublié, croisé uniquement dans les toilettes, F enfant martyr aux yeux mitrailleurs, I blonde mutique de tous les abus.

 

Nadia se souvenait : le samedi, elle accompagnait son père en forêt. À l’orée du bois, elle lisait en attendant que sonne la fin de la battue. La tête plongée dans la revue de Mickey, elle ne voulait pas entendre les jeeps arriver, la vantardise des chasseurs, le flop du gibier jeté à terre. Priée par le père qui voulait la photographier de s’approcher et de s’emparer de deux lièvres, la petite posait, les oreilles des lagomorphes en main. Ce qu’elle croyait être la reconnaissance du père et ses encouragements l’emportaient sur la peur. À même la terre battue, gisait la dépouille d’un phacochère dont elle s’écartait. La vue du cochon au si gros groin, aux défenses pointues, attisait sa curiosité. La remarque habituelle du père, « une balle entre les deux yeux aura suffi », l’effrayait toujours autant, au point qu’elle se réfugiait dans la voiture. Le père avait pour mission de photographier les chasseurs réunis autour de l’animal. Ceux-ci discutaient du trophée et tiraient à la courte paille le nom du courageux dépeceur. Ce fut au guide de s’acquitter de la tâche. Pour commencer, Nadia vomit sur la banquette. À genoux, le guide s’appliqua au morcelage du gibier. L’éviscération nécessita plusieurs heures de travail durant lesquelles la petite, comme sur ses gardes, resta éveillée, triturant ses cheveux blonds dont elle mangeait les pointes. La tête basse, les yeux dans le vide, sans un mot ni un regard pour l’entourage, elle s’absentait.

 

Nadia se souvenait : la maison aux persiennes closes, à l’enceinte recouverte des grappes bleutées des bougainvillées, la cachait des regards indiscrets. Prisonnière de sa chambre, elle avait interdiction de se rendre au sous-sol et dans les autres pièces de la maison. Elle se représentait la cave jamais vue comme une punition : ne l’avaient-ils pas prévenue, le jour où trop heureuse, elle sortit de sa chambre, un filet de mots riants à la bouche ? Ainsi, n’avait-elle jamais mis les pieds à la cave, mais le mot formulé par son père sonnait comme une menace, si bien qu’elle n’avait jamais essayé d’en savoir plus. Elle se représentait la cave comme le cagibi de Monsieur Zaraoui. Ce cagibi dans lequel Zaraoui l’avait enfermée un jour avait la forme d’une tranchée qui s’enfonçait profondément dans les fondations de la maison et à laquelle elle préféra tourner le dos, affolée par le lugubre trou noir et aveuglant du tunnel. Elle resta à attendre qu’on la délivre, agenouillée à l’entrée du cagibi dont la porte de bois, sous la fente de laquelle filtrait une lumière blafarde, la claquemurait dans son cachot noir. La cave et le cagibi revêtaient pour Nadia la même configuration obscure, un voile noir qui tombait sur ses angoisses, dont elle décomptait les secondes folles et frénétiques, persuadée que plus elle calculait dans la nuit le temps qui s’écoulait, plus la porte s’ouvrirait vite.

 

La cuisine fréquentée uniquement en présence de la mère était un écueil résonnant de conversations secrètes, chuchotements et messes basses. Quand elle s’y rendait, la cuisinière que la mère surveillait chuchotait des mots inaudibles en vidant le gibier, et, elle, Nadia, regardait avec dégoût le travail d’éviscération. Seul la danse du balai-brosse que la femme de ménage frottait sur le carrelage la distrayait de son oisiveté silencieuse. Elle déchiffrait sur la porte du réfrigérateur la liste des courses, détachait les syllabes des mots en susurrant, parfois reprise par sa mère qui l’obligeait à répéter correctement sur le ton des murmures. Privée d’éclats de voix, de présence, de charybde en scylla, elle allait à tâtons tenter d’ouvrir les portes. Un matin, celle de la chambre parentale entrebâillée laissa voir un lit aux draps roses. À quatre pattes, elle explora le sol, enfila les vêtements de sa mère, mis les doigts dans une prise, première découverte après la décharge. On pouvait lire dans ses yeux électriques la surprise et l’incompréhension.

 

Nadia se souvenait : le portail toujours clos recelait un jardin qu’embaumaient les senteurs d’agrumes. Seuls les adultes pouvaient accéder à la maison par le garage. Inconnu de l’enfant, le garage s’ouvrait sur une route sablée, bordée de maisons mitoyennes et séparée par une voie ferrée. Un matin, la mère conduisit pour la première fois Nadia à l’école et elles franchirent le garage, dont la pénombre terrifiante et les outils posés là comme prêts à l’attaque, la frappèrent. Affolée par les vrombissements des voitures, le trot et le braiment des ânes qui tiraient les charrettes, la petite se mit à pleurer. La mère la prit par la main et la força à avancer jusqu’à la voie ferrée. Elles foulèrent la terre battue, dont les grains à la couleur sanguine voltigèrent sur leur passage. Devant les rails nus qui fendaient l’étendue de terre sans aucune barrière de protection, elles attendirent le passage du train qui, au loin, grondait et dont le sifflement de la locomotive signalait la présence. Lorsque le serpent de fer se déploya devant elles à toute allure, il souleva la terre en rafales de grains qui leur rougirent les yeux.

 

La mère déposa Nadia à l’école. En milieu d’après-midi, elle en sortit les ongles rongés et crottés de sang. À la femme de ménage qui attendait devant le portail de l’école, elle ne sut expliquer le sang sur les mains. Quand elle avait ressorti les doigts du sable, lui étaient apparus ses ongles rouges et les caillots noirs qui s’attachaient aux peaux arrachées. La bonne et Nadia marchèrent jusqu’à la voie ferrée. Au loin, sifflait le train. Les gens s’étaient arrêtés au bord des rails, parmi lesquels d’autres bonnes, d’autres enfants. Deux gamins aux mains libres jouaient à qui sauterait au plus près de la fulgurante locomotive. La bonne serra la main de Nadia et le train passa à toute allure, écrasant l’un des garçons. Chacun s’attroupa alors autour de la dépouille. La femme de ménage voulait voir pour se repaître du sang, tandis que la petite l’empoignait, l’exhortait à fuir le corps au linceul rougissant. Dans la cuisine, Nadia vit le père lire le journal et la mère rire à gorge déployée, se réjouir, comme dans un moment de soulagement inouï, de la mort de sa fille sur la voie ferrée. Quand la mère aperçut Nadia, quand elle comprit sa méprise, son rire cessa et face à ce visage composé d’impassibilité, face à ce silence obstiné de la mère, la fille cacha à son tour sa surprise en feignant l’indifférence.

 

Nadia se souvenait : son entêtement la mena à la porte de la salle de bain qui lui était pourtant interdite. Elle s’ouvrit en couinant sur un sol de marbre noir et une faïence vert lagon qui la fascinèrent. La curiosité, l’envie gourmande de toucher les carreaux, de noyer son regard dans la couleur turquoise l’incita à franchir le chambranle. Aussitôt elle glissa et tomba tête la première sur le marbre humide. Le sang perla à son front, les pleurs se déversèrent.

 

Les éclats de voix, le claquement des talons maternels sur le marbre réveillaient sa sensibilité à fleur de peau. Au début, elle appelait au secours au moindre petit bruit mais jamais ni la mère ni le père n’accoururent. Les après-midis silencieux, lasse de donner l’alerte en appuyant sur la sonnette, elle sombrait dans la torpeur, la tête enturbannée et les yeux en feu. Dans son songe, le tableau cloué au mur d’en face s’animait. Une tête de clown se détachait d’un fond huileux, les yeux maquillés d’un bleu outremer lançaient des éclats mauvais. Les joues de plâtre se gonflaient d’arrogance, la bouche écarlate et grimaçante l’emmurait dans un silence affolé. « Je suis le maître ténébreux auquel tu dois respect et obéissance, » martelait-il. Puis il riait, la narguait en lui tirant la langue pour qu’elle n’ébruite pas les tourments fiévreux.

 

Nadia regardait désormais les photographies de son enfance comme un palimpseste qui déroulait ses choix, ses chutes, ses échecs successifs. Sa vie n’était qu’une succession de vides au-dessus desquels elle jouait les équilibristes avant de choir. Emportée par le torrent des angoisses, elle se voyait tomber dans un gouffre, une marmite sans sentiments dont le bouillon montait jusqu’à la margelle du puits et la déposait à terre dans un magma d’écume noirâtre.

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