Créé le: 17.06.2024
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Souvenirs de Pâques
Un témoin de la découverte de l'île de Pâques par les Européens voyage au-delà du temps et de l'espace.
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La dernière fois que mes pieds ont foulé le sol qui m’avait vu naître, les trois navires de l’explorateur Jacob Roggeveen venaient d’accoster. C’était le 5 avril 1722. Cet homme voguait en provenance d’une contrée lointaine, qu’il désignait sous le nom d’Europe, et plus précisément de Hollande. Comme baptiser des territoires semblait être sa marotte, il donna au nôtre le nom d’île de Pâques, en se référant à un rite de son monde qui était célébré ce jour-là. Pour nous, cependant, l’île avait déjà un nom : Rapa Nui.
Quand mes congénères et moi l’avions vu débarquer avec son équipage, nous n’avions pas été surpris par leur couleur : ce n’était pas la première fois que nous observions des êtres au teint pâle !
Ce qui nous avait par contre étonnés, en plus de leurs vêtements bariolés et de leurs carapaces en métal, c’était leur arrivée par la mer, sur des embarcations semblables à nos pirogues à balanciers, mais de dimensions beaucoup plus impressionnantes. Les Blancs que nous avions côtoyés jusque-là étaient venus du ciel, eux ! Et ils mesuraient au moins trois têtes de plus que ces Hollandais. C’étaient d’ailleurs eux qui nous avaient aidés à ériger les moaï – vous savez, ces bustes monumentaux dont la plupart se dressent dos à l’océan –, et ce, grâce au mana – une force spirituelle qui leur était propre et qu’ils avaient transmise à certains d’entre nous.
Une autre source de stupéfaction pour nous fut que les nouveaux venus tuèrent d’emblée plusieurs membres de notre village, au moyen de bâtons qui crachaient la foudre. Nous ne comprenions pas pourquoi – ni pourquoi ils étaient venus, ni pourquoi ils nous tiraient dessus.
Si nos amis géants avaient encore été parmi nous, ils nous auraient défendus à l’aide du mana. Malheureusement, les mages qui avaient reçu leur enseignement et qui maîtrisaient ce pouvoir faisaient partie des victimes des Hollandais. Tout comme moi, du reste. Eh oui ! j’en suis aujourd’hui à ma dix-septième vie depuis cette époque, mais je n’ai rien oublié malgré la métempsycose. Peut-être est-ce dû à la mort violente qui a mis fin à mon existence sur Rapa Nui…
J’ai appris par la suite que d’autres navigateurs avaient rendu visite aux Pascuans, ainsi qu’on nous appelait. Puis les catastrophes se sont succédé : les guerres pour le bois et pour l’eau, les déportations dans les mines, etc. Enfin, l’annexion par le Chili… Personnellement, j’assistais à cela de loin. Je me demandais parfois si je devais faire savoir aux scientifiques que j’aurais été en mesure de déchiffrer l’écriture rongo rongo, gravée sur des tablettes, mais en fin de compte je préférai garder pour moi les secrets de Rapa Nui et de la civilisation pascuane.
Les géants blancs, on les nommait les roamau. J’en avais rencontré un quand j’étais enfant sur Rapa Nui. Il était l’un des derniers à cohabiter avec nous. C’était lui qui m’avait raconté les milliers d’années au cours desquelles ils avaient marqué l’île de leur empreinte. Aussi étrange que cela puisse paraître, il m’a ensuite accompagné tout au long de mes différentes existences. Il est d’ailleurs toujours à mes côtés actuellement. Par commodité, je me suis improvisé baptiseur et je lui ai moi aussi donné un nom, car les roamau n’en portent pas à l’origine. Comment se distinguent-ils les uns des autres ? Aucune idée… Il faut dire que Sophia – j’ai opté pour celui-ci parce qu’il signifie « sagesse » – ne répond pas aux questions, mais seulement aux prières (pas dans le sens strictement religieux du terme, plutôt dans le sens de requête ou d’imploration). À noter que j’en parle au masculin quand j’évoque mon ami et au féminin quand il s’agit de ma protectrice, un choix totalement arbitraire. Certes, je pourrais dire « iel » à son sujet, mais je ne saurais comment accorder les adjectifs : iel est beau, iel est belle ou iel est be.au.lle ?
Pour en revenir aux roamau, ils étaient donc arrivés sur Rapa Nui à travers les nuées. Ils voyageaient à bord d’une sorte de tortue énorme qui flottait dans les airs, allant et venant entre chez eux et chez nous. Outre les récits de Sophia, c’étaient les tablettes rongo rongo qui m’avaient appris les détails de cette histoire. Certains « spécialistes » étrangers interprétèrent ces gravures et nos statues comme étant l’expression de mythes. Or, de nombreux mythes reposent sur des faits bien réels, ce que notre situation ne faisait que confirmer.
Nous ne savions pas d’où les roamau étaient venus, ni où ils étaient repartis. J’ignore également comment Sophia peut encore se manifester à moi sans matérialité. Toujours est-il que je m’adresse à elle lorsque j’en ressens le besoin, en cas de problème, d’anxiété, de danger… Sophia me soutient, m’apaise et me guide, je le sens. Si je ne la vois plus à proprement parler, j’en ai gardé l’image qui s’était imprimée dans ma mémoire à mon passage sur Rapa Nui. Elle et les autres créatures de son espèce avaient toutes une silhouette fine, des muscles déliés, de longues chevelures claires et, ainsi que je l’ai déjà souligné, une peau d’albâtre. Elles se déplaçaient avec une grâce indéfinissable, comme si la plante de leurs pieds ne faisait qu’effleurer le sol, même sur des parcours accidentés. Une autre de leurs particularités résidait dans leur méthode de communication, qui ne sollicitait ni langage ni signes. Nos esprits captaient leurs pensées un peu à la manière d’ondes radio – technologie dont je n’entendis évidemment parler que plus tard.
Moi, je ne suis pas porteur du mana. Ce n’est pas donné à tout le monde ! Et à moi, cela n’a pas été donné… Durant mes vies successives, j’ai bien essayé d’inciter Sophia à m’initier, mais sous sa forme éthérée elle ne peut rien faire dans ce sens, d’autant moins qu’il faut, dans l’idéal, constituer un groupe d’une certaine importance pour que le mana puisse agir. Je l’ai aussi invitée à intervenir en vue d’empêcher les guerres et de supprimer la misère, ou même l’ensemble des calamités qui frappent l’humanité. Toutefois, ce n’est pas dans ses cordes. Je serais malvenu de me plaindre, néanmoins, puisqu’elle me préserve des malheurs et autres contrariétés qui me menacent.
Ce qui est pratique avec Sophia, c’est qu’il n’y a pas de cérémonial entre nous. Je peux l’invoquer à tout instant et en toute simplicité, elle répond généralement sur l’heure. Enfin, répondre est peut-être un grand mot. Elle m’envoie comme un accusé de réception mental, si je puis dire. Et je sais qu’elle fera le nécessaire. Cette assurance tout risque tombée du ciel me dote d’une confiance inébranlable. Mes proches ont toujours estimé que je bénéficiais d’une chance insolente. Je ne leur confie jamais mes origines antiques ni mon lien avec Sophia. En fait, j’ignore si le secret contribue à l’efficacité de son action, mais j’y vois un type de superstition. Comme si le fait de m’en ouvrir à autrui risquait de rompre le charme. Je préfère de toute façon que l’on me croie choyé par le destin plutôt que l’on me juge aliéné. Des vies antérieures et une puissance supérieure à mon service, et puis quoi encore ?
Récemment, je suis retourné dans une chapelle qui m’avait laissé une impression de sérénité lors de précédentes visites. Au hasard des siècles, je me suis en effet rendu à diverses reprises dans des lieux de culte, églises, temples, mosquées, synagogues… J’y ai presque toujours ressenti une présence rassérénante, sans pouvoir discerner pourtant son identité : était-ce la divinité à laquelle était consacré l’endroit ou était-ce Sophia ? Quoi qu’il en soit, c’est ce genre d’édifice que je choisis quand l’envie me prend de m’entretenir plus longuement avec cette dernière, alors que je pourrais le faire n’importe où et n’importe quand. La concentration y est-elle favorisée ? Sans doute, mais c’est un avis subjectif. Pour ce qui est de la sérénité, il y a également les forêts qui me paraissent adéquates, quoique parfois un tantinet bruyantes – j’adore les oiseaux et les écureuils, et je ne déteste pas les insectes, mais quel boucan ils peuvent faire (du moins aux oreilles de quelqu’un qui souhaite méditer).
Afin de vivre avec mon temps, je regarde quelquefois la télévision. L’autre soir, je suis tombé sur un documentaire qui s’interrogeait à propos du mystère des moaï. Mystère ? Pas pour moi. Je sais pourquoi ils sont là où ils sont. Peut-être aurais-je déjà pu en révéler la raison d’être, en écrivant un livre ou en postant un article sur les réseaux sociaux, mais si le mystère est éclairci, où est le plaisir ? De plus, je ne suis pas sûr que Sophia apprécierait… Et puis je trouve amusant que tant d’archéologues se creusent les méninges – des archéologues, creuser… vous saisissez la métaphore ? – alors que, ce qu’il y a de plus intéressant dans les moaï, c’est justement ce qu’il y a « dans » les moaï, et par là j’entends bien « à l’intérieur » des statues, plus spécifiquement au cœur des parties qui sont enterrées ! À ce jour, aucun chercheur n’a songé à forer un moaï ! Du moins n’ai-je jamais entendu parler d’une opération de ce genre – ou alors ceux qui l’auraient fait s’y sont mal pris et n’ont rien trouvé. Je dis ça, je ne dis rien, hein !
En tout état de cause, ma vie présente se déroule trop loin de Rapa Nui, ou de l’île de Pâques, si vous préférez, pour que je me mêle encore de son histoire. Je me trouve carrément sur une autre planète, au sens littéral ! Car oui, mes réincarnations s’égaillent de planète en planète, sans discernement. Par chance – ce qui tendrait à prouver quand même que je suis effectivement verni –, Sophia me suit partout !
Il m’arrive de repenser avec nostalgie à mon île natale. Malheureusement, même si je renaissais un jour sur la Terre, il me serait impossible d’y retourner, car Rapa Nui a été placée sous un dôme transparent infranchissable, comme plusieurs sites fameux du globe. Les roamau vivent-ils toujours quelque part dans une galaxie ou l’autre ? Voire sur un plan dimensionnel inconnu ? Ou Sophia est-elle l’ultime représentante de son espèce ? Et s’ils ont poursuivi leur évolution, où que ce soit, veillent-ils tous sur un être humain, à l’instar de Sophia ? Ou bien cette mission n’incombe-t-elle qu’à celle-ci ? Ou à certains élus ? Et elle-même, a-t-elle plusieurs protégés ou ne s’occupe-t-elle que de moi ? Voilà le genre de questions qui me taraudent de plus en plus. Quitte à passer pour présomptueux, j’aime à croire que j’ai le privilège de constituer une exception et que je suis l’unique entité à compter pour Sophia…
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