Créé le: 08.02.2025
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Sonnets (2010)

Poésie

Chapitre 1

1

S'exprimer sans rime ni raison, c'est bon pour les sauvages. Voici de quoi les civiliser.
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Votre avis, cher Monsieur, ne m’intéresse pas !

J’en ai marre d’entendre à longueur de journée

de vaniteux bavards aux phrases mal tournées,

qui donnent leur avis, même entre les repas.

 

Pourquoi devrions-nous, de l’enfance au trépas,

respecter l’opinion vigoureuse ou mort-née

d’un sinistre imbécile ou de soeurs abonnées

à tous les mensuels du Monomotapa ?

 

Votre avis, gardez-le ! Je n’en ai rien à fiche !

Pour moi, c’est du blabla sorti d’une âme en friche.

Présentez-moi plutôt des arguments suivis,

 

des résultats prouvés par des savants capables !

Si c’est trop dur pour vous, taisez-vous donc, que diable !

pour que je puisse enfin vous donner mon avis !

 

* * *

 

Suprême déshonneur : je ne suis pas moderne !

Trop borné pour sentir l’art expérimental,

trop pervers pour comprendre une crotte en métal,

j’ai l’esprit ténébreux d’un homme des cavernes.

 

« Vieux réac ! » m’écrit-on de Genève et de Berne.

C’est vrai, je n’aime pas le désordre total,

ni le neuf pour le neuf, ni le confort mental.

Que vaut le goût du jour ? Éclairez ma lanterne !

 

Entre le star-system et Gobi, que choisir ?

Quel snobisme adopter pour meubler mes loisirs ?

Mon genre inactuel me déroute et me pèse.

 

Si le rap m’horripile, où bâtir ma maison ?

Si je vis sans gadgets, que foutre de mon pèze ?

Si je sors sans mobile, ai-je encor ma raison ?

 

* * *

 

Disons la vérité : la franchise est un vice

hérité de l’orgueil et d’un vilain mépris

pour les hommes sensés dont le paisible esprit

ne veut pas qu’on l’emmène au jardin des sévices.

 

Quand son but principal est de rendre service

à la communauté, le mensonge a du prix.

L’hypocrisie est l’art de ceux qui ont compris

que l’amour et le reste ont besoin d’artifices.

 

Il faut être subtil pour distiller du faux

qui donne du plaisir aux gens qui nous sont proches,

sans qu’ils puissent penser qu’une anguille est sous roche.

 

Il faut avoir du coeur pour taire les défauts

que nous voyons parfois sous les frusques des autres,

d’autant plus clairement qu’ils sont aussi les nôtres.

 

* * *

 

On reconnaît le cuistre à son vocabulaire,

qu’il étale au grand jour pour éblouir les cons.

Regardez-le verser, de haut de son balcon,

un choix de mots parmi les plus patibulaires.

 

Le pédant sait tourner la moindre circulaire

pour la rendre indigeste aux valeureux Gascons

qui rêvent d’embrocher le sbire du Jargon,

coupable de trahir le style épistolaire.

 

Un virus qui pullule à l’université

provoque chez le snob un besoin de citer

les formules cuculs des pontes à la mode.

 

Quand l’esprit se complaît, pour être de son temps,

à rabâcher la messe en faisant l’important,

où survit le bon sens ? Peut-être aux antipodes !

 

* * *

 

Ne la méprisez pas, notre vieille Grammaire !

Elle a su rester jeune et garder sa vertu,

quoi qu’ait dû supporter son corps si bien foutu.

Alors buvez le suc de ses glandes mammaires !

 

Quand même, elle a du chien, notre chère Grand-mère !

Avec ses « que », ses « dont », ses préfixes pointus,

ses compléments directs, ses tirets impromptus,

elle offre une armature à toutes nos chimères.

 

Quoi de plus merveilleux que le plus-que-parfait,

ou que l’accord subtil qu’ignorent les préfets ?

Ah ! les cas délicats : ce sont des vocalises.

 

Il faut régler sa voix pour servir la beauté,

mais n’oubliez jamais cette loi de l’église :

le plaisir le plus grand, c’est de pouvoir fauter.

 

* * *

 

Un texte se fabrique avec des lieux communs,

dont certains sont très vieux, plus vieux que l’écriture ;

d’autres sentent le frais, le goût de l’aventure,

mais n’échapperont pas aux railleurs de demain.

 

Quand on cherche le vrai, le discours sur l’humain

n’est guère original, car malgré la voiture,

l’homme a très peu changé depuis que la nature

l’a séparé du singe et doté de venin.

 

« On a déjà tout dit », ont déjà dit tant d’ânes

dont j’augmente le nombre – alors, que dieu me damne !

Et puis zut, après tout ! Je pense, donc je suis

 

les traces des penseurs qui ont passé leur vie

à disséquer l’esprit, de Rome à Cracovie,

pour comprendre un peu mieux le voleur que je suis.

 

* * *

 

Tu prétends, vieux coyote, avoir des certitudes ?

Comment fais-tu, mon gros ? Livre-moi ton secret !

Je ne veux surtout pas te paraître indiscret,

mais vois-tu, je n’ai – moi – qu’un bouquet d’hébétudes.

 

Je doute de ma vue et de mon altitude ;

neuf fois sur dix, j’échoue à définir mes traits ;

je ne sais pas vraiment quel est mon intérêt ;

je ne suis sûr de rien : telle est ma servitude.

 

Quand je pense aux trésors qui sortent de l’esprit,

je suis bien emmerdé pour estimer leur prix.

Quoi de plus aveuglant qu’un déluge d’idées ?

 

Tout le savoir du monde a l’air nécessiteux.

Même le scepticisme est quelquefois douteux.

Alors, sois-en certain, la tête est mal guidée !

 

* * *

 

N’en déplaise à d’aucuns, la sagesse est peut-être

de convaincre son coeur que rien n’est important.

À quoi bon devenir un sportif, un battant,

un trader, une star, puisqu’on doit disparaître ?

 

L’arriviste s’épuise à vouloir se promettre

de conquérir le monde avant d’avoir trente ans.

Il ne dort presque pas, car il a peu de temps.

Aux appels de la gloire, il lui faut se soumettre.

 

Ne vaudrait-il pas mieux se contenter du beau,

du sourire d’un chat, de l’humour d’un cabot

ou des vers mal fichus d’un poème futile ?

 

La chance est de pouvoir ne pas trop s’engager.

« Tout n’est que simple jeu », nous dit un vent léger.

Pour que vivre ait un sens, recherchons l’inutile !

 

* * *

 

La foi n’est pas mon fort. Je n’exclus pas qu’un être

soit au-dessus de l’homme – et même du chaton !

mais si ce monstre existe, il n’a rien du maton

trop sévère ou trop cool que décrivent les prêtres.

 

Je ne crois pas du tout qu’un mort puisse renaître

ou qu’une âme survive au trépas d’un mecton.

Sans cerveau, comment diable écouter du piston,

voir Tours, se souvenir d’un petit bal champêtre ?

 

Un texte dit sacré ne mérite pas plus

le respect qu’un menu dicté par Lucullus.

On doit aussi pouvoir se moquer des croyances.

 

Aucun prédicateur ne sait bien raisonner ;

aucune religion ne sait bien gouverner ;

alors, hérauts de dieu, faites voeu de silence !

 

* * *

 

On l’a dit et redit : les singes sont égaux.

Et de naissance, en plus, précise un théorème.

Naître au Caire ou à Bonn, c’est du pareil au même !

On boit partout sa honte à tire-larigot.

 

Si le droit du plus faible amuse le bigot,

que la fable des lois semble fade au bohème !

Grandiloquente à donf, grave au degré suprême,

la voix de la justice abuse les gogos.

 

Privé de privilège, où l’homme aurait la chance

de remettre à sa place un pou qui fait offense

à l’amour du grand art et de la vérité ?

 

Fidèle à mes valeurs, à mes priorités,

ni sur le front d’Albert, ni sur le cul d’Hortense,

je n’écrirai ton nom : ma pauvre Égalité !

 

* * *

 

Ah ! quel régal de lire au calme dans son lit !

Des albums de bédé cent fois relus m’enchantent.

C’est en citant souvent leurs bulles percutantes

que j’obtins mon certif de blagueur impoli.

 

Pour que durablement le temps soit aboli,

rien ne vaut des journaux de mil neuf cent septante,

trouvés sur un tablard d’une chouette brocante.

Avec eux, mes neuf ans surgissent de l’oubli.

 

Grâce aux livres, je vis des milliers d’aventures,

je parcours l’univers, je change de figure,

je passe d’un avis à l’un de ses rivaux.

 

Le château que j’habite est comblé de volumes.

J’y promène mon oeil, mon index et ma plume,

en quête de rappels et de frissons nouveaux.

 

* * *

 

Faut-il noter l’école au-dessus de zéro ?

Quinze ans pour apporter si peu de connaissance,

d’adresse et de raison : bon sang, quelle indécence !

Apprendre est si facile en dévorant Perrault.

 

L’éducation publique étouffe le héros,

l’empêche d’explorer sa nature en puissance,

l’oblige à se nourrir des schémas qu’elle encense,

tout ça pour qu’il devienne un simple numéro.

 

La cuistrerie assoit l’autorité du maître,

à coups d’exos mortels destinés à soumettre

les esprits trop brillants, trop imaginatifs.

 

Grâce à la didactique et la pédagogie,

tout prof peut accomplir un grand tour de magie :

changer le petit fauve en travailleur plaintif.

 

* * *

 

Je n’accorde au travail qu’une faible valeur.

Maître du temps qui passe, il consomme nos vies,

sans vouloir écouter nos plus belles envies,

et recouvre d’or fin ses griffes de voleur.

 

Comme il fixe le prix de nombreuses douleurs

et de quelques plaisirs, il rend l’âme asservie

à des calculs mesquins et laisse inassouvie

notre soif de créer de nouvelles couleurs.

 

Accomplir son devoir, quoi de plus honorable ?

Mais huit plombes par jour, c’est quand même un peu long,

surtout pour un Charlot qui serre des boulons !

 

L’Entreprise produit son lot de misérables :

ceux qui n’ont plus d’emploi, menacés de l’enfer ;

ceux que le travail use et marque de ses fers.

 

* * *

 

Le philosophe a tort de vouloir expliquer

les mystères du monde et de l’espèce humaine

en se creusant la tête à longueur de semaine,

jusqu’à produire un flot de termes compliqués.

 

La raison pure est pauvre : on ne peut l’appliquer

qu’aux démons rigolos dont le vaste domaine

est celui sur lequel l’algèbre nous promène ;

mais le réel échappe à son jeu trop marqué.

 

J’attends d’un philosophe un discours plus pratique.

Qu’il nous dise comment vivre avec des connards,

des salauds, des mabouls et de vils combinards ;

 

et comment nous conduire en bienveillants sceptiques,

dont le sens de l’humour prend souvent son essor

et dont le gai savoir apprivoise le sort.

 

* * *

 

Le bruit – ce somnifère – endort l’intelligence ;

il empêche de lire un texte capital

ou d’écrire un sonnet pour amuser Chantal ;

il est le fossoyeur de tout être qui pense.

 

Le bruit – cet ouragan – fait s’agiter la panse ;

il envahit la chair en se montrant brutal,

sans craindre d’abuser de son pouvoir fatal

qui amène le sage à friser la démence.

 

Le bruit – ce travesti – s’attire le respect

en se disant musique – oh ! quel sacré toupet !

Quand on doit la subir, la musique est tapage.

 

Le bruit – ce noctambule – ignore les dormeurs.

Le sommeil ne saurait déranger les clameurs,

car la teuf est le droit le plus strict des sauvages.

 

* * *

 

L’histoire est avant tout l’histoire de la guerre,

et de la guerre émerge une armada d’auteurs

qui savent nous atteindre en visant les hauteurs.

« Que la guerre est jolie ! » entendait-on naguère.

 

Le brave a des vertus qui ne sont pas vulgaires.

Moi qui suis un trouillard, un méchant radoteur,

j’admire le courage et l’entrain du bretteur.

Ces qualités, la paix ne les aiguise guère.

 

Je me déclare hostile à l’esprit de troupeau,

qui transforme très vite un fervent patriote

en fantassin roublard ou en petit despote.

 

Il vaut mieux déserter que porter le drapeau

d’un peuple d’abrutis qui luttent pour la gloire

d’abreuver de sang neuf les volumes d’histoire.

 

* * *

 

À l’heure où la technique explore les neurones,

où la psychologie a l’esprit mieux tourné

grâce à la statistique, où l’on traque l’inné

chez l’homme et l’animal, les docteurs fanfaronnent

 

et plus d’un moraliste a perdu sa couronne.

Aujourd’hui, le penseur qui songe à résonner

comme Oscar, Friedrich, Nic ou Jean doit s’abonner

à « Cerveau & Psycho », dont les pages bourgeonnent ;

 

il doit surtout cesser de croire que le vrai

se trouve au fond de lui, dans un recoin de l’âme,

accessible au regard avec le bon sésame ;

 

il doit enfin séduire en pompant les secrets

des grands maîtres du style : un sens de la surprise

et le choix réfléchi de polir des bêtises.

 

* * *

 

L’argent – c’est entendu – ne fait pas le bonheur.

Mais Pagnol, dans « Topaze », a prouvé le contraire !

De l’artiche, il en faut si l’on veut se distraire

et – pourquoi pas ? – courir après quelques honneurs,

 

ou se donner le droit d’agir en déconneur.

Avec le blé, mieux vaut des sacs surnuméraires

qu’un solde négatif auquel on doit soustraire

encor les intérêts, la bouffe et les gêneurs.

 

Quand le fric est en crise, on accuse la Bourse

(sauf deux ou trois givrés qui pointent le Grande Ourse)

et l’on hait les traders gavés de gros bonus.

 

Voici quelques lois-clés de la haute finance :

un : le pèze est fictif ; deux : les gains sont immenses ;

trois : la banque se fout de ruiner les minus.

 

* * *

 

La mémoire a souvent des gestes généreux.

Ainsi, quand je découvre, à quarante-cinq piges,

des objets qui avaient pour moi tant de prestige

au seuil de mes treize ans, je me sens très heureux.

 

La pêche aux souvenirs est un art savoureux.

C’est un rêve assidu qui tient de la voltige.

Chaque saut réussi me donne le vertige.

Le passé me présente un repas plantureux.

 

Les plats les plus piquants sont les grosses bêtises,

comme d’avoir lancé le cri qui paralyse

à mon pire ennemi, lequel m’a répondu

 

par un crochet du gauche à flanquer la jaunisse.

Bénis soient Pif-gadget et le Docteur Justice !

Je recherche le temps que je n’ai pas perdu.

 

* * *

 

Le dominant se plaint d’être obligé de prendre

un air de loup féroce et d’agir en tyran

chaque fois qu’un guignol, qui veut sortir du rang,

lui rentre dans le lard, pour l’atteindre ou l’étendre.

 

Le dominé se plaint d’être obligé d’apprendre

à feindre le respect d’un chef incohérent,

dont la lourdeur agace et les jeux sont navrants.

Quel ennui de plier, de suivre ou de se vendre !

 

L’anarchiste se plaint que le peuple est trop con

pour unir quatre mots : ni serviteur, ni maître !

Mais l’animal humain peut-il tout se permettre ?

 

Moi, je plains les chançards qui se montrent bougons.

Peu importe qu’on soit anar, chef ou sans grade,

du moment qu’on s’amuse avec des camarades !

 

* * *

 

Chacun sait qu’un proverbe est un refrain simpliste.

« Cueille le jour présent, car tu mourras bientôt ! »

Celui-là fait florès chez les occidentaux,

depuis qu’on chante Horace et tous les hédonistes.

 

Si la vie était courte au temps de Trismégiste,

qu’elle est longue aujourd’hui grâce à nos hôpitaux !

Profiter de l’instant, ça sonne allegretto,

mais qui pourrait sans cesse agir en fantaisiste ?

 

Une oeuvre littéraire, une étude, un projet

conduiront l’homme ouvert à se couper du monde,

à draguer le futur, à négliger sa blonde.

 

Un bel esprit tombé dans les bras d’un sujet

qui le fait réfléchir passe à travers les heures,

sans que le froid, la faim, le mal, la mort l’effleurent.

 

* * *

 

« Le respect gnagnagna… » : c’est un slogan bateau

qu’on ressort chaque année à la jeunesse en butte

à ses démons courants : abuser du mot « pute »,

parler fort, salir tout, jouer des biscoteaux.

 

Sans respect, natürlich, vivre ensemble est plutôt

coton, désespérant. Ça fatigue, la lutte ;

ça flanque le cafard d’être entouré de brutes ;

ça rend poltron, râleur et même un peu marteau.

 

Bon d’accord, le respect, c’est vraiment nécessaire !

Mais n’allons pas trop loin ! Sauvegardons le droit

de ne pas respecter le clérical étroit,

 

le penseur à la mode ou l’artiste vulgaire.

Les bigots du respect n’ont pas du tout compris

qu’il y a du plaisir à montrer du mépris.

 

* * *

 

Je suis plutôt rétif au respect des cultures,

car toutes ne sont pas de même qualité.

Le bric-à-brac humain présente des beautés,

mais il étale aussi d’énormes impostures.

 

Une haute culture honore l’écriture,

se frotte avec bonheur à la difficulté,

s’approche à petits pas de quelques vérités,

joint l’amour du passé au goût de l’aventure.

 

Une basse culture honore le crétin,

se frotte sans pudeur à des Muses faciles,

joint la superstition à des lois imbéciles.

 

Une pseudo-culture honore le crottin,

se donne sans vergogne à des gros dégueulasses,

joint l’odeur du grisbi au goût de la grimace.

 

* * *

 

Dans l’univers vivant, l’être le plus parfait,

c’est – nous le savons tous, sauf les curés trop bêtes –

le chat ! le beau minou qui n’en fait qu’à sa tête,

qui déteste le bruit et griffe le buffet.

 

Autant l’homme est balourd, qu’il soit pitre ou préfet,

autant l’heureux minet, qu’il bouge, dorme ou guette,

offre au regard du monde une grâce complète

qui se doit savourer comme un très haut bienfait.

 

Jamais le mistigri ne paraît ridicule.

Même quand il se lave, urine ou fait caca,

il reste un grand seigneur aux gestes délicats.

 

Un chat peut transformer le plus vache homoncule

en amoureux fervent tout empli de bonté,

de calme, de souplesse et de félicité.

 

* * *

 

J’exerce avec talent l’art de la promenade.

Mon coeur en est témoin : marcher sans but précis

égare ma raison, me rend à la merci

d’une merveille offerte à mon regard nomade.

 

Complice des pinsons et de leurs sérénades,

cousin des campagnards qui vendent leurs soucis,

visiteur amusé d’une église sexy,

je me trouve sympa quand je suis en balade.

 

Si je sais voir plus loin que le bout de mon nez,

c’est grâce à mes pinceaux qui caressent les routes

et me font découvrir des chemins détournés.

 

Alors, vous les mondains qui stagnez sous les voûtes,

si mon air trop pensif, trop distant vous dégoûte,

soyez gentil : veuillez m’envoyer promener !

 

* * *

 

Comme tous les garçons, j’adorais les autos

quand je n’étais qu’un gosse aux goûts très ordinaires.

C’était le temps béni des courbes que vénèrent

les fous de beaux châssis et de fauteuils costauds.

 

En route vers l’Espagne où poussaient les châteaux,

à bord d’une vévé qui roulait du tonnerre,

je me livrais sans crainte à des jeux sanguinaires :

tirer sur les tacots, heurter les zigotos.

 

Soixante-six : Corgi – grâce à la batmobile

et à l’Aston Martin de Bond dans Goldfinger –

fit de moi l’as des as (un tantinet blagueur).

 

J’en ai eu des teuf-teuf et des coupés grand style,

en modèles réduits hautement séducteurs,

tout ça pour devenir un mauvais conducteur !

 

* * *

 

À l’époque du jerk, dans les cercles branchés,

le bon goût commandait d’avoir l’âme rebelle,

de jeter le dollar au fond d’une poubelle

et d’afficher partout la trombine du Che.

 

On vénérait alors de féroces bouchers,

comme Pancho Villa et son adjoint fidèle.

La jeunesse en révolte a besoin de modèles,

que les penseurs de gauche ont beaucoup retouchés.

 

La cause est entendue : on peut hacher des tripes

quand c’est pour libérer un peuple de chics types.

L’idéal justifie un torrent de coups bas.

 

Êtes-vous de ces gens qui, d’un air désinvolte,

chantent que la révolte est le plus beau combat ?

Alors révoltez-vous contre votre révolte !

 

* * *

 

Oui, je le reconnais, je suis un égoïste.

Un gros, un vrai de vrai, un monstre dégoûtant !

Je ne pense qu’à moi, car le plus important

pour moi, c’est moi – bien sûr – et non pas mon dentiste.

 

Et l’amour du prochain ? Je l’inscris sur ma liste,

pourvu que mon prochain ait l’esprit bien portant,

intéresse mon coeur par n’importe quel temps

et partage mon goût pour des choses pas tristes !

 

En tout cas, mon prochain, ce n’est pas mon voisin,

dont la zizique à fond me rend presque zinzin.

Il est pire que moi, cet égoïste immonde !

 

Mon égoïsme, au moins, j’en fais une oeuvre d’art,

un art de vivre en paix loin de tout étendard.

Je m’offre du bonheur sans emmerder le monde !

 

* * *

 

Gérer, bon sang, gérer : c’est le verbe fétiche

des fayots désireux d’être plus performants

et de pouvoir se vendre avec discernement,

tout ça pour empocher beaucoup, beaucoup d’artiche.

 

On lit dans les journaux qu’il faut être fortiche

pour gérer les défis et le emmerdements.

Par bonheur, il suffit d’un flacon de calmants

pour gérer la pétoche ou les maux de ratiche.

 

L’important, paraît-il, c’est de communiquer,

de penser positif et de ne pas choquer.

Gérer donc votre vie avec de la méthode ;

 

gérez votre prochain par-delà tout remords ;

gérez votre bonheur en observant la mode ;

enfin, n’oubliez pas de gérer votre mort !

 

* * *

 

Dieu que les interdits, les devoirs et les rites,

chantés par le rabbin, le pasteur, le curé,

l’imam et cetera, peuvent m’exaspérer !

Stop aux insanités dont la jeunesse hérite !

 

Pourquoi manger casher ou charcuter la bite

d’un tendre garçonnet ? Pourquoi s’incarcérer

sous un voile intégral ou se courbaturer

en priant vers la Mecque aux appels d’un presbyte ?

 

Pourquoi ci, pourquoi ça, si ce n’est pour unir

les têtes d’un bétail et pour les retenir

d’interroger le monde avec intelligence ?

 

Bienheureux les bornés, dit un fameux sermon.

Oui, c’est encore au prix d’une crasse indigence

qu’un mage d’aujourd’hui se livre à ses démons.

 

* * *

 

Un peu trop allergique à l’esprit de troupeau,

à cette égalité qui sclérose la vie,

à l’intérêt commun qui rend l’âme asservie,

je ne suis pas de gauche – au diable le pipeau !

 

Un peu trop allergique à l’esprit de tripot,

à ces trésors privés qui font baver d’envie,

à la soif d’arriver qui doit être assouvie,

je ne suis pas de droite – au diable le drapeau !

 

Quoi de plus ennuyeux qu’un débat politique ?

L’argument sans valeur répond à la critique ;

les valeurs de tout bord versent dans le cliché ;

 

il est plus triomphal d’écraser l’adversaire

que d’éclairer la scène en se montrant sincère.

Je voterai pour ceux qui m’auront fait marcher.

 

* * *

 

L’astrologue est un louf, un âne ou un escroc.

Le destin d’un macaque et son beau caractère

ne tombent pas d’un ciel encombré de mystères,

de symboles confus, de dieux et de héros.

 

Nous n’en sommes plus là, car depuis l’an zéro,

la science a progressé. Saturne en Sagittaire,

dangers du nombre treize ou bienfaits du clystère,

tout ce fatras lointain ne survit qu’au bistrot.

 

L’horoscope a la cote auprès des jouvencelles.

Si Mars les fait souffrir, Vénus les ensorcelle.

Tout est bon pour jauger quelques princes charmants.

 

Les enfants sont naïfs, mais la Sorbonne est folle

d’avoir nommé docteur une astrologue idole

qui gagne un tas de fric avec ses boniments.

 

* * *

 

Quelques vieux mandarins de la philosophie

n’ont pas peur d’affirmer que l’amour des objets

rabaisse un noble esprit au rang de vil sujet,

car le moindre trésor asservit, falsifie.

 

Ces mantras de gourous, ma raison s’en défie.

La liberté se forge à renfort de gadgets.

Voyager sans gros sac pour mieux vivre un trajet

n’est qu’un pauvre cliché que rien ne justifie.

 

Un objet cristallise un flot de souvenirs

et dope le cerveau de qui veut alunir.

C’est grâce à des jouets que les rêves s’imbriquent.

 

Mes lego, mes crayons, ma pâte à modeler,

mes colts, mes coutelas, mes cow-boys en plastique

m’ont rendu moins stupide et m’ont fait jubiler.

 

* * *

 

Cessez de m’embêter ! Je ne suis pas poète,

encor moins philosophe et surtout pas conteur !

Si je vous autorise à me traiter d’auteur,

ne dites pas de moi que je suis un prophète !

 

J’écris comme un guignol ou comme un trouble-fête,

pour chercher dans les mots des moments de lenteur

et l’espoir de combler mon manque de hauteur.

C’est à peine de l’art, mon oeuvre est contrefaite.

 

Penser m’épuise en vain, car je doute de tout.

Pour formuler quand même une suite d’idées,

j’emprunte la raison de quelque manitou.

 

J’ai l’âme paresseuse et trop dépossédée

pour pouvoir accoucher d’une histoire sans fin.

D’accord, je pose un peu, car mes vers sont divins.

 

* * *

 

C’est mon meilleur ami, mon frérot, mon coyote.

Avec lui j’ai vécu tant de moments bénis.

J’empruntais à Gotlib, à Greg, à Goscinny

des blagues de haut vol pour amuser mon pote.

 

Un rêve nous poussait à devenir pilotes.

À nous les DC 9, les Tristar, les ovnis !

En agence, au comptoir, des saints nous ont fourni

cent photos de Boeing et quelques camelotes.

 

Moi Russi, lui Klammer : nous fûmes rois du ski.

L’Espagne et l’Italie, où le sable est exquis,

virent les premiers jets de nos jeux d’écriture.

 

C’est mon meilleur ami, le rieur épatant,

le complice joyeux des folles aventures.

Je ne l’ai pas revu depuis presque trente ans.

 

* * *

 

Au théâtre ce soir, tout le monde improvise.

La divine Adrienne exprime le mépris ;

en voyant sa mimique, Omer se lâche : il rit ;

Paul, égal à lui-même, incarne la bêtise.

 

Dieu ! le metteur en scène est au bord de la crise :

« Bougres de cornichons ! Vous n’avez rien compris !

Faites chanter les mots, donnez-leur de l’esprit !

Allumez vos regards, éveillez la surprise ! »

 

Et l’auteur intervient : « Vous massacrez mes vers !

Vous transformez mon texte en délire pervers !

Vous faites de mon drame une farce pas drôle ! »

 

On reprend la répète. Adrienne se plaint ;

Omer laisse éclater son rire chevalin ;

et Paul, évidemment, ne connaît pas son rôle.

 

* * *

 

La vie aurait un sens, d’après les preux censeurs

qui veulent nous conduire à suivre des guide-âmes

conçus, me semble-t-il, pour le bonheur des dames

et l’ego cadencé des apprentis danseurs.

 

Mais l’erreur colle aux doigts des illustres penseurs.

L’univers est sans but, sinon que dieu se damne

et demande pardon, coiffé d’un bonnet d’âne,

d’être moins lumineux qu’un terne professeur !

 

Pour un orang-outang, quel sens a l’existence ?

Ce que peut vivre un homme a-t-il plus d’importance ?

Non ! tel est mon credo depuis mes dents de lait.

 

Le langage a besoin qu’on le désintoxique,

il est trop encombré de refrains narcissiques,

dont les esprits flatteurs gavent les cervelets.

 

* * *

 

Ce que je sais de moi me paraît peu solide.

Pas de quoi s’écrier : « Dieu merci, j’ai trouvé ! »

Mais je m’en contrefous, car il n’est pas prouvé

que sonder nos tréfonds nous rende plus lucides.

 

Pourquoi je parle peu ? Pourquoi je suis timide ?

« Réponds, me dit le sage, et tu seras sauvé ! »

Mais le sage et le psy se sont trop abreuvés

de postulats douteux et d’arguments perfides.

 

Socrate et papy Freud : deux fabuleux fraudeurs,

suivis par des légions de prolixes plaideurs.

Le moi se fait gruger par des jeux de langage.

 

Mon moi n’est pas causant. Loin de moi le désir

de me décortiquer soi-disant pour grandir !

Je sais vivre avec moi sans provoquer d’orages.

 

* * *

 

Liberté ! liberté ! tu m’as souvent déçu !

Je n’écris pas ton nom sur une banderole,

je ne te chante plus dans la cour de l’école

et je n’applaudis pas tes avocats bossus.

 

Vivre libre, c’est bon pour les bourgeois cossus

qui veulent profiter de leur joli pactole.

Moi, je n’encaisse pas les grands mots, les idoles ;

je sais les dégonfler, ces fantômes pansus !

 

L’excès de liberté peut nuire à l’honnête homme

et rendre un écrivain plus con qu’un métronome.

La contrainte a du bon quand elle oeuvre en douceur,

 

gouverne avec mesure, anime les idées,

modère les passions des âmes possédées.

Qui se prétend né libre est stupide ou farceur.

 

* * *

 

Je suis – je le confesse – un homme intelligent

(ou plutôt je l’étais, car je deviens sénile).

À vitesse grand V, je comprends, j’assimile

des sujets qui font peur à la plupart des gens.

 

Les nombres de Stirling, le spath biréfringent,

les jeux de l’Oulipo, les rouages du style,

les neurotransmetteurs et le ptérodactyle

sont pour moi du nougat – soyez donc indulgent !

 

J’apprends tout sans effort ; j’infère et je devine

avec sagacité ; je rêve et j’imagine

autant que je respire ; et j’ai le sens du beau.

 

Vous ne me croyez pas ? Vous pensez que je frime ?

Vous m’avez démasqué : « Quel satané cabot

qui se farde l’esprit par amour de la rime ! »

 

* * *

 

Ce qui rend la morale aussi peu ragoûtante,

ce sont la gravité, les relents de moisi

et ce regard que dieu fixe comme un fusil

sur notre coeur impur qu’au moins sept péchés tentent.

 

La science nous prépare une vie épatante.

La morale suivra si le peuple saisit

qu’il faut la reconstruire avec des mots choisis

parmi ceux qui pourront saluer la détente.

 

Les couleurs du sourire et de l’esprit léger,

de l’humeur bienveillante et des jeux partagés,

de l’appétit pour l’art et l’ouvrage inutile

 

nous permettront de peindre, en signant : « Qui voudra »,

le blason prometteur d’une morale extra

qui définit le Bien comme un sommet du style.

 

* * *

 

Nous rêvons d’accomplir des choses magnifiques :

écrire un livre phare ; explorer les forêts

et les cinq océans ; percer quelques secrets

des humains et des quarks – de leurs jeux mirifiques ;

 

combattre sans merci les barons maléfiques ;

servir avec humour le beau, le bien, le vrai.

Hélas le quotidien nous saisit dans ses rets,

et notre imaginaire, autrefois prolifique,

 

se retrouve étouffé par les petits soucis,

le travail, la famille et la télé sexy.

Alors que reste-t-il chez le quinquagénaire

 

des feux qui l’animaient quand il avait douze ans ?

Il écrit le week-end un sonnet d’artisan,

il pratique en été le tourisme ordinaire.

 

* * *

 

Que sait-on du talent ? Moi je dis : pas grand-chose !

Que doit-il au travail ? « Tout ! » répond le bourreau

qui se creuse la tête et souffre à son bureau,

dans l’espoir de connaître un jour l’apothéose.

 

Que doit-il au pognon ? « Tout ! » répond le morose

qui ne décolle guère en partant de zéro.

Que doit-il aux parents ? « Tout ! » répond le faraud

qui éduque sa fille avec force glucose.

 

Je suis plus nuancé. Je crois que le talent

réclame le concours de multiples palans :

l’A.D.N., la sueur, les jeux d’oncle Charlie,

 

des rêves généreux, des maîtres stimulants,

une enfance éternelle, un regard insolent.

En tout cas, le talent tient de l’anomalie.

 

* * *

 

Nos discours sont farcis de mauvais arguments.

En voici quelques uns : celui qui reformule

au lieu de renforcer ; celui qui dissimule

un postulat douteux ; celui qui d’un serment

 

déduit la vérité ; celui qui d’un fragment

veut faire un grand savoir ; celui qui véhicule

des mots mal définis ; celui qui manipule ;

celui qui tourne en rond ; et tous ceux de maman.

 

Hors des champs surveillés des sciences les plus dures,

la raison s’ingénie à ne pas rester pure.

La foi, les sentiments, le non-dit, les valeurs

 

l’entraînent dans un choeur où les voix s’agglomèrent.

Oui, mais si la raison régnait en solitaire,

le langage perdrait son âme et ses couleurs.

 

* * *

 

Oui, le mal a du bon : chacun de nous le sent.

Les nombreux paradis qu’inventent les poètes

nous inspirent l’ennui, nous paraissent bébêtes,

nous font moins chavirer qu’un banal thé dansant.

 

Les tableaux des enfers sont beaucoup plus puissants :

la peur nous catapulte au coeur de la tempête ;

la guerre excite en nous les instincts de conquête ;

la souffrance nous brûle et nous rend indécents.

 

Le sang de la victime abreuve la nature ;

parfois la fertilise ; écrit son aventure,

depuis l’aïeul du ver jusqu’à l’ami Gaston.

 

Le drame est un moteur de la philosophie,

du roman, du théâtre et de la biographie.

Dans un monde sans maux, de quoi parlerait-on ?

 

* * *

 

Sortez de votre malle un excellent dicton

qui d’après vous condense une vérité pure.

Écrivez le contraire en soignant la tournure.

Qu’obtenez-vous ainsi ? Un excellent dicton !

 

Prendre par les deux bouts n’importe quel bâton,

c’est là tout le secret d’une raison mature.

La sagesse est nuance, avatar, ouverture,

refus de se fixer sur un seul gros téton.

 

Le souci d’obéir aux lois de l’insolence

amène le penseur à trahir la prudence.

En parlant de morale à des loups vertueux,

 

il abuse souvent de la caricature.

Le langage est en cause : il est si monstrueux

qu’il n’encourage pas le sens de la mesure.

 

* * *

 

Arthur, vous m’étonnez ! Dans votre monde hostile,

la souffrance et l’ennui gouvernent tour à tour.

Vous avez emprunté cette idée aux vautours

et votre Volonté n’est qu’un effet de style !

 

Comment ? Que dites-vous ? Que je suis un reptile

et que je vous fais rire avec mon souffle court ?

Vous préférez noyer dans un trop long discours

des thèses de Bouddha et d’autres gens futiles.

 

Cornes de bouc, Arthur ! le monde est moins mauvais

que votre caractère ! Échangez vos navets

contre du chocolat ! Quittez votre ciel moche

 

et marchez vers le sud, jusqu’à ces bords de mer

où le temps est si doux que plus rien n’est amer.

La souffrance et l’ennui : peuh ! du théâtre boche !

 

* * *

 

J’aime un peu mon pays : la petite Helvétie.

J’aime surtout ses lacs, ses forêts, ses rochers,

ses villages perdus, ses modestes clochers,

ses rustiques bistrots où l’armée officie.

 

La Suisse est un haut lieu de la démocratie :

du blanchisseur de flouze à l’apprenti vacher,

chacun peut, grâce au vote, agrandir ses clichés.

C’est un sport cérébral que le peuple apprécie.

 

Aujourd’hui, mon pays m’apparaît moins grisant

qu’au temps de mon enfance. Est-ce un effet des ans

qui faussent mon regard ? Peut-être bien. N’empêche…

 

le béton, le bitume et les tags souillent tout ;

les voisins braillent plus que leurs affreux toutous ;

l’âme suisse a changé : sa sagesse s’assèche.

 

* * *

 

N’en déplaise aux conteurs, chacun de nous possède

à peu près tous les traits de personnalité,

tous les défauts (sauf moi), toutes les qualités

(à des degrés divers, mon chou, je le concède).

 

Si ce modèle est bon, les esprits d’un bipède

doivent batailler dur pour feindre l’unité.

Décernons un Oscar à la simplicité

qui grime une âme souple en mécanique raide !

 

De la caricature, un caractère éclot,

un moi vulgarisé qui fait bien son boulot :

rendre à nos détracteurs d’estimables services.

 

Tous les cinq ou six ans, veillons à lui donner

quelques nouveaux motifs, rien que pour claironner

cet orgueilleux serment : nos vertus sont novices !

 

* * *

 

Les philosophes grecs, latins, chinois, français

et même anglo-saxons qui ont eu l’indécence

de parler du bonheur méritent la potence.

Que de temps j’ai perdu à lire des essais !

 

Aujourd’hui le bonheur – durable et sans excès –

est pesé, disséqué jusqu’à la quintessence.

Des savants ont trouvé quels facteurs l’influencent.

Sur ce coup, la psycho se taille un beau succès.

 

Le bonheur, apprend-on, dépend surtout des gènes ;

puis des activités, des loisirs, des fredaines ;

par contre il dépend peu du fric et du confort.

 

Saluons ce modèle en dépit de nos doutes !

La recherche nous aide à sortir de nos soutes.

Et le bonheur a l’air si bien sous tous rapports…

 

* * *

 

Un type à la téloche affirme avec noblesse

qu’émotions, sentiments, talents, beautés, valeurs

jamais ne se pourront mesurer. Quel branleur !

quel esprit timoré ! quel penseur de mes fesses !

 

La science envahira toutes les forteresses ;

son rôle est d’essayer de mesurer les pleurs,

les amours d’un blanc-bec, les frissons d’un voleur,

les charmes d’un album, les vertus d’une abbesse.

 

Les outils de calcul se sont multipliés ;

peu à peu, les savants percent les boucliers

pour jeter des coups d’oeil dans les cerveaux pudiques.

 

On commence à pouvoir modéliser des trucs

profondément humains. Ça craint chez les trouducs !

L’âme de qualité n’a pas peur qu’on l’explique.

 

* * *

 

Fatigué de glapir contre des gens qui piquent,

je me prends à rêver que je suis un Anglais ;

pas un Anglais réel qui fait ce qui lui plaît,

mais un Major Thompson, un gentleman typique.

 

Le flegme d’Outre-Manche est un poème épique

à la gloire d’un coeur habillé d’un gilet

qui le protège un peu du smog et des boulets.

Le calme anglais mérite une palme olympique.

 

J’aime la discipline et l’art d’être poli,

la réserve et l’humour, le refus du chienlit,

l’élégance morale et le sens de l’absurde.

 

Le sujet britannique invite à respecter

la noblesse d’un style épris de beauté

qui surplombe l’amer et que rien ne perturbe.

 

* * *

 

N’est-il pas évident que je suis vaniteux ?

Dépourvu de ce trait, je n’écrirais pas d’hymnes ;

je ne m’astreindrais pas à chevaucher la rime ;

je vous épargnerais mes sonnets capiteux.

 

Vous et moi le savons : c’est grâce aux vaniteux

que les choses se font, que le monde s’anime.

Flattez-moi, cher ami, pour gagner mon estime,

et je vous offrirai des ouvrages coûteux !

 

Entre gens vaniteux, le commerce est facile :

des compliments choisis favorisent l’idylle ;

des renvois d’ascenseur lui donnent du ciment.

 

Par contre, il est un peuple à fuir comme la peste :

c’est celui des mutants vertueux, droits, modestes.

Avec eux, pas moyen de causer poliment !

 

* * *

 

Descendre dans la rue est un sport populaire

qui se pratique en masse avec des calicots.

Le but est d’émouvoir par cet effet d’écho

qui centuple les voix de la sainte colère.

 

La manif obéit à des lois séculaires :

elle annonce à grands cris la fin des haricots

et dénonce à l’envi les enfers cloacaux

que les barracudas rendent tentaculaires.

 

Mais le nombre est si lourd, si facile à mener,

si pressé de combattre au lieu de raisonner

que les fleuves de chair, au final, m’horripilent.

 

Mon coeur indépendant me souffle d’ignorer

les appels de la foule et me fait préférer

l’homme qui se défile à l’homme qui défile.

 

* * *

 

J’ai de l’honneur, Monsieur, c’est pourquoi je vous dis

que je suis un trouillard. Parbleu ! j’ai le courage

d’écouter ma raison quand un funeste orage

menace de ruiner mon petit paradis.

 

La frousse a fait de moi le plus grand érudit.

Mon savoir étonnant forme un large barrage

qui peut me préserver d’au moins quelques outrages.

Le flirt avec la mort, mon coeur me l’interdit.

 

Comprenez bien, Monsieur, que la sainte pétoche

rend imaginatif ! Fuir n’est pas si fastoche,

ça relève d’un art qu’enseignent les émois.

 

Parmi tous les dangers que j’excelle à me peindre,

il en est quand même un que j’ai cessé de craindre :

celui d’être moqué par plus poltron que moi.

 

* * *

 

Vous m’énervez, bon sang, chaque fois que vous dites,

sur un ton snobinard, que Trucmuche est profond,

alors qu’il n’est pour moi qu’un sinistre bouffon

qui se rince la gorge avec de l’eau bénite !

 

C’est quoi la profondeur ? Une emphase hypocrite,

de la graisse d’erreurs qui bouche le siphon,

des jets d’idéalisme à crever le plafond,

un verbe plus obscur que le cul d’un stylite.

 

Vous cédez à l’attrait de termes frelatés :

amour, conscience, éveil, spiritualité ;

des mots pour les rêveurs shootés à l’eau de rose.

 

Vous parlez d’énergie à tout bout de champ, mais…

vous n’êtes pas foutu de m’expliquer la chose !

Vos grotesques gourous grugent de faux gourmets.

 

* * *

 

Assis dans l’autobus, vautré sur un fauteuil,

couché, debout, j’écris. J’écris des vers futiles,

je pratique des jeux pour exercer mon style,

j’oeuvre sous le regard de mon ami l’Orgueil.

 

En pesant chaque mot, je compose un recueil

à partir de clichés qui me semblent fertiles.

D’un vieux truc peut sortir une phrase subtile

qui me fera connaître au-delà du cercueil.

 

Pour honorer sa langue, un fou qui se respecte

doit être un musicien doublé d’un architecte.

Il faut qu’il ait aussi des talents de boxeur.

 

À l’ombre des géants qui me servent d’exemples,

après m’avoir conquis par leur verbe si ample,

je me sens riquiqui – mais plus grand qu’un rappeur !

 

* * *

 

Je suis l’agent secret le plus futé d’ici.

Nom de code : Ornicar. Mot de passe : entourloupe.

Revolver, couteau suisse, encre invisible et loupe :

j’ai l’attirail complet du barbouze endurci.

 

Sur ordre du big boss, le colonel Vinci,

je prends le premier jet qui file en Guadeloupe,

j’attrape le voleur des plans d’une chaloupe

et je rentre au bercail en disant : me voici !

 

Fortiche et distingué, j’attire les gonzesses ;

je sais rester modeste avec les vicomtesses

que je sauve des mains d’Anubis le bourreau.

 

Le jeudi, pas d’école : à nous les aventures !

Au marché, Chris et moi prenons en filature

une louche dondon qui dépense un peu trop.

 

* * *

 

Hélas, ma dame fume et ruine ma santé !

Ça me coûte un paquet d’entretenir son vice.

Mais je suis généreux, j’aime rendre service…

aux marchands de tabac qui savent la tenter.

 

Moins cher que Shalimar et bien plus réputé,

le parfum de ma belle excite mes vibrisses,

les couvre de goudron, les chauffe et les épice,

de sorte que ma morve a la couleur du thé.

 

Quand je suis en voiture à côté de ma biche,

aussitôt qu’elle allume une longue cibiche,

le moteur tousse à fond, mais pas autant que moi !

 

Malgré son doux regard, ma Gauloise est têtue.

Je la passe à tabac, je lui dis « fumer tue »,

mais contre le mégot, je ne fais pas le poids.

 

* * *

 

À quel âge prend fin l’insolente jeunesse ?

La réponse dépend de l’âge du sondé.

À vingt ans pour un gosse au front déjà ridé ;

à cent pour une actrice au masque de clownesse.

 

Il est temps, vieux croûton, que tu le reconnaisses :

lorsque le poil blanchit, mieux vaut se regarder

comme un sacré veinard qui n’est plus emmerdé

par le besoin pressant de tenir ses promesses.

 

On imagine à tort qu’un vieillard est souvent

malheureux, nostalgique, éloigné des vivants,

grognon, cruel, maboul – bref qu’il a tout pour plaire !

 

Apprends que le bonheur augmente avec les ans !

Hier encor, j’ignorais que vieillir est grisant ;

demain, je m’offrirai des joujoux de grand-père.

 

* * *

 

Je lègue à mes amis quelques uns de mes vices :

un vent de nostalgie, un tas de vieux journaux,

l’amour de la bédé, l’esprit de Cyrano,

les jeux de mon enfance et de gros pains d’épices.

 

Je lègue au Coin de table un bouquet d’exercices :

mes vers les moins crétins, mon hommage à Queneau,

mes farces de salon, mes textes marginaux

et mes propos légers que l’anagramme tisse.

 

Je lègue à la nature un peuple évolué

qui devrait s’efforcer de moins la polluer.

Je lègue à mes voisins les vertus du silence.

 

Je lègue à mon prochain le début d’un remords,

face à nos petits tours qui manquent d’élégance.

Et je lègue aux salauds la crainte de la mort.

 

* * *

 

Que répètent les gens ? N’importe quel message,

du proverbe un peu tarte au délire intello.

« Répétez, dit le maître, et sortez vos stylos

pour écrire cent fois les formules d’usage ! »

 

Répéter, c’est la clef du moindre apprentissage.

Gravez ce lieu commun dans votre ciboulot !

Répéter vous emmerde ? Alors, soyez réglo :

changez tous les matins de slip et de visage !

 

Rossini se répète, et Queneau, Kant, Escher,

et tant d’autres géants dont les fruits nous sont chers !

Aussi ne pestez pas quand Pépé se répète !

 

Répéter « répéter », c’est un truc enfantin

pour expliquer la vie à de jeunes crétins.

Répétez nos erreurs et vous prendrez perpète !

 

* * *

 

C’est affolant, terrible, affreux : tout m’intéresse

(à part le foot, le rap et le blabla des sots) !

Le Robert, le Larousse et d’autres gros morceaux

sont des mets succulents qui me donnent l’ivresse.

 

Mon appétit de science étonne les ogresses.

Définir, expliquer : ces puzzles colossaux

m’ensorcelaient déjà quand j’étais au berceau,

à l’affût du cosmos et des yeux de tigresses.

 

La nature et les arts narguent ma volonté,

car je n’ignore pas que savoir c’est douter.

Bah ! le jeu reste ouvert et la raison progresse.

 

Je drague les « pourquoi », mais aussi les « comment »,

les « quoi », les « qui », les « quand », bref tout un régiment

de questions qui me font oublier ma paresse.

 

* * *

 

C’est une grande erreur de mépriser l’erreur.

Un mec intelligent débloque à plein régime

plus souvent qu’il ne prouve une thèse où s’exprime

l’évidente clarté du joyeux découvreur.

 

Si l’erreur vous inspire un sentiment d’horreur,

tenez-vous à l’écart des papes du sublime ;

ne lisez pas d’essais ni de carnets intimes ;

faites des pieds de nez aux brillants discoureurs.

 

Se gourer, ça s’apprend dans toutes les écoles.

Jusqu’où n’irait-on pas pour que l’esprit décolle,

sans être retenu par la réalité ?

 

Quand nous interrogeons notre âme à la dérive

dans le jardin baroque où l’homme se cultive,

le besoin d’absolu nous aide à nous planter.

Rendez-vous ici pour lire la réponse de Jean Cérien à Cardinal de La Rapière.

Commentaires (2)

Cardinal de La Rapière
10.02.2025

Un fléau dévaste la culture européenne: l'haïkusation. De la Sicile à l'Ultima Thulé, tout le monde haïkuse. Les réseaux ne font qu'exhiber des haïkus. La riposte s'organise. Des Européens de souche déterrent l'alexandrin pour affronter l'envahisseur. Un clan d'irréductibles bardes gaulois s'apprête à larguer des sonnets sur Hiroshima.

Jean Cérien
09.02.2025

Ces sonnets m'ont sonné... voir ma réponse à Cardinal de La Rapière

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