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Soeur Marthe

29 février 1944. La grande guerre. La vie de Michele Grascio bascule lors d'une mission de routine en Italie. Des années plus tard, Soeur Marthe se souvient...
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29 février 1944.
San Gimignano est sous le joug de l’envahisseur allemand. L’Italie est tiraillée entre deux camps : celui des alliés et des forces de l’Axe. Mussolini a depuis peu quitté le pouvoir, laissant un pays confus et divisé. Une partie du peuple se soulève contre le fascisme, pendant que l’autre se soumet à celui qui semble être le plus fort.

 

Dans leur maison familiale, les Branduani accueillent Michele pour un repas d’anniversaire sur fond de fiançailles. Il fête ses 24 ans dans le jardin aménagé en « bunker ». Une grille et un feuillage rampant permettent d’isoler la cour de la guerre, qui sévit quelques centaines de mètres plus haut. Chiara Branduani va bientôt devenir sa femme. Une union qui aurait déjà dû être célébrée si la guerre n’avait pas envahi les cœurs et les esprits, bloquant toutes formes de sacrements.

 

Juste en cette journée, à l’abri des regards indiscrets, ils sont quelques intimes à trinquer. Des rires volent dans l’air électrique pendant quelques secondes avant de mourir, étouffés quelquefois, par un bruit de détonation.

Dans un monde meilleur, le jeune homme aurait dû se marier et poursuivre les qualifications pour les Jeux Olympiques de Tokyo en 1940. À cette époque, du haut de ses 20 ans, Michele était un nageur hors pair. Un physique sec mais robuste, de presque deux mètres. Une musculature de cheval au galop disaient les jeunes femmes du village. « Le poisson des campagnes » comme le surnommait les anciens.

 

Puis quatre ans ont passé, une éternité pour les ambitions sportives d’un jeune champion.

 

À 13 h, juste avant de passer à table, une Horch 853 Cabriolet apparaît sur les hauteurs du chemin de terre qui mène à la demeure Branduani. La voiture s’approche, une fumée brunâtre dans son sillage. Elle s’arrête devant le portail du jardin. Deux officiers allemands sortent du véhicule. Un autre reste derrière le volant. Il regarde droit devant lui, sans bouger, imperturbable. Ils portent de longs manteaux noirs qui s’accordent parfaitement à la carrosserie. Michele est réquisitionné pour une courte mission de routine, peu risquée, sans contact direct avec l’ennemi. C’est ce que tente d’expliquer un des gradés. Il baragouine un italien peu clair. Les expressions de son visage parlent pour lui. Il s’agit de ravitailler, en vivres et munitions, un bataillon allemand à Monte Cassino. L’objectif est de maintenir la « Ligne Gustave » et de ralentir ainsi la montée des armées anglaises et américaines vers Rome. Le fils Grascio a été choisi pour ses conditions athlétiques. Il lui est demandé de porter une charge de 35 kilos sur le dos le long d’un sentier pédestre fortement dénivelé. Accomplir la mission en voiture serait un suicide. Les insurgés intercepteraient le convoi sans difficulté.

La guerre ramène l’homme à l’état bestial. Lorsqu’un héron s’attaque à un caneton, il n’y a rien qu’une cane puisse faire pour empêcher son petit d’être gobé vivant par son prédateur. Il en est ainsi pour Giuditta Grascio qui voit son fils monter à l’arrière de la voiture allemande sans broncher. Lorsque les invités voient le véhicule disparaître en haut du chemin, qu’il venait de faire dans l’autre sens, un malaise est palpable. Les regards fuient. Les visages se ferment incrédules et impuissants. Michele ne reviendra jamais de cette mission.

Les mois suivants, Luca, l’ancien sonneur de cloches, affirma à plusieurs reprises l’avoir vu, sur un des chemins de terre, autour des murs de la ville, lors de son exécution. Les policiers creusèrent à différents endroits,dans l’espoir de tomber sur un cadavre, en vain.
Il fut traité de dément.

D’autres rumeurs vinrent alimenter les conversations de bistrot, sans aucune preuve à l’appui. Ce n’est que l’année suivante, à la fin de la guerre, que le jeune fiancé fut déclaré mort.

On ne retrouva jamais son corps.

Il eut des obsèques intimes comme son dernier anniversaire. Juste quelques personnes pour enterrer un cercueil rempli de quelques objets cultes : son maillot de bain, une affiche des JO du Japon et une bouteille de vin vide, la dernière qu’il ait dégustée avec sa fiancée et ses parents ce fameux jour.

C’est ainsi qu’une étrange destinée fit coïncider une date d’anniversaire avec une journée du souvenir.

29 février 2020.
Sœur Marthe allume le cierge, toujours le même, sur le buffet. La petite flamme vient éclairer une vieille photo dans un cadre en bois. Une image de 1944, déclénchée ce fameux jour où Michele a disparu. On le voit, au côté de sa Chiara. Giuditta et Gabriele, Irene et Armando, les parents respectifs, prennent aussi la pose, derrière leurs enfants.
Elle embrasse le petit châssis en bois en le portant à sa bouche.
Elle ouvre ensuite les volets du salon.

 

En levant les yeux, elle admire les tours de San Gimignano plongées dans une brume légère, comme si elles soutenaient le ciel. Les tuiles, aux teintes ocre des toitures de maison, accueillent brillamment les premiers rayons du soleil. Une allée de pin, le long du chemin qui remonte au village, vient compléter cette carte postale typique de Toscane.

Sœur Marthe est propriétaire d’un agritourisme. Dix chambres aménagées pour recevoir les voyageurs ou pèlerins. Sobrement, l’hôtel porte le nom de « Casa Branduani ».Il n’y a que deux employés de maison, anciens élèves du catéchisme devenus adultes. À eux trois, ils assurent toutes les tâches nécessaires : nettoyages et préparations des chambres, organisations des repas.

En baissant la tête, elle voit le jardin qui a servi de décor à cette image sur le meuble. Maintenant, il y a une magnifique terrasse pour recevoir les clients aux différents moments de la journée, selon la saison. En cette période, les matins sont encore un peu frais pour pouvoir y boire le bon Capuccino, fait maison. En été, les senteurs d’épices remplacent les odeurs de poudre brulée de l’époque.

Avec le virus Covid-19 qui se déploie dans le monde entier, les réservations se raréfient.
Il y a juste un touriste argentin prévu en fin de matinée. Toutes les autres chambres sont vides. Mais la sœur franciscaine ne s’inquiète pas : faire du chiffre n’est absolument pas dans ses prérogatives.

Elle se dirige vers la table. Un économe dans une main, un sac de pommes de terre en toile dans l’autre. « Notre invité va bien devoir manger », pense-t-elle avec une authentique bienveillance.

Elle se met au travail.
Quelques heures passent. Sœur Marthe prie, pendant la cuisson des patates au romarin, dans un petit réduit qu’elle a aménagé avec une statue de la Madone et un prie-Dieu.

 

Le bruit d’une sonnette de porte retentit. Sur le pas de la porte, l’Argentin, le seul client attendu.
–       Bienvenue à Casa Branduani, Monsieur Henrique, Paix et bien-être !
–       Merci ma sœur.
–       Entrez donc ! Votre chambre est prête. C’est la numéro 3. Voici vos clés. Dès que vous serez installé, je vous attends pour le déjeuner.

L’homme acquiesce : d’un mouvement de tête il fait une révérence. Il saisit la clé et monte l’escalier grinçant qui mène aux chambres. Quelques minutes plus tard, il redescend et se dirige vers la salle à manger. Sœur Marthe l’attend devant le four d’où s’échappe une bonne odeur de viande grillée.

 

–       Nous allons déjeuner ensemble. Vous êtes notre seul client actuellement. Ça ne vous intimide pas trop ? demande-t-elle en souriant.
–       Non, pas de problème répond-il.

 

En se dirigeant vers la table son regard se fige sur la photo. Il s’arrête devant et approche son visage du cadre en bois.

 

–       Un portrait de famille susurre la patronne des lieux.
–       Je m’excuse ma sœur. Ce beau cierge a attisé ma curiosité. Je ne voulais pas être intrusif.
–       Vous ne l’êtes pas. Cette bougie est dans la famille depuis 72 ans. Elle est encore en bon état car elle n’est utilisée qu’un jour tous les 4 ans. Mais de dire qu’elle n’a que 18 jours est moins impressionnant.
Elle laisse échapper un petit rire.

–       Cet homme est surement votre père dit-il en pointant l’index vers l’image. Vous avez le même air enjoué. Une gaieté de vivre que vous arrivez à transmettre au premier regard.

 

La femme s’est mise à côté de son hôte. Sans réagir au compliment, elle admet le lien de parenté.

 

–       Mon père aurait eu 100 ans aujourd’hui. Cette photo a été prise le jour de sa disparition, il y a exactement 76 ans.
–       Que s’est-il passé ? demande l’homme en s’asseyant à table.
–       Cet après-midi-là mon père fut enlevé par les Allemands pendant la Grande Guerre. Il ne revint jamais à la maison.

 

Elle s’interrompt un bref instant puis enchaine en lui racontant cette fameuse journée.

 

–       C’est l’officier du 3e Reich qui déclencha la photo. Mon père, qui avait bien compris l’intention des Allemands, connaissait la raison de leur « visite ».
Pour détendre l’atmosphère, il demanda, à un des deux soldats, de prendre une photo souvenir avant de partir. Il avait beaucoup d’humour. Il n’aurait pas aimé vivre une séparation dans les pleurs et les cris.
« Voici son œuvre ! » ajoute-t-elle en désignant le châssis.
–       Je suis désolé. Je ne voulais pas faire ressurgir de mauvais souvenirs.
–       Arrêtez d’être désolé ou de vous excuser ! clame-t-elle d’un air faussement fâché.
–       Ce n’est pas un souvenir. Je n’étais pas présente, pas tout à fait. Tout ce que je viens de vous raconter m’a été narré, dans les moindres détails, par ma mère. Sur cette image, elle est enceinte de 11 semaines de votre humble hôtelière.

 

Elle sort le plat du four et le pose sur la table.

 

–       C’est l’heure. On peut commencer notre repas.

Son invité s’assied en face d’elle. Une brève prière silencieuse s’amorce.
Quelques instants plus tard, la conversation reprend.

–       Si vous souhaitez du vin rouge, j’ai une bonne bouteille de Barbaresco.
–       Volontiers s’exclame son interlocuteur.

Ils trinquent comme des amis de longue date.

–       Après la disparition de mon père, ma mère passa quelques mois dans un couvent franciscain à Poggibonsi. Elle voulait fuir cette maison et les rumeurs qui courraient dans le village. Je suis née chez les sœurs de Saint François d’Assise. Une vocation toute trouvée, non ?
–       « Sans doute ma sœur » dit-il d’un air grave.
–       Dieu nous aime d’un amour inconditionnel, alors qu’il ne nous a jamais rencontrés.
Dans ce cas, pourquoi ne pas aimer un père défunt, inconnu ?

 

La religieuse se confie avec une sagesse et une paix intérieure imperturbable. Monsieur Henrique boit ses mots comme le vin dans son verre : avec une sensation d’ivresse.

 

–       Ma sœur dit-il sur le même ton solennel. Je ne suis pas venu à « Casa Branduani » par hasard. Je souhaitais vous rencontrer. J’ai peut-être des informations sur Michele Grascio.
–       Que dites-vous mon ami ? Comment connaissez-vous le nom de mon père ?
–       Je suis journaliste d’investigation. J’enquête depuis plusieurs années sur un homme de Bahia Blanca. En voyant la photographie sur le meuble, je pense qu’il s’agit de cet homme.
–       Que voulez-vous dire ?
–       Il est possible que la journée du 29 février 1944 n’ait pas connu le dénouement que vous venez de me raconter.

 

Sœur Marthe pose sa fourchette et avale une gorgée de vin d’une traite.

 

Michele Grascio est bien parti en mission ce fameux jour… sauf qu’il a trouvé le moyen de déserter et de s’enfuir.

La religieuse regarde son interlocuteur avec une certaine méfiance. Elle ne l’interrompt pas pour autant.

 

Sur les rives du Gari, il a trouvé un tronc d’arbre fendu de telle sorte qu’il pouvait contenir un corps comme le sien. Il s’en est servi comme radeau de fortune pour se laisser emporter par les courants sans attirer l’œil, ni de l’ennemi ni de l’ami…Une évasion en bonne et due forme comme dans les films.
–       Si votre histoire est vraie, pourquoi n’est-il pas rentré à la maison ?
–       Il a eu peur, peur d’être retrouvé. Il a surtout craint de passer pour un lâche devant son futur enfant : vous. Il a pensé qu’il valait mieux un père disparu plutôt qu’un père couard.
Ensuite, il a bourlingué quelques mois dans le sud de l’Italie avant de se faire engager comme matelot sur un paquebot en partance pour l’Argentine.
–       Comment pouvez-vous connaître cette histoire ? Vous avez l’air bien jeune.
–       Merci ma sœur. Moi non plus je n’ai pas vécu la chronologie que je viens de vous décrire. Elle m’a été contée par Michele lui-même. Je ne le connais pas sous ce nom pour être honnête. Il a changé d’identité en arrivant à Bahia Blanca. Sur l’autre hémisphère, il se nomme Cayetano.

Il sort de la poche de sa veste une vieille photo noir et blanc abimée.

–       « Regardez cet homme ! » dit-il en tendant le papier jauni.

 

La nonne scrute l’image avec minutie. Un marin prend la pose sur un quai de port. Les traits du visage et la corpulence laissent peu de doute. Il s’agit de son père. Bien que troublée, Sœur Marthe n’en laisse rien paraître aux yeux de son hôte journaliste.

 

–       Pourquoi me raconter toutes ces choses aujourd’hui ? s’interroge la bonne sœur, un peu désorientée.
–       Je veux maintenir une promesse.
J’ai beaucoup fréquenté votre père avant d’obtenir certains aveux de sa part. Je me souviens du soir où il a « craqué ».
C’était le 3 juillet 1990. L’Italie affrontait, à domicile, l’Argentine en demi-finale de la Coupe du monde de football. J’étais invité à diner chez lui ce soir-là.
Tout d’un coup « Cayé », pardon…votre père, me lance : « Si l’Argentine se qualifie pour la finale, je te révélerai une anecdote sur l’Italie… ».

 

Un secret pesait sur son âme. Il avait décidé de déférer au hasard la responsabilité de l’aveu. Ce soir-là, le match se termina en parité. Ce sont les tirs au but qui désignèrent un vainqueur.

 

–       Vous savez ma sœur, on pense que les parcours de vies se tracent à

« coup du sort ».
Depuis ce match, je suis convaincu que c’est dans les « petits riens » que l’existence d’un être trouve un sens.
L’italien Aldo Serena rate son penalty et 30 ans plus tard, je suis là devant vous, à vous parler de votre père comme si nous nous étions toujours connus.
Il m’a tout raconté. Il m’a parlé de natation, de Chiara, de l’enfant qu’elle attendait, de ce jardin, de cette photo.
Ce soir-là, nos destinées, de façon impromptue, ont convergé l’une vers l’autre pour se réunir ce 29 février.
Nous nous sommes promis de venir vous voir, de faire ensemble le voyage jusqu’en Italie pour vous connaître. Mais hélas, il n’a pas pu maintenir son engagement. Il est mort l’année suivante. Je me suis alors fixé comme objectif de commémorer son centième anniversaire à vos côtés.

 

Sœur Marthe n’a plus touché à son assiette depuis quelques minutes. Elle regarde cet homme assis en face d’elle les yeux chargés de larmes.

 

–       Il ne fallait pas attendre aussi longtemps pour venir à ma rencontre. J’aurais aimé connaître cette histoire il y a 10 ans pour la partager avec ma mère. Elle aurait aimé savoir que son Michele avait survécu à la guerre.
–       Je suis désolé ma sœur. Je regrette sincèrement.
–       Je vous ai déjà dit de ne pas être désolé laisse-t-elle échapper sur un ton tinté d’émotion
–       Je ne suis pas juste un journaliste qui enquête sur un homme au passé mystérieux.
Cayetano était mon père. Il a connu ma mère, Rosa, en arrivant en Argentine. Ils se sont mariés l’année suivante en 1946. J’ai un frère et une sœur.

 

Avec une tendresse physique jamais expérimentée, la religieuse pose la main sur celle de son demi-frère.

Monsieur Henrique va rester en quarantaine quelques mois dans sa nouvelle demeure familiale, les vols pour Buenos Aires ayant tous été annulés pour des raisons sanitaires.
Il ne sait pas encore quand il pourra rentrer, mais il sait qu’il sera accompagné.

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