Chaque petit événement de nos vies, aussi infime soit-il, peut déboucher sur quelque chose d'exceptionnel. La preuve.
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Oh mon Dieu! Quel monde! Incroyable.

 

Nous nous étions pourtant levés avant l’aube. Les plus rapides s’étaient restaurés, les autres avaient sauté le petit-déjeuner « à pieds joints », chacun ayant suivi les recommandations afin de ne pas perdre de temps pour arriver sur les lieux avant la grande affluence.

 

Une demi-heure de car plus tard nous y étions et dans les temps! Sept heures trente. Début de la cérémonie à dix heures. C’était parfait. Nous avions hâte de rejoindre nos chaises. Hélas notre fébrilité se mua rapidement en déception en découvrant l’incommensurable file d’attente déjà présente. Nous nous trouvions loin derrière une marée de têtes ondulantes, tantôt éclairées, tantôt ombrées par les rayons d’un soleil taquin qui, à cette heure matinale, jouait encore à cache-cache entre les colonnes encerclant la place. Résignés, nous nous armâmes de patience en attendant de pouvoir accéder à l’espace réservé pour notre groupe.

 

La foule croissante s’était refermée sur nous. Poussés par les nouveaux arrivants, débouchant sans discontinuer du passage souterrain que nous venions de quitter, emporté par le mouvement nous nous éloignions par vague les uns des autres malgré nos efforts, vains, pour rester ensemble. Sur la pointe des pieds, avec l’espoir de dominer la masse, par de grands gestes chacun tentait de donner des directives afin de pouvoir se regrouper après le contrôle de sécurité.

 

Bousculée de droite et de gauche, charriée par le mouvement qui s’amplifiait au fur et à mesure que nous progressions, je perdis définitivement de vue les membres de notre équipe.

 

* * *

 

Jamais je n’aurais imaginé me retrouver un jour ici, perdue au milieu d’une foule immense, portée par elle et, surtout! capable de braver l’angoisse qui, en temps normal, m’envahit sitôt qu’une poignée de personnes se pressent autour de moi. Et là pourtant je suis légère, sereine, reliée par une force invisible à tous les participants de ce rassemblement unique. Qui aurait pu croire, la première fois que j’ai entendu parler de Marguerite que, quelques décennies plus tard, je serais là, participant à un événement d’une telle ampleur? La vie est souvent malicieuse mais il faut parfois longtemps pour comprendre et apprécier ses clins d’yeux ou, plus exactement, ses clins « Dieu »!

 

* * *

 

C’était dans les années quatre-vingts -du siècle dernier!- dans les coulisses d’un théâtre. Très énervée je tentais de recoudre un bouton. Armée d’une aiguille et d’un fil indocile refusant obstinément de passer par le chas de ladite aiguille, je pestais tant et plus. Ma voisine, visiblement beaucoup plus calme et experte en matière de raccommodage, me suggéra : Fais-toi aider par Marguerite. Quelle marguerite? Je ne comprenais pas l’allusion à cette fleur et ce n’était vraiment pas le moment de plaisanter. Se rendait-elle compte que mon entrée en scène était imminente, que le trac me submergeait et que je ne pouvais fermer mon corsage faute de bouton? Et elle me narguait avec une fleur!

 

Après le spectacle, beaucoup moins agitée, j’écoutai d’une oreille attentive l’explication de la prétendue aide apportée par cette astéracée dans l’art du raccommodage.

 

Que tu es bête! il ne s’agit pas d’une fleur mais d’une femme! Une couturière, native d’un petit village fribourgeois.

 

Ah ! je commençais à faire le rapprochement.

 

Et alors? elle n’était pas là tout à l’heure, comment aurait-elle pu m’être utile? demandais-je.

Tu peux t’adresser à elle et solliciter son aide dans les petits -et même les grands!- tracas du quotidien. Elle est très efficace, tu verras, et toujours disponible.

 

J’en conclus que cette femme devait probablement figurer sur la liste des saints intercesseurs auxquels les plus fervents se référaient en cas de besoin. Pour ma part je n’avais jamais entendu parler d’elle et son nom passa rapidement aux oubliettes. Toutefois, elle, elle ne m’oublia pas…

 

Dès ce jour, par différents biais et à plusieurs reprises, elle s’invita dans ma vie jusqu’à titiller ma curiosité au plus haut point. Il est vrai que, depuis notre « première rencontre » dans les coulisses d’un théâtre, j’avais « testé ses aptitudes » en la mettant quelques fois à contribution. A ma grande surprise ses réponses à mes exhortations avaient chaque fois été immédiates et bluffantes. Il fallait donc que j’en sache plus.

 

Qui était-elle? D’où venait-elle? Dans quel siècle avait-elle vécu et qu’avait-elle fait de si extraordinaire pour être invoquée par certains? Mes recherches échouèrent. Je ne trouvai aucune information, aussi minime soit-elle, qui puisse éclairer ma lanterne. Bien sûr à l’époque Internet et toute sa panoplie de moyens prodigieux n’avaient pas encore envahis nos existences. Sur le point d’abandonner mes investigations c’est un épisode étrange qui relança ma quête; ce petit événement, en apparence anodin, se produisit… dans ma cave! et réactiva considérablement mon intérêt.

 

J’allais sortir mon vélo pour le nettoyer lorsqu’une feuille de papier jaunie, surgie de nulle part, tournoya devant moi avant de toucher le sol. Intriguée, je la ramassai et commençai à lire son contenu. Il s’agissait d’un article de journal, daté de 1953, relatant l’ouverture du procès romain de la mystique et stigmatisée couturière de La Pierra, Marguerite Bays, dont la translation des reliques avait eu lieu en présence de 20’000 personnes. S’ensuivait un résumé de sa vie et du miracle de la Dent de Lys qui lui était alloué ainsi qu’un portrait d’elle, dessiné.

 

Il faut préciser que ce papier, imprimé quarante-deux ans plus tôt, avait « atterri » à mes pieds à Genève, dans un réduit borgne -ma cave- fermé à clé où n’était stockés qu’un vélo, des valises et quelques décorations de Noël. La probabilité qu’un journal des années cinquante, édité à Fribourg, ait fait le voyage pour venir, en 1995, s’échouer dans les sous-sols de mon immeuble, était franchement très faible! Aussi je restai pantoise et particulièrement troublée.

 

Parler de miracle serait bien sûr exagéré mais… tout de même, c’est à partir de ce moment-là, comme si ce papier ressurgit d’un autre temps avait servi de « sésame », que les rencontres ayant un lien avec cette femme se multiplièrent et croisèrent mon chemin sans discontinuer. Ainsi Marguerite, reconnue bienheureuse depuis peu par le pape Jean-Paul II, m’accompagna-t-elle désormais dans mon quotidien.

 

* * *

 

Bien des années ont passé depuis et me voilà en ce 13 octobre, dans la ville éternelle au cœur de la place Saint-Pierre, immergée dans un bain de foule haut en couleurs, composé de milliers de croyants venus de tous les coins du monde pour participer à la canonisation de cinq bienheureux, tous religieux, sauf une: Marguerite Bays, « la Goton » de La Pierra, simple couturière, laïque et suisse.

 

Portée par le flot humain j’approche de la barrière séparant la multitude des fidèles de l’estrade où le pape François apparaîtra dans quelques instants pour célébrer la messe de canonisation. J’ai définitivement perdu de vue tous ceux qui m’accompagnaient ce matin et suis dans l’impossibilité de rejoindre le carré qui nous était réservé. Mais qu’importe? Là, devant moi, devant les caméras des reporters accourus des cinq continents, devant les milliers de chrétiens et de curieux retenus par les vigiles en civil et les gardes suisses en costumes d’apparat, face au monde entier, monumentale et splendide, placardée contre la façade de la basilique de Rome, l’image de Marguerite nous contemple de son regard doux et bienveillant.

 

Ils ne sont pas si nombreux les bienheureux nés sur notre terre helvète à avoir été élevés au rang de saint. Elle, simple comme la fleur des champs dont elle porte le nom, en ce dimanche ensoleillé d’octobre 2019 a accédé à cette plus haute marche.

 

 

 

 

 

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