Créé le: 23.08.2020
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Si peu de chose

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Naître en ce jour de plus n'est point de tout repos...
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SI PEU DE CHOSE

Bonjour Docteur, ce matin j’ai dégringolé de ma couche.

Je me vois forcé de vous conter pourquoi l’inquiétude habite mon quotidien au-delà de ce jour en plus. Je suis né le 29 février 1968 et tout est parti de cette maternité. Vous auriez quand même pu me souhaiter bon anniversaire, Docteur.

Maintenant, vous savez quel jour on est au moins…

Votre regard interrogatif, voire inquisiteur, m’oblige à vous rappeler que je dispose d’un lit à étages à mon domicile. Je vous assure cependant que tout avait bien commencé lorsque je me suis glissé dans ma literie. Je suis monté d’un niveau, car je dors sur celui du haut pour me rassurer depuis qu’on m’a dit qu’un lit c’est pratique parce qu’on peut y glisser des choses dessous. J’aime pas que des choses glissent sous mon sommeil. C’est pour cela que j’ai un abonnement général chez vous Docteur ainsi qu’un lit à étages. Je suis de nature inquiète, sujette aux insomnies. Donc ce matin, depuis là-haut, ça m’a fait une belle gamelle. Vous voyez ce que je veux dire ?

Voilà déjà deux semaines, vous m’aviez dit qu’il n’y aurait plus d’autres entrevues avec vous. Je me suis vu contraint de négocier ce jour en plus. C’est un jour pas comme les autres qui apparaît comme un comédon sur le calendrier. C’est ce jour additionnel qui rappelle le temps qu’il reste dans un match de foot, temps au cours duquel on aurait tout intérêt à mettre un but. C’est notre dernier cette fois. Alors, autant vous mettre au parfum de suite : je ne suis pas d’humeur, mais vous m’avez fait venir ce jour en plus et je vais en tirer profit malgré mes ecchymoses.

Je suis né un 29 février oui Docteur. Si on compte bien depuis l’année de ma naissance, il y a eu 14 fois cette date. Je n’ai donc que quatorze ans au lieu des cinquante-deux initialement prévus. Quand je vous dis que je ne viens pas chez vous par hasard. Et comme ce jour, vous m’avez gratifié d’un bonus, je prends ça comme une prime de fidélité et je vais en profiter pour vous dire que ma vie de natif du 29 février est un calvaire. C’est parti le jour de ma naissance et j’en ai des souvenirs précis que je vous raconte ci-après.

En cette fin de mois de février 1968, dans cette sombre clinique c’est le début de l’histoire. Je viens de voir le jour. Docteur, je vous assure que la fin commence ici. Vous verrez que je suis de bonne foi. Me voici en train de quêter doucement le mamelon nourricier, vêtu d’un pyjama bleu une-pièce ridicule, parce qu’ici, lorsqu’on naît garçon, on naît bleu une-pièce ridicule. Si on naît fille, on naît rose une-pièce ridicule. Moi je pense que nous autres, on naît rien sans aucune pièce ridicule.

Cette courte péroraison sur les us et costumes des humains, m’autorise presque à confirmer le dicton qui clame, à l’instar d’un type en uniforme dans un camp de nudistes que « le ridicule ne tue pas ». Si l’on se risque à l’analyse, nous pouvons sans autre forme de procès dire qu’en effet, c’est à ce moment que naît le ridicule, qui par ailleurs ne m’a pas occis. Docteur, je vous sens dissipé, l’êtes-vous ? Je poursuis mon récit, car vous allez comprendre.

J’ignore le fondement de cette habitude colorée des genres, mais en tous cas les marchands de peinture des bricocentres se frottent les mains à défaut d’une gousse d’ail dans un caquelon à fondue. Ils voient d’un très bon œil arriver tous ces futurs papas et toutes ces futures mamans qui, après l’échographie (une sorte de selfie de l’abdomen), veulent repeindre la chambre de bébé d’un rose carnavalesque ou d’un bleu grotesque (ça rime et c’est folâtre). C’est insolite, mais ce n’est pas le plus bouleversant j’affirme que c’est juste saugrenu. Retournons donc à mes premiers jours si vous le voulez bien.

Je dois admettre que ce qui m’a consterné, c’est le nombre de créatures loufoques qui se sont présentées à la maternité pour ausculter ce poupon tout chiffonné que je suis. Ils se sont pointés sans aucune mesure d’hygiène, ces sagouins. Pour se justifier, ils amènent des cadeaux au goût discutable et à l’utilité hypothétiquement avérée. Ils arborent leur air à peu près compatissant à l’égard de la pauvre maman qui vient de passer toute la nuit à essayer de désinsérer son gueulard. Cette infortunée affiche une mine plutôt déconfite, la bouille de celle qui a fait la nouba dans une boîte de nuit insipide après avoir scellé un pacte avec le mojito.

Oui Docteur, le moment est funeste. Le défilé de ramollis sans masques débute. C’est à cet instant que la jeune mère épuisée en prend conscience. Ces sinistres lui posent une quantité de questions aussi abracadabrantes les unes que les autres et se hasardent déjà, tenez-vous bien, aux pronostics les plus ineptes sur la profession future du nourrisson. Ils s’autorisent la thématisation autour des ressemblances avec un aïeul ou un cousin, dont la seule perspective d’une filiation quelconque fait légitimement froid dans le dos. Dès lors, le frais parent ayant pris bonne note des constats, il serait tenté d’euthanasier illico son môme récemment débarqué.

Non contentes d’arsouiller l’environnement, ces visites ininterrompues me tripotent sans vergogne et me bécotent sans vergogne aussi. Au secours la santé publique ! J’ai l’insigne honneur de me faire baver sur le faciès par quelques ancêtres qui m’adressent la parole comme si j’étais un incompétent de première. Je suis nanti d’ADN sur une scène de crime désorganisé. Finalement, puisqu’il s’agit désormais d’une guerre sans merci et déclarée sans préalable diplomatique, il me faut développer des stratagèmes dignes d’un combattant des rues. Je ne manie pas encore le joystick et ces techniques de combat sont introuvables sur Internet. (Wikipédia peut aller se faire cuire un œuf). Cependant par effet de surprise, elles vont porter leurs fruits. Voyez plutôt :

Première technique : lorsque vous vous sentez en proie à l’envahisseur, c’est le bon moment pour façonner une bonne petite déjection. L’odeur rappelle tout à coup qu’il serait judicieux soit d’aérer, soit de changer ma couche, provoquant ainsi le départ de la plupart de ces indésirables couards qui rechignent à l’aide de la maman. Ceux-là en tous cas se tirent vite fait.
Avec le temps, je me suis rendu compte que ce n’était pas la ruse la plus décisive. Car figurez-vous qu’il s’en trouve quand même toujours une qui, par nostalgie ou par compassion allez savoir, désire absolument tripoter le côté sombre du bébé et donc me changer. J’ignorais que les Chevaliers Jedi œuvraient aussi en maternité quitte à changer la couche de Chewbacca.

Donc, un plan B tu développeras et cette astuce est assurément imparable. Elle consiste juste à brailler à s’en péter les cordes vocales. Quand j’estime que tous ces indésirables qui jacassent et caquètent font trop long, je me mets à beugler dans un état proche de l’apoplexie. Je suis tout rouge et je hurle. Alors, tout le monde pense que j’ai faim et qu’il est temps de laisser maman me nourrir et ils se barrent. La victoire est savoureuse !

Il y a tout de même de déplaisants personnages qui, même en proie à ce procédé, restent dans la pièce. Alors je continue de gueuler, exercice de style particulier avec un téton dans la bouche, mais exercice finalement payant, car l’indélicat comprend enfin qu’il vaudrait mieux qu’il déguerpisse tandis que le personnel de soins fait irruption dans la chambre. Voici donc comment faire décamper ceux qui campent.

Voilà pour le chapitre naissance et maternité. C’est après cela que je me suis aperçu qu’à l’image de certaines séries en streaming les saisons qui suivent ne seront pas franchement meilleures.

Je profite de ce jour de plus Docteur. J’ai hâte de vous conter mes tracas au delà du 29 février.

Imaginez que le siècle dernier, lorsque j’étais enfant, je sautillais dans la cour de l’école avec l’insouciance béotienne des enfants. Je gambadais sur les berges d’un lac, mon bermuda au vent, les interstices dentaires encombrés de restes des biscuits de ma récréation. Sur mes genoux, des blessures présentaient déjà mon habileté légendaire à la pratique de la bicyclette à trois roues. Mes ongles noircis dévoilaient mon savoir-faire accompli dans le domaine de la quête du ver de terre. Mes cheveux filasse étaient restés collés, conséquence de la distraction nunuche du lancer de la vase (lacustre) que nous partagions avec quelques camarades aussi écervelés qu’évaporés de la coupole que moi.

Quand j’étais petit, Michel Delpech chantait que pour un flirt avec elle, il ferait n’importe quoi et moi, je me demandais bien ce que pouvait être un flirt. À l’époque, je regardais les filles sans leur tirer les cheveux parce que j’étais un gentil, moi. Ce qui ne m’a pourtant pas empêché, avec les autres, de procéder à des concours de projection urinaire sur les murs du collège, muni de ma trompette à petit besoin.

Docteur, je crois que j’étais encore petit tandis que le crépuscule hélait ma luminescence. Je m’immergeais fréquemment dans les méandres d’un livre. Cet objet incroyable qui marche sans wifi et sans batterie. À l’époque, les œufs des consoles de jeux vidéo n’étaient pas éclos. Mais en dépit d’une lecture assidue, je n’arrivais pas à trouver la sérénité du sommeil. Les chapitres successifs défilaient ainsi sous mon regard de béotien demeuré. Je constatais avec désillusion et force d’inquiétude, que presque tous les héros étaient successivement passés d’un statut de miséreux battu par un méchant paternel aviné à celui d’intrépides triomphateurs. Comment cette métamorphose était donc possible ? Cette transformation incroyable me laissait envisager les plus magnifiques desseins. Je ne pouvais donc m’endormir, trop affairé à réfléchir à mon costume en paillettes et ma cape qui volerait au gré des alizés. Entre nous, il y avait juste les Sept Nains qui me causaient ainsi beaucoup de tracas à toujours remplir leurs brouettes dans une allégresse suspecte.

C’est depuis cet âge-là que j’ai opté pour le lit à étages dans le but de prendre la mesure de l’avenir qui ne s’offrirait jamais à moi Docteur, 29 février oblige…

Alors, partant pour l’école, se substituaient des représentations à d’autres images qui, dès lors, défilaient devant mes yeux blêmes et lactescents de boutonneux naissant. Les événements de ma journée se résumaient cependant à des tortures suprêmes qui portaient notamment le nom de l’arithmétique. Matière que je présumais moulée pour des binoclards initiés et qui, à ma grande surprise, se proposait à mon incompétence. En guise d’offrande à la méningite, voici qu’elle m’infligeait l’exercice infâme de calculer le temps de parcours d’une voiture. C’était un véhicule lugubre qui ne dépassait pas les 67 km/h, face au vent, sur un trajet compris entre Bébert Les Sapins et Glouglou Sur Mer. Le tout, en tenant compte d’une vitesse donnée et en omettant volontairement (j’en déduis) que la petite famille de vacanciers qui occupait ce monospace, se grillait les membres inférieurs dans un bouchon en plein cagnard. Aux dernières nouvelles, le problème posé aurait dû contenir un apprentissage. À part celui de me dégoûter de la guimbarde, de l’autoroute, de la famille et des vacances, y’avait-il autre chose ?

Vous voyez Docteur, ils l’ont fait exprès, je n’y suis pour rien. Ce 29 février est maudit.

Dans un registre tout aussi ébaudi, s’offrait à mon encéphale, l’énigme ensorceleuse du temps. Celui qu’une baignoire de mauvais augure mettait à se faire remplir par un robinet primitif qui fuyait à raison de tant de millilitres par heure. En fait, il fuyait surtout ses responsabilités, convenons-en.

Pour le décor, l’instruction publique avait équipé le cours de mathématiques d’une sympathique pédagogue. Une dame qui s’évertuait à me dire que j’étais capable de faire mieux. Elle avait au moins le mérite d’y croire à ma place. Alors, le sommeil ne venant toujours pas, je me créais quelques nouvelles inquiétudes auxquelles nul parent, si adroit fût-il, n’eût été compétent à apaiser. Pas même avec un lit à étages.

Ceci d’autant plus, que tout s’est considérablement gâté lorsque je suis passé de l’âge de l’appareil génital glabre à celui de la verge duveteuse. C’est à ce moment que la vie des autres vint plus sournoisement attaquer mon quotidien, me causant encore bien des affres. Ainsi, mes peurs se matérialisaient sous les formes les plus incongrues. Noël devenait un effroi, je craignais que le sapin ne s’abatte sur mon peignoir en soie et que de la cire des bougies ne choie sur mes babouches, juste avant la poésie qui m’aurait donné droit au cadeau.
J’ai maintes fois eu des frayeurs en regardant les étoiles et en me disant que non seulement, on est des milliards sur Terre, mais y’en a encore des milliards ailleurs. On n’est pas sortis de l’auberge même si ça vous crée une clientèle Docteur.
Ce n’est que parce que j’ai tout de même réussi à passer du torse duveteux au poil dru du mâle adulte, que je continue à vous parler. Sans pour autant sombrer dans un darwinisme de bas étage, j’avais été servi par la puberté qui m’avait amené à franchir plusieurs étapes sans pour autant en revêtir le Maillot Jaune.

Arrivé là, misérable et piètre, j’ai dû à contrecœur abandonner mes albums à colorier en m’emparant de la zappette. Formidable progression intérieure, car plutôt que sombrer dans la platitude, j’ai cherché à me rapprocher des sources pléthoriques de la race humaine pleines de relief. J’ai commencé à m’intéresser à ce que les autres appellent l’information. Croyez-moi ce n’est pas un sujet sans ambages et ni même désopilant. Il m’a fallu une bonne dose de concentration pour harponner ce qu’il y avait de réellement intéressant sans que des pensées arpentent à nouveau les giratoires zigzagants de mon âme et de ma conscience.

Après avoir gobé à foison des informations people, les informations du monde, l’information insolite, l’information médicale, sociale, politique, économique, animale, territoriale, environnementale, sportive, culturelle, culinaire et complètement fake, je me trouvais face aux autres, mais aussi face à ce que faisaient les autres de la vie des autres. Puis, je me suis fait ma propre information, comme les autres. Je me suis immergé dans ce qui est nommé le « réseau social ».

Le dictionnaire me dit qu’un réseau c’est quelque chose qui est un ensemble de relations, comme un filet. Je ne vois pas ce qu’il y a de social là-dedans. Surtout que les mailles du filet se resserrent et qu’il va falloir être compressé contre des autres, comme dans une fourmilière le jour des soldes. La théorie du complot vient de glisser son souffle glacial sur mon cou.

Au secours ça revient !

Donc, je vais sur mon ordinateur. Le mien, pas celui des autres. J’ai frappé des mots sur le clavier et sont venues d’autres inquiétudes…

J’examine alors avec parcimonie, les discours d’énergumènes qui pensent bien de nous gratifier de leurs savoirs. Finalement je me suis forgé une idée assez peu définitive de la norme. Je découvre la mode à suivre (au pas de l’oie si possible) qui te culpabilise parce que si tu fumes, que t’es gros, que tu ne bronzes pas et que tu ne fais pas du stretching activisme et que si en plus de ça tu as l’outrecuidance de l’afficher, tu as vite compris que tu as tout intérêt à être prêt à te retrouver dans une institution de type pseudo-psychocarcérale. Auquel cas, si en plus tu n’es pas détenteur de la carte VIP, tu ne pourrais pas y aller dans une de ton choix.
Comme de la confiture, je répands ici ma nouvelle théorie du complot qui colle si t’en as sur les doigts.
Me sentant profondément persécuté tout en savourant le fait de ne pas encore avoir encore été hospitalisé avec une mesure de contention. J’ajoute alors qu’aujourd’hui je redoute chaque jour qui vient sauf le 29 février, même si mon angoisse est une sorte d’art avec lequel je puis jongler sans discontinuer.

Je pense que les autres sont là, qu’ils sont parmi nous. Les autres ne cherchent qu’à trouver des solutions pour nous empoisonner l’existence. Certains sont même payés pour le faire. Les autres sont des vampires assoiffés non pas de sang, mais d’essence. D’essence ils se sustentent. Des sens ils n’ont cure et de sens, ils ne prônent que l’unique. Pas de chance, mais adoptons une vigilance quand on voit le prix du sens à la pompe.

Quant à moi, je suis très heureux que le 29 février n’ait pas lieu l’an prochain, on est si peu de chose avec un jour en plus.

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