Créé le: 30.09.2017
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Se souvenir pour deux

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© 2017-2024 Stella Vaime

Pour ne pas perdre ceux que l’on aime, il suffit de se souvenir.
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Une odeur de désinfectant et d’orange flottait dans la chambre. Il se sentait vraiment rassuré sous le duvet, les yeux fixés sur les raies nettes que la lumière filtrant au travers des stores projetait sur le mur. Son crâne chauve s’appuyait agréablement contre le coton frais de son oreiller. Il respirait paisiblement et observait ces lignes de clarté qui lui apportaient ses seuls moments de sérénité joyeuse.

 

En fait, il ne savait plus comment il s’appelait et encore moins qui il était. Il était comme un tas de sable mouillé qui à peine modelé se défaisait avant que l’on ne puisse dire s’il avait été un château ou un simple pâté. Lorsqu’on venait s’occuper de lui, il tentait parfois de leur dire ce qu’il se passait en lui. Son être tressaillait angoissé comme s’il se disait: « Si tu peux me laver, me nourrir, me sourire, alors je ne suis pas un fantôme ». Mais il ne réussissait pas à rassembler suffisamment ses pensées pour l’exprimer.  Il soupirait intérieurement et laissait ces inconnus s’affairer sur son corps jour après jour.

 

Certaines personnes s’occupaient de lui différemment. Des femmes lui parlaient longuement en souriant. Des mots sortaient de leurs bouches comme de l’écume de mer et lui essayait de comprendre cette mélodie mystérieuse. En vain. Il ressentait quand même confusément leur affection. Ces femmes-là lui caressaient  les mains doucement. Elles baisaient son front et aussi ses lèvres. Un homme très silencieux venait parfois le voir. Le visiteur le regardait de ses grands yeux bruns et humides et se raclait la gorge. Il lui prenait la main la serrant si fort que ça lui faisait mal. Pourtant

cette douleur-là le rassurait. « Tiens ma main et ne la lâche pas, on reste ensemble », s’il avait pu prononcer des mots, c’est ce qu’il aurait dit.

 

« J’ai besoin d’une cigarette », se dit Maya. Comme après chaque visite à son père elle se sentait épuisée et en alerte. Quarante minutes passées à son chevet, c’était une vraie performance. Il s’agissait de parler dans le vide avec une gaité forcée, de donner de l’affection sans savoir si son père la ressentait, de capter son regard vide tout en tenant en respect les souvenirs de l’homme qu’il avait été. Maya déglutit. Elle ne comprenait pas comment sa mère pouvait y aller chaque semaine. Sa mère dont la santé était encore excellente voyait sa vie entière graviter autour de son mari que la démence avait happé il y a trois ans déjà. Elle agissait principalement par devoir, ce qui échappait à Maya dont la vie oscillait entre emplois précaires et compagnons éphémères. La fille sentait grandir l’amertume chez sa mère que la loyauté avait usée.

 

Une fois arrivée suffisamment loin du bâtiment médicalisé, Maya avait enfin pu fumer. Elle tirait sur sa cigarette avec ardeur d’abord, puis, écœurée, la jeta par terre et l’écrasa. C’était une belle journée de septembre, la douceur de l’été trainait dans l’air et le soleil jouait avec les premières rougeurs des feuilles. Calmée, elle s’avança dans le parc de l’institution. Elle marchait entre les arbres vénérables et pensa avec tristesse que son père ne pourrait jamais plus profiter de la nature. Elle était arrivée sur une butte que surmontait un immense pin parasol. Elle adorait ces arbres odorants qui lui rappelaient les vacances passées en Ligurie durant son enfance. Maya s’adossa contre le tronc de l’arbre et

retrouva la paix.

 

Chaque été, la famille allait au même endroit pour les vacances. Maya se souvenait de l’excitation qui l’habitait la veille du départ. On allait enfin retrouver la mer et la merveilleuse villa qui comptait plus de terrasses que de pièces. Souvent, amis et famille se joignaient à eux. La maison était alors pleine, un vrai campement. Elle ne s’ennuyait jamais, car il y avait toujours les cousins ou les copines avec qui s’amuser. On prenait les repas dehors à l’ombre d’une vielle bâche tendue entre les pins. On se serrait tous à la table qui n’était jamais assez grande. Bien sûr, on allait à la plage le matin et on y retournait l’après-midi après la sieste. On n’avait jamais assez de mer.

 

Maya se souvenait d’un été où ils avaient reçu moins d’invités et que ses parents en avaient profité pour faire quelque chose de différent. Ils avaient décidé de les embarquer un matin tôt, elle et son frère Massimo, pour visiter une ville des alentours. C’était une virée pleine de promesses. La ville comptait de nombreux magasins, un joli centre historique et un port très animé.

 

Après s’être parqué presque légalement, nous sommes sortis de la voiture. J’étais tout excitée. Maman a attaché Massimo dans son pousse-pousse. Il n’a pas du tout apprécié et s’est mis à hurler et pleurer. Papa et maman essayaient de le calmer, ça a mis du temps avant qu’ils réussissent.  Mon petit-frère

était tout rouge et la moque lui dégoulinait du nez. J’avais envie de rigoler, mais je savais que mes parents n’aimeraient pas ça alors je me suis retenue. Finalement on s’est mis en route pour le vieux port. Massimo, sa lolette vissée dans la bouche, était enfin tranquille. Concentré, il inspectait ce qui l’entourait avec ses grands yeux bruns encore mouillés. Moi, je marchais heureuse. J’avais mis ma robe Laura Ashley, celle à petites fleurs lavande. Un cadeau de ma tante. Nous sommes d’abord entrés dans un magasin de chaussures, enfin que maman et moi. Papa nous attendait dehors avec Massimo. On voulait voir pour des sandales. J’ai essayé une paire bleu marine qui me plaisait beaucoup. Maman, elle, a essayé des sandales tressées. Finalement, on a acheté seulement les miennes et je les ai enfilées tout de suite.

 

Il commençait à faire vraiment chaud alors nous nous sommes arrêtés dans un petit bar sous les arcades de l’avenue principale. Nous nous sommes mis sur la terrasse. Il y avait du passage. Le serveur est arrivé, il portait une drôle de veste blanche un peu comme un docteur. Massimo installé sur les genoux de maman avait retrouvé sa bonne humeur. Il essayait de parler : « Mouha ti gaçon veu siro! » Nous avons bien ri, Massimo plus fort que nous tous réunis. Donc on a commandé un sirop pour mon frère et pour moi un jus d’abricot. « Comme toujours, hein ? », m’a dit papa en caressant ma tête avec tendresse. Papa a bu une bière et maman un incroyable liquide rouge, « C’est un Cam-pa-ri !», m’a-t-elle expliqué. Sur la table, il y avait des bols avec des olives et des petits bretzels. « C’est chic ! », a dit maman en faisant une grimace amusante.

Au moment de remettre mon frère dans le pousse-pousse tout s’est bien passé. Nous sommes partis dans la vielle ville où les rues étaient vraiment étroites, si étroites que le soleil avait presque disparu. Et ça sentait fort le pipi de chat, l’air faisait voler ma robe et les vieux papiers sales. Des fois nous nous arrêtions pour regarder des choses intéressantes: la vitrine d’un magasin de chapeau, une petite statue de Sainte-Vierge, une porte sculptée avec des têtes de monstre. Maman prenait beaucoup de photos. On a failli entrer dans une grande église, mais mes parents ont dit que c’était trop risqué parce que mon frère pouvait recommencer son cirque. Nous avons poursuivi notre ballade et sommes arrivés sur une place avec une grande tour carrée très vieille. Au pied de la tour, J’ai levé les yeux. On aurait dit qu’elle me tombait dessus et ça me filait le tournis de la regarder tellement elle était haute. Derrière, c’était le port.

 

Je n’avais jamais vu un endroit comme ça. De bateaux rouillés et des vieilles barques flottaient dans des espèces de bassins. Une barque avait même été sortie de l’eau et un monsieur la repeignait en turquoise. Tout le long des quais je voyais de grues toutes petites comme faites en Meccano. Il y avait des tas de filets de pêche en nylon un peu partout et ça sentait bizarre : le poisson, le diesel et aussi l’ail rôti, car il y avait des petits bistrots et que c’était presque l’heure de manger.

 

Je me promenais sur les quais en fixant l’eau sale. J’essayais de voir des poissons. En fait il n’y avait que des tâches huileuses qui flottaient à la surface de l’eau. Elles étaient belles avec leurs reflets arc-en-ciel. « Fais attention à l’eau, Maya ! », m’a prévenue Papa. Je me suis éloignée du bord. Tout à coup

j’ai entendu des cris perçants dans le ciel. C’étaient des goélands qui volaient au-dessus d’un monsieur assis plus loin. J’ai demandé à mes parents si on pouvait y aller. Nous nous sommes mis en marche. Mon petit-frère sentait bien que quelque chose se passait. Il avait craché sa lolette et se propulsait en avant pour faire accélérer son pousse-pousse, « Han ! Han ! ».

 

Nous nous sommes approchés, curieux. Une bonne centaine d’oiseaux tournoyaient autour d’un pêcheur qui vidait des poissons. De temps en temps, il chassait avec une longue perche les goélands qui venaient trop près. Il y avait beaucoup de sang. Le soleil tapait fort. Je ne me sentais pas trop bien à cause du vacarme et de l’odeur. Et puis le couteau qui brillait dans la main du monsieur me faisait peur. Le pêcheur avait l’air content et nous souriait fièrement. Maman a sorti Massimo de son pousse-pousse pour qu’il profite mieux du spectacle. Mon petit frère était ravi et tendait ses bras vers les goélands en riant. Papa a pris leur photo. La tête a commencé à me tourner. Ça n’allait pas du tout. Je me suis éloignée et suis allée vomir derrière un tas de bidons vides. Après j’ai appelé maman. Elle est arrivée suivie de papa.

 

« Oh Maya, ma colinette! », s’est exclamée maman. Elle a passé Massimo à papa et s’est approchée de moi pour me réconforter : « Là, là, tu vas te sentir mieux ». Elle m’a caressé le visage avec douceur. Papa est revenu avec de l’eau et m’a dit de boire et de recracher tout de suite après pour me passer le mauvais goût. Évidemment je pleurais et me sentais bête. En plus mes sandales neuves étaient tachées. « C’est pas grave du tout, on nettoiera tout à la maison », m’a rassuré papa.« Maintenant, on 

va trouver un café pour se reposer ». J’ai fait un petit sourire. Nous sommes revenus vers le pousse-pousse. Il est était vide. « Où est le petit ? », a demandé maman à papa. « Mais je l’ai laissé dans le pousse-pousse.», a répondu papa. « Mais enfin, il n’y est pas, tu vois bien ! » Papa est devenu tout blanc et a dit d’une voix perçante : « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! ». « Et toi tu ne l’as pas rattaché. Non mais quel con ! », s’est ensuite écriée maman.

 

J’ai tout de suite compris que quelque chose de grave arrivait à cause du vilain mot. Papa s’est rué vers le pêcheur pour lui demander s’il avait vu un petit garçon, « haut comme ça qui ne marche pas encore très bien ». Heureusement papa parlait un peu l’italien. Le monsieur a dit que non, mais il a tout de suite été prévenir tout le monde de ce qui se passait. Très vite plein de gens sont venus aider. C’était gentil. Papa m’avait dit de rester près du pousse-pousse. Les larmes me piquaient les yeux et j’entendais la voix de maman au loin plus forte que toutes les autres : « Massimo ! Massimo ! Massimo ! ». Dans ma tête, je me disais : « Massimo, je n’ai pas toujours été gentille avec toi, tu m’énerves avec tes crises alors des fois je te bouscule un peu. Pardonne-moi Massimo, je serai la meilleure sœur du monde. Reviens, reviens ! ». Et j’enfonçais mes ongles dans mes mains tellement j’avais peur.

 

Tout à coup, j’ai entendu des cris: « Qui, è qui ! Trovato !» Le pêcheur s’est avancé vers moi mon frère dans les bras. Il s’est agenouillé pour que j’embrasse Massimo qui n’avait pas du tout peur. J’ai pleuré de joie. Mes parents sont arrivés en courant et nous ont pris dans leurs bras.  Nous avons ri et pleuré collés tous les quatre pendant un bon moment. Après, nous sommes allés vers le pêcheur pour le

remercier. Il parlait peu, mais souriait beaucoup. Il m’a pincé gentiment la joue avec ses doigts sales en disant « Brava bambina. » Ses amis nous ont apporté de l’eau, de la foccacia et des tomates. Nous nous sommes installés sur des vielles caisses retournées pour manger.

 

Il était temps de rentrer. Papa a attrapé la main et m’a dit d’une voix émue: « Tiens ma main et ne la lâche pas, on reste ensemble ». Maman a porté Massimo, accroché à elle comme un petit singe, jusqu’à la voiture. Ça faisait un bout. Il faisait vraiment trop chaud maintenant, mais on s’enfichait. Nous nous sentions légers et heureux.

 

Quand nous sommes arrivés à la maison, mon petit frère dormait déjà. Maman l’a déposé dans leur grand lit, a baissé les stores et s’est allongée à côté de lui. J’avais soif alors papa m’a fait un grand sirop puis il a fumé une cigarette en souriant. J’ai fini mon sirop et papa m’a dit : « Viens, on va faire la sieste avec maman et ton petit frère. »

 

Nous sommes rentrés sans bruit dans la chambre, je me suis mise contre mon frère qui était tout chaud. Il faisait des petits bruits en suçant sa lolette. Papa s’est installé à côté de maman. La chambre sentait le renfermé et aussi l’anti moustique. Il ne faisait pas complètement sombre et je regardais les raies nettes que le soleil projetait sur le mur à travers les stores. Papa ne dormait pas encore, je le sentais. « Tu dors, dis ?», j’ai chuchoté. Papa m’a demandé : « On est bien, non ? ». J’ai souri et me suis endormie avant de pouvoir lui répondre.

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