Créé le: 29.08.2021
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Salope

CorrespondanceLettre à mon ennemi 2021

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© 2021-2024 Emeraude

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Une lettre jamais envoyée. Écrite dans le feu de la colère et la fureur de l'indignation. 30 ans. La haine couve encore entre les lignes. Elle a changé de couleur: du rouge vif elle a viré au noir profond. Des flammèches silencieuses signalent les points où l'incendie, jamais éteinte, se rallume.
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Le terme est tombé tout seul sur le clavier, sans même me traverser l’esprit : il s’est incrusté entre les touches, il s’y accroche, il persiste. A lui tout seul il pose le décor, il campe un personnage. J’hésite : est-ce possible d’intituler ainsi une lettre ?

Je consulte le Robert et vais de surprise en étonnement: alors que l’entrée « salope » annonce « femme qu’on recherche pour le plaisir sexuel » et plus loin « terme d’injure, pour désigner une femme qu’on méprise pour sa conduite », le renvoi au masculin « salaud » se borne à « homme méprisable, moralement répugnant ». Voilà qui est bref, concis et sans ambiguïté. A première vue, et sans anticiper sur la suite, c’est le cumul des deux définitions qui s’approcherait le mieux de ton profil.

La curiosité me pousse vers le dictionnaire des synonymes. Cette fois le Robert ignore « salope » (carrément indigne de considération?) et ne consacre une entrée qu’au « salaud » : malpropre, méchant. Je compare avec le Larousse: l’entrée « salope » y est également ignorée; quant à « salaud » on y atteint le sommet du pire: charogne, crapule, fumier, salopard, saligaud.

Ça suffit : trop d’érudition risque de te fatiguer inutilement et de te faire abandonner la lecture de ces lignes.

Reprenons. Je ne peux pas débuter une lettre avec « chère » si elle t’est destinée.

Ce pourrait-il que « chère » dissimule quelque chose qui soit aux antipodes du registre affectueux ? Clin d’œil subtil du verlan: « rêche », qui s’associe parfaitement au mouvement de retrait et de recul que ton souvenir m’inspire… on n’est pas encore dans le répugnant du Robert, mais ça ne saurait tarder.

Je confirme: tu ne m’es pas « chère » du tout. Pourtant j’ai tout gardé de tes miniatures en porcelaine peintes à la main, de tes petits mots, plus ou moins perfides, cartes, post-it: soit pour garder à tout prix une trace de l’inconcevable, une preuve tangible de ta fourberie, soit pour y déceler (Dieu seul sait quand) un indice qui aurait pu m’échapper et plaider en faveur de ta bonne foi. Je me fais rire rétroactivement: la facette masochiste de mon caractère m’avait échappé. Les faits, eux, sont têtus et démentent invariablement, les uns après les autres, cette sorte de bienveillance naïve d’illuminée qui me fait encore imaginer que tu aurais pu être sincère… par moments?

J’ai aussi gardé un brouillon déversé sur deux pages A4 il y a bien longtemps, dans un éclat de fureur indignée, en réaction à ta dernière missive. Je le relis et me félicite d’avoir donné la parole à ce condensé de colère, aussi dure et compacte que du béton.

D’ailleurs, pourquoi ne te l’ai-je pas envoyée cette lettre? Trop structurée (en trois points, chronologiques et, ma foi, fort bien construits), trop cinglante, trop vraie, trop hautaine, voire insultante. Évidemment, je n’avais pas résisté à la tentation d’embarquer dans mon texte le grand Virgile. Après avoir sué une année scolaire entière sur le texte original, il était inévitable que me revienne un vers inoubliable et prophétique de son Énéide: « Timeo Danaos et dona ferentes » (je me méfie des Grecs, même lorsqu’ils apportent des présents), de la bouche de Laocoon, grand-prêtre d’Apollon, contemplant le cheval abandonné par les Grecs sur la plage de Troie. Même en posant ta nationalité comme une coïncidence, cette citation était inutile, car tu ne pouvais pas la comprendre: le latin ne figurait pas dans ton parcours scolaire. Tout de même, deux mille ans après, le vers de Virgile, irrésistible et prophétique, résonnait en moi avec une accablante actualité.

Pendant des années je t’ai vue et entendue mentir, nier l’évidence, manipuler, minauder, contorsionner la réalité, élucubrer des théories, manœuvrer sans pudeur, utiliser jusqu’au chantage religieux, effrontée, sûre de toi: tout cela au nom de l’ « amour absolu » que tu disais avoir pour lui et dont tu affirmais détenir les clés en exclusivité. Tellement sure qu’un jour tu te démasques toute seule, sans le vouloir; tu t’encoubles dans tes versions contradictoires, tu trébuches avec fracas, sans rattrapage possible. Ta stratégie de conquête s’écroule. A bout de ressources tu tentes une dernière pirouette en faisant semblant de ne pas comprendre: pour un peu tu serais encore la pauvre victime des circonstances. Le rideau de scène tombe. Fin de la comédie. Dans son caveau florentin, Machiavel entrouvre lentement ses yeux pâles et les referme aussitôt, désenchanté: de toute évidence les moyens mis en œuvre n’ont pas été à la hauteur du but poursuivi. Ce qui aurait pu être un paradigme de sa théorie vient de s’effondrer.

Trop tard. Des dégâts majeurs ont eu le temps d’inscrire des traces durables dans le paysage. Un divorce a été prononcé. Lui, il a sa fierté: il encaisse et fait front sans broncher. Étrange concordance des temps: c’est une maladie funeste qui prend le relais, s’installe dans sa vie et le happe dans ses filets. Trois ans et demi de lutte, de combats, de résistance, d’espoirs et de désespoir.

Tu reviens, tu veux le voir; on se demande pourquoi. Bientôt on saura: tu réclames à son père de l’argent comptant pour dédommagement de promesse non tenue. Mais dans sa chambre d’hôpital tu es assez lâche ou peureuse, ou les deux, pour ne pas oser le toucher. Après ton départ il me dit: « Tu as vu? elle ne m’a même pas effleuré du bout des doigts… ». Dans son regard il y a l’incrédulité, la détresse d’un être humain trahi, rejeté et abandonné: c’est cette douleur-là, que tu lui as infligée à ce moment-là, que je ne peux pas te pardonner. Il était mourant. Tu le savais. Tu l’as achevé.

C’était il y a plus de 30 ans. Ça ne veut rien dire.

C’était hier. C’est toujours aujourd’hui.

Cette douleur n’est pas réparable: elle s’est encastrée dans mon ventre, elle est gravée dans le marbre de ma mémoire.

Je m’évertue à trouver un sens à l’absence de sens.

Cette quête elle-même en est dépourvue.

C’est plus fort que moi: le mythe de Sisyphe se ré-enroule, implacable.

Certains prônent le pardon: je n’ai pas (encore?) cette grandeur d’âme.

Où que tu sois, reste-y.

J’écris cette lettre pour pouvoir enfin tourner « ta » page.

Ce soir je veux la tourner, à défaut de pouvoir l’oublier.

Je veux changer de registre.

Voici la page suivante, toute blanche. Dans les brumes de l’au-delà qui l’enveloppent depuis plus de 3000 ans, le vieux roi Priam apparaît et me fait signe : « J’ai été méfiant: ça n’a pas suffi pour sauver ni ma belle et grande ville, ni mon royaume. Sois prudente ».

 

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