Créé le: 03.08.2025
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Répétitions
Chapitre 1
1
La vie en toile de fond de scènes qui ocillent entre ce qui se dit, ce qui se vit et ce qui se montre, dans l'univers de l'amour.
Les formes de l'amour et du désamour sous le scalpel de professionnels du spectacle.
Rien est dit et pourtant tout se comprend. L'amour peut-il s'exposer froidement ?
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Une directrice d’acteur dirige un comédien qui joue le rôle de Roméo, jeune premier voulant être l’amant parfait, et une comédienne qui défend celui de Lilith, la lune noire.
Hors répétitions, le comédien et la comédienne échangent sur la mise en scène ou discutent d’amis d’elle. Le temps de pause est constant bien que les répliques soient plus ou moins fournies.
Il n’y a pas de changement de décors, le passage d’un lieu à l’autre est fluide. Leurs délimitations sont inexistantes.
Au bar
Un silence gêné entre le comédien et la comédienne.
Le comédien : Il n’y a rien de pire.
La comédienne : Oui, il ne lui restait que quelques bribes dans ses souvenirs, je ne peux reconstituer le tout.
Le comédien : C’était trop douloureux ?
La comédienne : Oui, destructeur. Chaque fois qu’elle racontait, elle en omettait des pans entiers. La dernière fois, il n’en restait que quelques phrases :
Une voiture s’est arrêtée et deux hommes en sont sortis. Ils l’ont prise par les poignets, ils étaient de la police, qu’ils disaient. Ils devaient la raccompagner, elle ne pouvait pas être dehors aussi tard.
Ça a débuté immédiatement sur la banquette arrière, coincée entre les deux.
Puis les quatre gars se sont arrêtés en lisière de forêt et l’ont extirpée de la voiture.
Après, ses habits étaient éparpillés et les intimes étaient restés à l’arrière.
Le comédien : Elle nous appelle, il faut y aller.
Sur scène
La directrice d’acteur commente une interprétation proposée par le comédien et la comédienne. Pour chaque retour sur scène, la situation se répète.
La directrice d’acteur :
Roméo, tu ne montres pas la force de ton amour. C’est ce que je veux voir ici. Amour et force, sans violence !
On recommence.
Lilith, tu es très sexy ; que cherches-tu dans cette relation amoureuse ? C’est ton rêve, d’être l’objet sexuel d’un mec ?
On recommence.
Je vous rappelle que l’auteur n’a pas fourni de dialogue dans cette scène, il a écrit dans ses didascalies :
« La violence bloque l’amour. Roméo reste muet, cherchant à montrer ses sentiments qu’il vit comme une contrainte indue faite à Lilith.
Lilith reste muette, car elle ne cherche pas à le séduire, vivre lui suffit. »
On recommence.
Assis par terre entre le bar et la scène
Le comédien : Je ne la comprends pas, si t’es pas un minimum sexy, on va jouer dans une salle vide.
La comédienne : C’est son pari, de la culture sans cul. On va finir épinglés pudibonds.
Un long silence.
Le comédien : Il faut y retourner.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Lilith, tu es une femme libre qui n’est ni un jouet ni une potiche à collectionner. Bouge !
On recommence.
Au bar
Le comédien : Ensuite elle est rentrée chez elle ?
La comédienne : Oui, il a fallu plusieurs jours à ses parents pour comprendre que quelque chose n’allait plus.
Le comédien : Ils l’ont soutenue ?
La comédienne : Son père s’est fâché et a porté plainte.
Le comédien : La police les a retrouvés ?
La comédienne : La policière lui a dit qu’elle ne devait pas être seule si tard.
Le comédien : Les forces de l’ordre n’ont rien remis en ordre ?
La comédienne : Ça faisait partie de la vie des filles, selon eux.
Le comédien : C’est déjà l’heure.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Roméo, tu te comportes comme si tu n’avais jamais séduit une femme. Jamais vu un amoureux aussi maladroit.
Lilith, les postures sont des phrases fortes que tu communiques. Ne te plains pas s’il te considère comme une poupée.
On recommence.
Bon sang, c’est d’amour qu’il s’agit, pas de sexe, de fric ou de pouvoir ! Vous avez déjà éprouvé des sentiments ou vous fuyez dès qu’il y a des émotions qui pourraient vous faire perdre la raison ?
On recommence.
Assis par terre entre le bar et la scène
Le comédien : Il faut lui en parler. C’est gravement important. Je n’ai pas signé pour mettre fin à ma carrière avant qu’elle soit lancée !
La comédienne : Sans moi ! J’ai déjà discuté avec elle. La pièce parle des amours qu’il faut cultiver dans nos imaginaires pour enrichir le réel. Elle veut que chacun de nos gestes soit imprégné d’un amour absolu, etc. J’en ai eu pour une heure des grandes envolées lyriques de ceux qui se prennent pour de grands créateurs.
Mais je te rappelle qu’on a signé.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Non, non et non ! C’est juste du pathos que tu produis, Roméo. On n’a pas besoin d’un cabotin dans cette scène.
Choisis le type d’amoureux que tu veux être, celui qui cherche une personne qui le complète, celui qui veut que son amour le devine sans avoir rien à révéler ou celui qui épouse les défauts et qualités de ses modèles, parents, grands-parents, …
Au théâtre, tu ne peux jouer les trois grands types d’amoureux.
On recommence.
Au bar
Le comédien : Tu penses que, cinq ans plus tard, elle saute sans aucune autre raison ?
Cinq ans, c’est long !
La comédienne : Quelle autre raison ? Son fiancé l’a vue se décomposer.
Le comédien : Qu’est-ce que ça veut dire se décomposer ?
La comédienne : Elle disait qu’il ne l’écoutait pas.
Le comédien : Elle parlait de quoi ?
La comédienne : De tout sauf de cinq ans plus tôt.
Le comédien : Il écoutait ce qu’elle disait, mais pas ce qu’elle voulait dire, pas ce qu’elle avait vécu.
La comédienne : Oui, mais pourquoi elle n’en parlait pas ?
Le comédien : C’est obscur. Elle va attendre, il faut y retourner.
Sur scène
La directrice d’acteur :
L’amour d’un instant, c’est juste un peu de sentiments. Ce n’est pas ce qui est demandé dans cette scène.
On recommence.
Roméo, la violence annihile l’amour. Montre-le-moi. Quand tu auras trouvé, tu verras que ce n’est pas niais.
On recommence.
Au bar
La comédienne : L’ostracisme enferme dans les sous-entendus, les non-dits et les jugements d’apparence.
Le comédien : Chaque échange contient une condamnation portée à partir d’une réponse à une question ambiguë qui garantit le jugement attendu.
La comédienne : L’ostracisme trace un chemin de douleur vers le linceul, sans explication, sans rémission, sans pardon.
Le comédien : L’ostracisme, un jugement qui ouvre les portes de l’enfer au cœur de la vie du condamné, en silence. Il a été donné par le diable pour que les âmes qui ont perdu toute humanité puissent détruire les faibles, se croyant fortes.
La comédienne : Tu te souviens de cette réplique : « qui se hisse au-dessus des lois pour juger ses semblables, de cette même hauteur subira le jugement éternel de son propre dieu. »
Sur scène, côté Cour
La directrice d’acteur est absente.
La comédienne : Dis-moi comment je peux oublier des connards qui m’ont volé l’amour ?
Le comédien : Peut-être l’ont-ils fait par trop d’amour.
La comédienne : Pas par amour, par besoin de baise. Un simple objet de leurs désirs qu’ils voulaient pouvoir manipuler selon leurs humeurs.
Le comédien : Trop de testostérone, c’est naturel.
La comédienne : Tu veux dire que c’est de ma faute, que c’est la nature des hommes et que je devais me méfier ? Mais je connais des hommes ayant peu de testostérone !
Le comédien : Ceux qui attirent les femmes et ne finalisent jamais, car ils n’ont pas la libido qui leur permet de passer à l’acte ?
La comédienne : En effet, ceux qui ne finalisent jamais, car les femmes sont éduquées pour être passives, du coup elles tombent toujours sur des testostéronés bien qu’elles ne les supportent pas.
Le comédien : C’est le romantisme qui veut que l’homme fasse le premier pas. Il est le plus fort, il doit donc se soumettre.
La comédienne : En quoi est-il le plus fort ? À la fin de la relation, c’est souvent la femme qui s’en sort le mieux, pour autant que l’homme ait engagé ses sentiments profonds.
Le comédien : Ils reproduisaient des comportements de leurs pères qui étaient violents ?
La comédienne : Possible, mais ce n’est ni une excuse ni une explication. Que veux-tu que l’on fasse de cette description ? Les laisser continuer de génération en génération ?
Le comédien : Ils se croient les plus forts, ils ont besoin de se persuader que les femmes sont leurs compléments faibles ?
La comédienne : Tu ne m’écoutes pas, ils m’ont enlevé toute capacité à transmettre mes sentiments !
Le comédien : Tu ne peux pas attendre que tes amants devinent par magie tes sentiments ! Si tu ne les montres pas, ils ne les connaîtront pas.
La comédienne : C’est trop douloureux, ils doivent trouver par eux-mêmes en apprenant à me connaître.
Le comédien : Si tu n’as pas la force de montrer tes limites, tes fêlures, tes angoisses, ne demande pas aux autres de les deviner.
La comédienne : Les dévoiler petit à petit, c’est déjà un chemin.
Le comédien (retournant au centre du plateau): Bon, ça va pour cette scène, on ne s’en sort pas si mal.
La comédienne : Pour de vrai, tu ne m’écoutes pas.
Le comédien : Elle arrive. Je te dis que cette scène passe crème.
La directrice d’acteur entre en scène.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Lilith, oui, elle est postiche, la barbichette. Ah, ah, ah. Pour une satire sur le Parrain, la tirer jusqu’à ce qu’elle reste dans tes mains, c’est génial. Dommage, c’est une tragédie que nous montons. Une tragédie actuelle où le monde infini des possibles vaut bien plus que le réel si limité. Cette perte de la réalité est tragique. Comme la mort est plus importante que la vie pour Antigone, le virtuel est plus important que le réel pour Roméo. De même l’imaginaire est plus important que le réel pour Lilith.
On recommence.
Au bar
Le comédien : Il t’a dit ce qu’elle voulait faire dans la vie ?
La comédienne : Prof de piano, mais elle jouait de moins en moins ; trop douloureux, disait-elle.
Le comédien : Jouer libère, pourquoi, chez elle la musique était douleur ?
La comédienne : Elle exprimait dans son art ce qu’elle ne pouvait dire en mot.
Le comédien : Son but s’éloignait plutôt que de se rapprocher ; elle ne pouvait construire une identité sans un sens à sa vie.
La comédienne : Trop douloureux pour en parler, trop douloureux pour exprimer ses émotions,
Le comédien : Qu’est-ce qui devenait de plus en plus douloureux ?
La comédienne : La réciprocité de l’amour, elle fuyait vers d’autres, puis revenait. Elle ne se trouvait pas aimable, sa vision d’elle était si dégradée qu’elle croyait que tout amour qui lui était destiné était factice.
Le comédien : Ou elle rêvait d’un Prince Charmant si parfait qu’il ne pouvait exister ?
La comédienne : On ne peut questionner une tombe. Je la vois nous faire signe, il faut y aller.
Sur scène
La directrice d’acteur :
La pièce réclame un amour total, un don de soi sans condition, sans mot dire. Dans cette œuvre, Roméo arrive avec une vision de l’amour comme possession et repart empreint d’un amour profond qui atteint tout ce qu’il touche. C’est ça le message de l’auteur, lorsqu’il fait de cette scène une pantomime.
On recommence.
Assis par terre entre le bar et la scène
Le comédien : C’est vraiment niais cette vision de l’amour et des mondes imaginaires. Les jeux vidéo sont plus violents que la réalité.
La comédienne : Ça te va que l’imaginaire cultive la haine plutôt que l’amour ? Le monde manque d’amour, pas de haine.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Lilith, tes gestes doivent exhiber que toutes les violences bloquent le don de l’amour. Sinon autant ne pas jouer.
On recommence.
Au bar
La comédienne : Il a toujours cru que c’était de la faute des quatre brutes. Mais plus le souvenir s’effaçait, plus la douleur augmentait. Ce n’est pas crédible.
Le comédien : C’est plus simple de mettre la faute sur les autres.
La comédienne : Il voulait vivre et laisser les cadavres dans les tombes.
Le comédien : Pourquoi a-t-il changé d’avis ?
La comédienne : Trop de temps passés sans que la question soit résolue, qu’il m’a dit.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Roméo, je vois sur ton visage que c’est douloureux, que tu tentes d’exprimer tes sentiments. Mais cette émotion négative est étrangère à la scène.
On recommence.
Roméo, tu vis l’enfer ? Alors, montre-nous ta flamme, pas le diable !
On recommence.
Roméo, pleure si tu en as besoin. Une déclaration d’amour en larmes, c’est théâtral !
On recommence.
Assis par terre entre le bar et la scène
La comédienne : Comment pouvons-nous jouer cette scène silencieusement ? Elle me déchire.
Le comédien : Comme des écorchés vifs qui ont la pudeur de ne rien montrer.
La comédienne : De la pudeur sous lumière filtrée pour le public et des braises sur de la chair vive pour nous.
Le comédien : C’est la loi du spectacle, tu la connais !
Sur scène
La directrice d’acteur :
Roméo, tu la bloques, elle ne peut plus bouger ! Elle ne va pas tomber amoureuse, elle va tomber tout court !
On recommence.
Au bar
Le comédien : Tu le vois encore ?
La comédienne : Non, ça me gêne.
Le comédien : Qu’est-ce qui te gêne ?
La comédienne : J’ai peur qu’il contamine mon bonheur.
Le comédien : C’est l’heure ! Tu crois que cette fois on va être juste ?
Sur scène
La directrice d’acteur est absente
Dans le silence des deux comédiens une chanson remplit l’espace.
Qu’il est caillouteux, le sentier de l’amour
Un gouffre d’un côté, un sommet de l’autre
Il faudrait à chaque instant tout donner
Mais le vide fait peur, le sommet semble inatteignable.
Qu’il est dur, le chemin de l’amour
Il reste toujours un petit quelque chose
Que l’on garde pour soi
Persuadé que l’on vaut plus que tout au monde
Qu’elle est violente, la route de l’amour
On croit être accompagné
Mais on est toujours seul
Qu’elle est absolue, la voie de l’amour
Le cœur à nu, les rapaces déchiquettent les chairs
La directrice d’acteur arrive à la fin de la chanson :
La régie, c’est quoi cette bande son, la scène est silencieuse !
Sur scène
La directrice d’acteur :
Roméo, pourquoi tu la prends dans tes bras ?
Une scène d’amour, c’est du velours.
On recommence.
Au bar
La comédienne : Le manque d’écoute année après année.
Le comédien : C’est ce qui l’a poussée à l’acte ?
La comédienne : Tu crois que son fiancé l’a compris ?
Le comédien : Un jour viendra, peut-être.
La comédienne : Est-ce qu’il pourra l’accepter ?
Le comédien : Il faut y retourner.
La comédienne : Tâchons de faire de l’amour massacré par le silence, l’amour de la beauté.
Un long silence chargé d’émotions.
Sur scène
La directrice d’acteur :
Vous êtes tellement juste !
Ça, c’est du théâtre ! C’est tellement plus fort que la vie !
©Jean Cérien
Merci de votre participation au concours 2025 – Comme au théâtre! Votre histoire figurait parmi les dix premières retenues dans la sélection du jury.
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