Créé le: 19.07.2024
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Rempart

Fantastique, Fiction, NouvelleAu-delà 2024

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© 2024-2025 1a Jacques Defondval

Vous êtes pollué, Monsieur Merisier. Au delà des illusions projetées, que voyez vous?
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      D’un coup, la ville commença à se défaire. Ce matin-là, en sortant de chez lui sur la rue du Bourg, Adrien sentit après quelques pas que sa rue qui lui était si familière, ne l’était plus. Il la connaissait pourtant par cœur, son immeuble en fait partie et il l’emprunte quotidiennement. Mais ce matin là, elle n’était plus elle-même, c’était une autre. Elle était en pente. Poursuivre sa route lui demandait un effort nouveau, inconnu. Il devait, pas après pas, monter. Interloqué, il s’était arrêté pour regarder autour de lui. C’était pourtant bien sa rue, tous ses constituants, immeubles, commerces, arbres étaient là, rassurants.

      Mais la perspective n’était plus la même. Il resta arrêté, perplexe mais pas encore inquiet. Son esprit prenait acte de cette différence incongrue. Quelque chose se passait mais il ne savait pas encore quoi. Puis peu à peu, il commença à percevoir d’infimes altérations dans l’image que sa rue lui renvoyait.

      La pointe du clocher de la cathédrale avait disparu. Il n’y avait pourtant aucune trace de travaux en cours, aucun échafaudage qui aurait attesté d’une quelconque activité de réparation. Il plissa un peu les yeux pour tenter de concentrer sa vision, mais c’était un fait, la pointe n’était plus là. Il porta son regard sur les bâtiments avoisinants et vit, sidéré, plusieurs anomalies. Les fenêtres en haut de l’immeuble à sa droite avaient été aveuglées. Dans leur arrondi, un mur avait pris place, une sorte de brouillard compact gris laiteux. Immédiatement et sans raison rationnelle il pensa : “C’est la couleur du vide.”
Ses lèvres ont murmuré “Que se passe-t-il?” Devant lui, une jeune femme descendait la rue à sa rencontre. Au moment de la saluer et de lui parler, il fut coupé dans son élan. Elle conversait dans son téléphone portable. Il ne distingua pas ses paroles mais le ton de sa voix semblait impatient. Il hésita et pendant ce temps minuscule et suspendu où tous les devenirs possibles sont en attente, le vertige le saisit et il se tut. Sans un regard, elle avait croisé son chemin et poursuivi sa route. Mais Adrien avait vu ses yeux. Il n’avait pu en discerner leur couleur car un voile gris-blanc les recouvrait. Des yeux qui avaient la couleur du vide. En observant les autres passants, il vit avec répugnance que tous avaient dans leurs yeux cette non couleur, ce regard inhabité. Comme les fenêtres, ils étaient aveugles.
Quand il se retourna, il constata que tout l’environnement avait commencé à se désagréger. Comme dans une image numérique, des pixels de couleurs disparaissaient, remplacés par le brouillard. Le vide progressait. Il sentait l’affolement qui commençait à le gagner. Il fallait qu’il redescende chez lui.
Un sentiment d’urgence lui dictait de rejoindre sans tarder son appartement, sa chambre. C’était dedans. Et dedans, c’était stable et protégé, contrairement à dehors. Mais un gémissement misérable sortit de sa gorge et ses lèvres s’arrondirent en disant “Non” car l’entrée de son immeuble s’effaçait, remplacée peu à peu par le Vide. Il était trop tard.
Ce fut son premier rêve.
Le lendemain, il observa son quartier avec attention. La rue du Bourg était horizontale et le clocher de la cathédrale avait retrouvé sa flèche. Pourquoi alors lui restait-il des souvenirs aussi précis et puissants de ce rêve? Mais au soir du troisième jour et après des nuits plus calmes, ces restes avaient disparu. Il avait repris la routine sa vie. Il était sorti en boite, avec ses amis et surtout Mireille. Mireille, qui à la fin de la soirée, lui avait proposé de finir la nuit dans un autre lieu. Mais Adrien avait décliné l’invitation. Au cours des heures, il s’était senti agressé par le bruit, les lumières et l’agitation qui régnaient. Ce besoin soudain et inhabituel de retrouver le calme rassurant de son environnement intime le troubla. Sans doute était-il fatigué, se dit-il. Fatigué au point d’éconduire Mireille?

 

La Place du Marché à Cracovie est, à ce qu’on dit, la plus grande place historique de l’Europe. Presque au centre, Adrien contemplait la démesure de cet espace devant lequel s’alignent des arcades emplies d’ambre. Il y avait du monde et Adrien se laissait doucement emporter par le spectacle. Soudain son regard revint sur quelque chose qui lui était resté accroché dans le coin des yeux. Il s’arrêta sur cette silhouette, immobile dans le tableau animé de la place. L’homme se tenait, très droit, sombre dans le contre-jour du soleil couchant. Sa posture était celle de celui qui attend l’arrivée de quelqu’un ou celle du chauffeur qui attend le retour du maître de maison pour le reconduire. Sauf que ce qui avait retenu l’attention d’Adrien était que cette personne le fixait lui, Adrien, avec insistance.

Qu’est-ce qu’il a lui? Pourquoi il me fixe comme ça, avait-il pensé. C’était étrange. Lentement, la conviction qu’il l’avait déjà vu s’était insinuée. La situation devenait ambiguë et pour y mettre un terme, il s’approcha résolument de l’individu.

— On se connaît?

L’homme, le visage inexpressif, le regardait avec attention et après quelques secondes de silence lui dit simplement:

— Allons-y.

— Où?

Sans répondre l’homme se détourna et se mit en marche. Adrien, interdit, le regarda s’éloigner puis piqué par une curiosité malsaine, il le suivit. L’homme marchait du pas assuré de celui qui sait où il va. Aucune parole ne fut échangée le long des petites rues désertes du vieux Cracovie.

— C’est ici.

De la main, l’homme l’invitait à entrer dans une ancienne bâtisse par une porte étroite ouverte sur un couloir éclairé au fond par une faible ampoule. Une rampe d’escalier le conduisit au niveau supérieur dans une pièce pleine de gens de théâtre qui pour certains s’habillaient de costumes multicolores et pour d’autres se maquillaient, le visage blafard devant leur miroir encadré de lumières.

L’homme l’avait prit par la coude pour le conduire devant une ouverture qui donnait accès à la scène.

— C’est à vous.

Un coup sourd retentit et l’homme le poussa doucement mais avec fermeté vers la lumière des projecteurs. Adrien regarda la pénombre de la salle. Dans les premiers rangs, il reconnut immédiatement les Bolsonaro, Trump, Meloni, Orban, Milei, Le Pen et tous les autres. Tous étaient là pour lui, tous étaient là austères, immobiles et silencieux. Ils attendaient.
Adrien savait que c’était son tour et qu’il ne pouvait se désister. Mais au dernier moment, il ne se souvint plus de la prestation qu’il devait exhiber. Alors il se rabattit sur la première intuition qui lui vint à l’esprit et commença à chanter. Sa voix portait dans le silence du théâtre l’air de La Chanson oubliée. C’était beau, il le savait. Même le temps étonné avait arrêté son mouvement pour écouter. Adrien laissa la dernière note recueillie mourir doucement dans le silence. Il n’y eut aucun applaudissement, aucune reconnaissance. Il n’y eut que le silence opaque. Adrien baissa la tête et vit qu’il était nu. Devant lui, la salle se taisait et le regardait, seul et nu sous la lumière du projecteur.

Ce fut son deuxième rêve et Adrien ne s’en releva pas.

 

Ce fut Louis, âme amicale et charitable qui conduisit Adrien à l’hôpital régional. On s’employa d’abord à le réhydrater puis à combler tous les déficits accumulés par son organisme laissé à l’abandon. Quand son “pronostique vital” ne fut plus engagé, ce fut le Professeur Rainer Haussmann qui le prit en charge. Le psychiatre diagnostiqua immédiatement une dépression profonde et prescrivit moult médications qui l’aidèrent à se redresser tant bien que mal.

Mais Adrien, malgré les soins psychiatriques, restait arrêté. Le monde, le pays, la ville, lui-même, surtout lui, tout glissait lentement mais inexorablement vers le chaos. Le climat de guerre, la violence civile banale, la folie qui semblait dévorer lentement toute l’humanité l’emportaient.

Ce ne fut pas la médecine qui se montra déterminante dans la guérison d’Adrien mais une rencontre improbable conçue dans la mécanique cosmique et secrète du destin.

Le vélo était arrivé à grande vitesse au coin de l’Impasse du Fou et de la rue du Bourg. Adrien n’avait rien vu, rien entendu ni rien senti non plus. Il se demandait juste pourquoi son nez était écrasé contre le bitume. À côté de lui, assis sur le même bitume, un homme fourrageait dans ses cheveux blancs comme pour s’éveiller. Quand il vit qu’Adrien le regardait, il tendit spontanément la main :

— Pacôme Anastase Delalande. Puis-je vous aider à vous relever?

Adrien saisit cette main tendue et se présenta en bégayant un peu. Quand ils furent debout, face à face, Adrien serrait toujours la main de son vis à vis.

— Eh bien, Monsieur Merisier, si vous me rendez ma main, je vais pouvoir vous proposer un café pour marquer cette rencontre impromptue, qu’en dites-vous?
Pacôme souriait et Adrien accepta.

Le café dura jusque tard dans l’après-midi. Adrien confus, ne se reconnaissait plus. Était-ce le choc de cette collision, l’isolement dans lequel il s’était retiré durant ces derniers mois, ou l’attraction qu’exerçait sur lui Pacôme Anastase Delalande ? Ils avaient commencé par des politesses convenues, où habitez-vous, quel est votre situation, votre métier, mais très vite l’échange prit une tournure plus intime, plus risquée. Mais Pacôme, avec son sourire et son attention avait ouvert les portes d’Adrien qui parlait, parlait… S’arrêtant brusquement, il demanda soudain gêné:

— Dites-moi Monsieur Delalande, je vous saoule là, avec mon baratin ?

Pacôme regarda Adrien avec attention, puis répondit avec douceur:

— Si c’est le cas, dites-vous que cela vous est nécessaire. Je vous en prie, continuez.

Sans plus aucune retenue Adrien déversa pêle-mêle sa peur de la haine ordinaire qui envahit les cœurs, la désespérance rampante qui pousse à des tentations de destruction, la médiocrité qui nourrit les croyances délirantes, la disparition d’un monde qui se dissout, les démocraties chancelantes, le feu qui consume la planète, l’impuissance de la bonne volonté, l’emprise inexpugnable sur l’esprit des hommes de l’avoir contre celui de l’être.

Deux heures plus tard, Adrien se tut, épuisé, proche de pleurer. Et Pacôme laissa le temps à tous ces mots pour retomber légèrement dans le soleil doré de fin d’après-midi. Après un long silence il demanda:

— Adrien, que voulez-vous de votre vie?

Le silence d’Adrien signifiait soit l’ignorance soit la réflexion profonde. Après plusieurs minutes, Adrien s’entendit énoncer des mots qui remontaient à la surface comme des bulles venues des abysses verrouillés aux fond de ses tripes:

— La connaissance…, la lucidité…, l’espoir…, le pouvoir de faire et d’inverser les signes…

— Adrien, êtes-vous prêt à travailler, êtes-vous prêt à apprendre, ne pas comprendre, douter, tomber, résister et souffrir pour tout cela? Êtes-vous prêt à devenir un vivant?

Adrien regarda Pacôme longuement.

— Oui… mais comment?

Pacôme, tout guilleret subitement lança:

— Commençons tout d’abord par un peu de ménage. Vous êtes pollué, Monsieur Merisier. Au delà des illusions projetées que voyez-vous?

Dès ce moment, Pacôme Anastase Delalande se mua en terrassier et à grands coups de pioche se mit à labourer, défoncer, fouiller.

— Si je vous dis réseaux sociaux, cette notion vous est familière n’est-ce pas?

— Oui, bien sûr.

— Et si je vous dis ultracrépidarianisme ?

— Pardon?

— Et biais cognitif? Post-vérité?

— Oui, un peu

— Quelle est la différence entre la résignation et l’acceptation? Avez-vous lu Spinoza? Pourquoi l’observateur influence-t-il un événement en physique quantique? Pourquoi l’entropie mène à la désorganisation d’un système et vers le chaos? Pourquoi le dieu grec Cronos, restera-t-il à la fin, le seul à exister? Pourquoi la réalité diffère-t-elle en fonction de la posture adoptée pour l’observer? D’ailleurs qu’est-ce qu’une posture? Et qu’est-ce que la réalité? Qui est le maître, moi ou la peur? Qui est le maître, moi ou l’argent? QUI EST LE MAÎTRE?

Adrien fut pris de vertige. Pacôme lui semblait soudain plus puissant, plus brillant, plus dur aussi. Mais Adrien a tenu. Pendant des semaines, puis des mois, il s’est rendu aux rendez-vous que Pacôme lui fixait pour déconstruire, disséquer et étriller sa perception du monde. Malgré ses déceptions, malgré les éclats dépités de Pacôme devant l’étendue de sa triste médiocrité, il a tenu. Et peu à peu le paysage s’est dégagé de sa brume. Il n’y eut ni révélation éclatante ni apparition d’un chemin bien tracé. Rien que de temps à autre, une lueur, là-bas au fond de lui, que son intuition lui soufflait d’aller voir. Et il avait décidé d’y aller.

Plusieurs semaines avaient passé. Plusieurs victoires et aussi plusieurs orages. Un soir, Pacôme s’assit à table et demanda deux verres de whisky, spécifiant un pur malt qu’il avait repéré sur un présentoir.

— Il est temps, Monsieur Merisier, d’apprendre le bon goût et l’élégance.

Pacôme leva son verre avec un plaisir évident. Il y avait dans ses yeux un éclat espiègle et malicieux qu’Adrien connaissait bien. Cette entrée en matière dissimulait une intention. Il attendit que le premier coup fut porté.

— Vous avez aujourd’hui commencé à récolter des outils et des armes pour voir et comprendre… Bien, bien. Reste un dernier acte que vous n’avez pas encore accompli pour passer de l’ignorance à la connaissance et de la connaissance à la résistance. Que faites-vous-là, Monsieur Merisier, à part vous délecter sans vergogne du whisky que je vous offre, que faites-vous pour résister?

Sa voix, au fil des mots s’était muée en un grondement impérieux. Mais Adrien connaissait bien maintenant celui qui le provoquait. Il sourit sans rien articuler. Puis après un temps d’attente:

— Pacôme, mon ami, pourquoi crois-tu que depuis des semaines, j’écris cette histoire?

— Et? Car ce n’est que la première composante du faire, manque encore celle qui va remplir son devoir d’utilité.

— Oui. Je vais la publier.

— Pourquoi?

— Pour dire à toutes les lectrices, à tous les lecteurs et à tous les webwriters: “Vivez, vous êtes le rempart à l’inculture, l’ineptie et la haine.”

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