Chapitre 1

1

Une question banale peut conduire à redessiner les contours d’une vie...
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− Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? me demande l’homme entre deux âges après quelques premières questions à la connotation administrative.

Je loue intérieurement son initiative de venir parler à la fille bizarre qui erre de groupes en groupes et joue aux chaises musicales depuis la fin du repas.

− Rien.

Cette réponse succincte est sortie de moi comme une évidence. Plusieurs sentiments parcourent les yeux de l’oncle de la mariée avant qu’il remette en action ses muscles labiaux.

− Tu es au chômage ?

Je ris suite à la méprise de ma réponse qui n’était pas liée à ma situation professionnelle, puis rectifie le tir avant de me lancer dans une description détaillée de mon métier. Un bâillement répétitif de mon interlocuteur confirme mon impression grandissante d’être aussi endormante qu’un somnifère. Un sourire contrit et soulagé se dessine sur son visage suintant lorsque je finalise abruptement mon monologue, en prétextant un besoin pressant. A l’ombre des boules à facettes, j’observe le reflet de la fille qui me regarde. Le constat d’un vide abyssal m’alarme.

Je sors sur la pointe des pieds du petit coin et me fais happer par une foule qui se rassemble en chenille géante. Contre mon gré, je suis embarquée dans cette chorégraphie ridicule sur un air musical qui l’est tout autant. Plusieurs fois, j’arrive à m’y extraire avant de me faire sceller les hanches par des mains moites. Prise de panique, je tente un quart de tour sur moi-même en envoyant mon bras droit vers l’arrière pour me défaire de cette étreinte non consentie. Dans l’action du mouvement, mon coude cogne l’arête nasale de mon ravisseur qui pousse un cri strident avant de scander une accusation erronée : «Elle m’a pété le nez !»

Je profite de la désorganisation de la chenille pour prendre mes jambes à mon cou, puis percute dans ma course un pilier à l’odeur musquée. Le choc de cet accident me sonne avant de croiser le regard d’un grand jeune homme souriant. Son âme empathique commence à me poser des questions sur mon pedigree. Je suis plongée dans ce regard réconfortant quand j’entends pour la deuxième fois de la soirée : «Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?» Un RIEN en majuscules résonne à nouveau en moi. Mes pensées se brouillent en pensant à ma vie sensée dépourvue de sens. C’est dans cette confusion totale qu’une phrase perce distinctement le brouhaha de la fin de soirée : «Demain, je fais un truc insensé qui va changer ma vie !»

Il me faut quelques secondes pour comprendre que les mots formulés sont sortis de ma bouche. Mes yeux sont exorbités, tandis que mes lèvres sont figées en cul de poule. Visualisant mentalement ma moue, je réinjecte de l’air dans mes joues creuses, perdant cette tête de poisson, avant de me dégonfler comme un ballon de baudruche. Mon auditeur m’invite du regard à poursuivre cette révélation intrigante. La crainte de laisser mon inconscient prendre le dessus m’enferme dans un silence monacal.

Ce malaise prend fin lorsqu’un invité bourré s’empare du micro du DJ pour souhaiter à tout le monde une «Bonne demi-année !». Des demi-bises commencent à claquer pour fêter dignement ce 30 juin. Tandis que je donne et reçois des baisers non désirés, je réfléchis en boucle à ce truc insensé que je pourrais réaliser. Ma réflexion est trouble et désordonnée. Je scrute la salle à la recherche d’une chaise abandonnée, puis aperçois une table basse dédiée aux enfants avec un amas de feuilles, crayons et stylos feutres. Je m’avance prudemment vers cet emplacement idéal pour mettre de l’ordre dans mes idées et m’installe sur une chaise minuscule.

Je prends une feuille, un feutre rouge et commence à griffonner quelques mots clés pour régler le problème que j’ai moi-même créé. Perdue dans mes pensées, ma main croque à mon insu quelques invités. Je regarde discrètement le résultat, puis abandonne ces portraits à un destin funeste lorsque je décide de rentrer. Pendant que mes pieds foulent le bitume d’une route de campagne, mon esprit est totalement accaparé par ma surprenante déclaration. Je constate que le «demain» est devenu «aujourd’hui». Je ris de moi en ne comprenant pas pourquoi une phrase futile, lancée de surcroît à un inconnu qui ne connaîtra jamais l’aboutissement de cette confession, m’obsède.

 

Le grincement d’un portail interrompt le fil de mes préoccupations, en m’ancrant dans le présent et en repoussant mes questionnements philosophiques. La pleine lune me permet de distinguer la grille du cimetière entrouverte. Je crois en ma bonne étoile, mais pas en la destinée. Cependant, je pressens un appel morbide et me dirige avec la peur au ventre vers cette voie qui s’ouvre à moi. Au moment de passer le seuil entre les vivants et les morts, je prie pour ne pas trouver âme qui vive. Contre toute attente, je découvre un lieu paisible teinté d’une lumière bleutée où des ombres diverses se dessinent. Un sentiment de plénitude s’empare de mon corps. Je parcours les allées et lis les pierres tombales. Cette compagnie de marbre me réconforte. Je m’adresse aux morts avec une facilité innée en me questionnant sur leur vie, le truc insensé qui l’a peut-être un jour changée.

Je réfrène un rire ventral à la lecture de Pierre Maccabez, en me disant que son nom lui sied enfin à merveille. J’imagine l’annonce de son décès : «Tu ne vas pas le croire, Maccabez est mort.» Ensuite, je me demande dans quel état est son corps. Je ferme les yeux avant de plonger quelques mètres sous terre par la pensée. J’entends distinctement les asticots, Hercule et Bernard, se chercher des poux. La cause du crêpage de chignon concerne les mètres carrés attribués. Bernard émet l’argument d’une famille nombreuse pour justifier son gigantesque territoire, tandis que Hercule met en avant sa taille en s’offusquant du peu de nourriture disponible pour un ver de sa stature. Valentine, l’aînée de Bernard, se plaint de la toilette du macchabée qui laisse à désirer.

Je m’apprête à passer en revue chaque membre de la famille de Bernard lorsque le bruit et la danse d’un moustique me font remonter à la surface. Je continue ma progression dans les allées enveloppée par le crissement du gravier sous mes pieds. Mon pas est tantôt lent, tantôt rapide. Mon imagination s’emballe, puis retombe comme un soufflet. Je zone comme une âme en peine jusqu’à ma rencontre avec Madame Bouille. La tombe de cette défunte attise ma curiosité avec une envie viscérale de voir si elle était pourvue d’une bonne bouille. Malgré le lieu sacré, je m’empare de mon téléphone et tape le prénom et nom de cette dame se trouvant six pieds sous terre. Un visage joufflu et souriant apparaît sur mon écran. Cette vision me confirme de rendre à Bouille, ce qui appartient à Bouille.

En prenant mon téléphone, mon index avait heurté le capuchon d’un feutre. Quelques heures plus tôt, j’avais commis, pour la première fois de ma vie, un vol. La cleptomanie a pris possession de ma main sans que j’arrive à lutter contre cet acte répréhensible et punissable par la loi, la même que je respecte depuis toujours en bonne citoyenne que je suis. Devant cette tombe, cette bouille, les feutres dormant dans mon sac-à-main, j’ai envie de faire un truc insensé.

La raison me souffle un non en Arial 10, tandis que le cœur me dicte un oui en Arial 20 surligné en jaune. Je repense à mes portraits griffonnés au début de cette demi-année sur une table basse. Le dessin a toujours été une passion, mais peut-on réellement vivre de sa passion ? Est-ce une croyance insensée ? Je regarde à gauche, à droite, puis m’agenouille devant la pierre. Je pose mon téléphone avec la photo de Madame Bouille à proximité de ma vue, débouche le premier feutre et commence à tracer mon œuvre. Un portrait de Maccabez et de trois autres résidents viennent agrandir le début d’une collection que j’espère florissante. La lumière de l’aube me contraint à délaisser mes premières toiles. Je jette un dernier coup d’œil à mon premier cimetière profané en me promettant de continuer la quête qui va changer ma vie. Après quelques heures de sommeil, mon désir de persévérer dans cette activité insensée reste intact. A l’aide d’une application de cartographie, j’élabore le tracé de mon futur voyage à l’apparence immorale. Dans la foulée, j’écris ma lettre de démission.

 

Le lundi matin, je commence le rituel chronométré annonciateur d’une journée de travail. Je me rends dans cet endroit qui a rythmé ma vie depuis bien trop longtemps. A la place de rejoindre mon poste, en ayant préalablement enfilé mon uniforme de bon petit soldat, je frappe à la porte du bureau de mon patron. Il m’accueille avec un sourire, tandis que je lâche mon enveloppe sur le plateau en chêne stratifié. Ce geste le fait sursauter. Il me regarde avec méfiance, sans suspecter le contenu de ce présent de papier, puis l’ouvre rapidement sous mon œil brillant. Les questions déferlent en rafales. Je prends une voix posée en veillant à une posture assurée :

− Hier, j’ai fait un truc insensé qui a changé ma vie !

Je le quitte prestement en le laissant avec la bouche grande ouverte. Après m’être libérée de ces chaînes qui ont entravé mes poignets en m’empêchant de développer mon coup de crayon, je me dirige vers le premier magasin de bricolage de ma liste. Je dévalise le rayon des feutres en m’acquittant du règlement, puis continue ma razzia au rayon peinture d’un second magasin…

 

Quelques mois plus tard…

Je mange une soupe dans une auberge de jeunesse française avant de commencer mon travail de l’ombre. Depuis quelques mois, mes actes artistiques font la une des journaux. Cette mise en lumière, le revers de la médaille, me déplaît et m’a contrainte à élargir plus vite que prévu ma zone de création, en m’expatriant. Au début de ma carrière, les journalistes ont utilisé le mot «profanation» avant que les familles concernées parlent «d’œuvre d’art». Plusieurs d’entre elles me remercient, via la presse écrite ou les journaux télévisés, pour cet hommage rendu à leur proche. Cependant, une traque à «l’artiste des cimetières» a été rapidement lancée, mais pour l’instant, j’ai réussi à ne pas être démasquée. Les puristes des pierres tombales veulent me faire la peau, tandis que les allumés croient en un acte divin.

Je lis un article illustré avec des photos de mes dernières créations lorsqu’une pensionnaire de l’auberge me demande si elle peut s’asseoir à ma table. Après les questions habituelles, j’ai enfin droit à celle que j’attends depuis ce fameux 30 juin :

− Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

− Je redonne vie aux morts.

Commentaires (3)

Webstory
22.03.2024

Bonjour et bienvenue à Audalice. Tout à fait par hasard et en résonance avec le sujet, voici un projet tout aussi original "Sauvons nos tombes" initié par l'association Geneanet.

Starben CASE
17.03.2024

Totalement insensé et bien écrit. Je dirais presque que tout ce qui est au début est la partie insensée de l’histoire. Très jolie chute si j’ose utiliser cette expression. Merci Audalice et bienvenue!

Audalice
17.03.2024

Merci pour votre commentaire! La proposition de ce thème m'a permis de créer une histoire insensée, un style d'écriture que j'affectionne tout particulièrement.

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