Créé le: 26.12.2016
3556
0
3
Quand Vlad sortira
Du fictif, de l’actuel, des faits personnifiés et réfléchis sortent de leur coque. Créer un personnage puis un deuxième, les emprisonner pour commencer, dont celui qui dit je.
Reprendre la lecture
Quand Vlad sortira
Nous sommes le 26 décembre, je me dois de renaître. Demain, je sors de prison. La dame du service des peines me l’a confirmé. Ils ont hésité, avant Noël ou juste après. C’est tombé le 27. Je quitterai cette cellule et m’installerai dans le deux pièces de Vlad en ville, aux Pâquis, un quartier qui me plaît autant qu’il m’inquiète. Je n’ai plus d’appartement, viré le 31 octobre. D’une minute à l’autre. L’huissier avait ses papiers en main. Je le connaissais pour l’avoir souvent croisé en ville. Je n’ai pas répondu, la police est venue. Ils ont changé les serrures et m’ont embarqué. Il y avait un mandat d’arrêt, deux mois pour des conversions de contraventions impayées, vingt-huit stationnements, trois feux-rouges, deux excès de vitesse. Jamais payé, jamais ouvert les enveloppes, même grises, même orange, même collées sur la porte. Deux mois de prison et je les ai fait. Ça pue, c’est bruyant, c’est oppressant.
Les navigateurs autour du monde, les circumnavigateurs, sont confrontés au bruit jour et nuit, sans discontinuer. C’est intenable paraît-il et pourtant ils tiennent. C’est leur soif inextinguible d’on ne sait quoi qui doit vouloir ça. Les détenus, c’est autre chose. Ils n’ont pas le choix. Ils l’avaient et ne l’ont plus. Plus tout à fait ou pas du tout. Ils n’ont pas non plus le sentiment d’avancer et c’est bien ça, ils n’avancent pas. C’est le temps qui avance pour eux, les bouscule lentement d’heure en heure, s’écoule dans son infinie vacuité et leur donne des rendez-vous trompeurs.
La nuit, le matin, une audience, un convoyage, le médecin, l’avocat. Une date, un souvenir, un ancien espoir qui reprend vie et semble trouver de la force pour se perdre aussitôt dans un couloir verdâtre et dans les regards figés des détenus et des gardiens. Cette raideur dans les yeux chez les vivants n’a pas toujours pour cause la même sorte de langueur. L’angoisse et la dépression se mêlent à l’ennui ou à la détermination et ce n’est pas qu’en prison que l’on fait ces rencontres quand bien même, ici, j’ai été amené à connaître un succédané d’humanité, un étonnant condensé. Une voix intérieure, mais étrangère, me dit de ne pas ajouter détonnant à étonnant. J’écris ce qu’elle me dit. Ainsi je l’ai à la fois écoutée et trahie.
Les détenus et les circumnavigateurs sont deux types de populations qui, pour des raisons différentes, ont toujours attiré mon attention. Les premiers n’en finissent pas de se renouveler, en chiffre, dans leur état de stagnation, en masse, et n’intéressent que peu de monde. Les seconds tournent obstinément autour de la terre et fascinent les sphères communicantes de tous genres. Les uns et les autres survivent dans le bruit et l’attente de la fin du voyage, la volonté de revenir à terre et d’aller enfin à l’essentiel. Je prête-là aux détenus et aux navigateurs des intentions qui ne sont pas nécessairement les leurs, pas pour tous, pas en majorité. L’essentiel c’est l’immédiat, c’est d’y être en d’en revenir.
Vlad vient du Congo. Son vrai nom est plus chantant, plus compliqué. Il me l’a dit, je ne l’ai pas retenu. Deux prénoms, deux noms, tout un monde profond perdu dans le malheur des âges. C’est ce qui m’est venu à l’esprit quand il s’est appliqué à l’épeler. Il n’y a peut-être ni profondeur, ni malheur, ni âge, seulement des noms et prénoms choisis par ses parents. Mais, à la sonorité, cette rude sensation s’est imposée. C’est un homme chaleureux. Une vraie et rare chaleur humaine. Il est attentif. Il vous écoute, même quand vous ne parlez pas, ce qui est extrêmement rare. Mis à part dans la vie fonctionnelle, commander, payer, fêter, je ne saurais dire qui écoute l’autre dans ce monde. Je fais partie de ceux qui écoutent mal et pourtant je m’inscris dans le degré supérieur des interlocuteurs attentifs, en haut de la gamme dont la moyenne est une catastrophe. C’est un sujet.
Vlad me dit en riant que ce pseudonyme lui a été attribué il y a deux ans quand il a osé vanter les mérites de Poutine, Vladimir Poutine. Un vrai puissant, celui qu’il nous faut pour mettre de l’ordre. « Tu parles d’autorité, en voilà un qui sait comment l’exercer. Il t’assomme». Il fait un geste lourd d’un bras et rit de bon cœur. Il n’en pense pas un mot, mais sa provocation a bien passé. Elle correspond à l’humeur fantasmatique du temps. Il n’allait pas choquer avec ça. Il est devenu Vlad et ça lui va très bien. Un entre-deux, une incohérence, un décalage résument l’impression que génère sa présence. Il est dans un monde de joie et d’ivresses naturelles tout autant que dans la rude réalité du moment et accepte somatiquement les unes et les autres.
Demain, je sors et Vlad restera là encore quelques mois. Il ne sait pas. Il est en préventive, ne m’a pas dit pourquoi, sinon une ancienne histoire avec son ex-femme. Son cas paraît grave, mais il n’a pas perdu sa force mentale ni son humeur. Il ne semble pas douter qu’il s’en sortira. L’Hospice général a accepté de prendre en charge ma part de loyer. Ce sera une sous-location, puis une co-location quand Vlad sera libéré, provisoirement, comme il le demande, ou après son jugement. Les gens de l’Hospice me disent que je serai seul un moment dans cet appartement, qu’il ne m’y rejoindra pas avant longtemps, que j’aurai refait surface avant qu’il revienne.
Refaire surface, c’est l’expression utilisée par le jeune homme, qui s’occupe de mon dossier social. Il semble en porte-à-faux entre l’humanitaire et le répressif. Je le lui ai dit. Il m’a rétorqué que l’humanitaire c’est encore autre chose, c’est ailleurs, c’est pire et beaucoup plus dramatique, que le social est la réalité d’ici « pour autant que les bénéficiaires de l’aide participent, fassent un effort ». Il a raison de faire cette distinction, mon propos était approximatif, mais, pour autant, il ne possède pas plus que quiconque le pouvoir de distinguer sans faille ni méprise ce qui est dramatique de ce qui ne l’est pas. Il a ajouté qu’il agit « dans le concret » et que l’on ne peut pas faire de généralités, mais dans la singularité de chaque cas, « voyez le vôtre ».
Il ne fait pas partie de ces innombrables personnes qui se méfient « des théories » et le répètent à tout-va. Il a pris en charge ma situation. J’étais dans la banque et j’ai chaviré. Vlad semblait intéressé par mon histoire que je ne lui ai racontée que par bribes. Chacun de nous a été avare de confidences deux mois durant, mais assez généreux dans sa présence. J’ai apprécié cette relation fortuite et forcée que nous avons vécue dans la cellule 253. Les gardiens s’étaient excusés de me « caser avec lui », mais il n’y avait plus de place. C’était une cellule à cinq avec des jeunes casseurs de tous horizons ou une cellule à deux avec un Africain de mon âge. J’ai choisi l’Africain. Je ne le regrette pas.
D’avoir choisi la banque, non plus, je ne le regrette pas. Le travail me plaisait. Au début j’appréciais la construction du dossier, le fait d’arriver à quelque chose d’utile, pour le client et pour la banque. J’y voyais une sécurité, une vie à réaliser, des gens à rencontrer, une prévoyance à constituer, des poncifs de ce genre. Pour l’amour aussi, il me semble que la banque était un bon créneau. Des pensées trop prudentes par vanité peuvent se révéler être de mauvaises pensées. Nous en faisons tous l’expérience. Mais, allez-savoir, on peut refaire toutes les piste de sa vie, à aucun âge, il n’est possible de dire laquelle était la plus propice. D’ailleurs, bonne piste, juste choix, c’est invérifiable. Je me dis qu’il n’y a pas de vérité, ni au singulier ni au pluriel, mais une seule et mouvante réalité qui semble peser sur nous tout en étant indifférente à tout.
J’ai vu l’image du python qui mange le kangourou sur un terrain de golf en Australie, les images aussi font le tour du monde. La mygale numérique saisit des instants emblématiques et trash pour les répandre sur sa toile quasi-universelle. Qui n’est pas photographié par une mygale ou mangé par un python ? J’ai dit cela à Raoul, l’assistant social de l’Hospice. Il me propose un suivi psychologique. J’ai accepté. Il n’empêche que le réel est silencieux. J’ai entendu cela je ne sais plus où ni quand, mais ça me revient souvent.
Cette sortie, demain, doit être un nouveau départ. C’est ce que, bien entendu, je me dis. J’ai connu plusieurs fois ces derniers mois l’instant zéro qui nous indique que c’est fini ou que rien jamais n’a commencé. Refaire surface, l’expression choisie par Raoul ne me parle guère. Dans un film d’Igaal Nidam, sorti en 1974, mon année de naissance, avec Jacques Denis, acteur décédé en 2015, auquel parfois je m’identifiait, des personnages sont bloqués à l’intérieur d’un abri anti-atomique, dit de protection civile – Raoul m’en proposait un comme logement provisoire si je n’avais pu bénéficier de l’appartement de Vlad -. Ils parviennent à s’ en libérer mais s’aperçoivent que la catastrophe qui les a engloutis, un séisme, une explosion venue de la terre ou de l’univers, ne laisse plus de vie autour d’eux. Que de l’eau.
Le tournage a dû avoir lieu sur le lac, mais la sensation d’étendue définitive est très bien rendue. Elle ne m’a plus quitté. C’est dans l’ultime plan-séquence que l’un d’entre eux pousse le “troisième cri”, titre du film que j’ai vu dans les années quatre-vingt à la télévision. Ce troisième cri, fut celui qu’on entendit quand ils refirent surface. Je l’ai dit à Raoul qui m’en a plus encore enjoint à consulter. J’irai, l’ai-je rassuré, ne vous en faites pas tant que ça. Je devrais retrouver des forces et une certaine lucidité, celle qui aide à se comporter efficacement, à répondre aux éléments contraires, à faire mieux que résister, ce qui ne me retiendra pas de penser que la vie vaut son pesant de réalité, silencieuse.
Je m’en sortirai, C’est aussi vrai que de dire que l’on restera tous englués dans la complexité. Si l’on ne refait pas surface, que fait-on ? Je laisse la question ouverte pour ce soir. Vlad sort de son sommeil et me demande “qu’écris-tu là, tu ne l’a jamais fait jusqu’à aujourd’hui”. Nous n’irons pas au repas de fêtes pour notre étage, ce soir à la prison. La fermeture des portes est retardée d’une heure. Il me demande d’écrire deux lettres pour lui. Une à son avocat et l’autre au Procureur. J’accepte. Ensuite, il me parlera de son expertise psychiatrique. J’accepte aussi. J’éprouve un étrange sentiment, celui-de me réjouir de cette dernière soirée en prison, d’y trouver un réel intérêt. Je ne le dirai pas à Raoul.
Genève , le 26 décembre 2016
Un lac étale absorbe autant qu’il le prolonge un grand ciel bleu de fin d’année sur Genève, ville et horizon. On ne sait plus qui est qui. Je suis dehors. Plus de contrainte carcérale. Meursault avait Marie, tout était simple avec elle. Il n’est jamais ressorti. Je suis en ville. Personne n’est venu. Je devais paraît-il, un jour ou l’autre m’attendre à ça. J’ai pris le bus et suis descendu vers cette statue qui fait face aux vents à l’entrée de la rade. Il n’y a pas de navettes vers les Pâquis à à cette heure. Je voulais faire une arrivée solennelle dans ma nouvelle vie par le lac en Mouette (nos bateaux-mouches). Premier échec. J’ai eu tort et vais devoir marcher en contournant la rade avec mon bagage. Ça commence bien ou ça continue, mais une fois encore je ne peux m’en prendre qu’à moi-même de m’être fait tout un scénario dans le vide ou le faux.
J’ai toujours regardé l’effigie de femme fière et forte sculptée dans la pierre. Mais sans attention, par saccades subliminales donnant une magie à cette image statuaire. Tant de passages à diverses époques de ma vie, en courant, en balade, à vélo, en voiture, jamais en skate pour ce qui me concerne, chahuté par d’autres rouleurs de toutes sortes, puis dans mes cauchemars et la désuétude de mes rêves. Toute cette mobilité et son inverse. Autant de sensations de temps, de furtivité et de providence de marbre demeurée .
Elle est d’une autre matière cette statue, la bise ou la brise, je ne sais plus – encore une approximation qui n’est toutefois pas de mon fait, on entend l’une et l’autre dénomination – en pierre grise ou blanche selon les heures. Je la salue souvent avec le cœur et ne lui en veux pas pour les promesses dissipées. Il faut voir au cours des ans, des jours et des soirs, les ciels changer et la rade persister en son être. La part erratique de ce petit monde dans le grand a développé l’art de la discrétion. Elle sait se faire occulte. C’est ici que j’ai travaillé.
Cette soirée en prison avec Vlad, j’ose à peine l’écrire, mais je l’ai appréciée. Je me suis senti séduit, non par lui d’une manière absolue, mais par ce moment de vie. On me demandera des explications. J’ai éprouvé ce type de fulgurance dans mon adolescence ou, devrais-je dire, l’une de mes adolescences. Un paysage, une présence et survient le sentiment d’un possible, d’une attente qui ne serait pas vaine – et ça s’en va comme la chanson populaire des anciens artistes de variétés, grands reconstructeurs de réalité sur nos bandes-son d’enfance, répétitives, des coquilles vides émettant un son vocal qui paraissait avoir du sens. Ensuite ce fut Jacques Brel, puis la philosophie. Radio, vinyle, digital, silence – .Vlad tombe à pic, au milieu de mes rencontres désenchantées. Je l’ai trouvé animé dans la difficulté, d’une belle façon. J’aimerais définir cela par le mot animisme qui a des origines africaines, si j’en crois mes premières vérifications.
Mais attention, méprise, difficulté, l’animisme est un mot qui me parle et qui m’échappe. Je ne le connais pas. Vlad, oui, je le connais, maintenant. J’ai apprécié la rencontre et ne suis pas mécontent d’aller vivre chez lui, de l’attendre et d’en faire un ami sûr. Voilà mon projet, mon petit bout de projet de vie. Les psychiatres sont très sensibles à cette notion, le projet de vie. Si l’on oublie d’en édifier un et de le poursuivre, voire de le poursuivre par élan vital et social sans même l’avoir édifié, ils nous considèrent comme sortis de route. Hors course.
Vlad m’a parlé de son expertise psychiatrique qui, à ses yeux part dans toutes les directions. Ils évaluent sa dangerosité. Il a dû parler de son enfance, de son arrivée en Suisse, de ses expériences matrimoniales et sexuelles. Il a dû remplir aussi des questionnaires, comme à l’école ou dans les pages jeux des journaux. « Ça vient d’Amérique et du Canada. Ils t’estampillent avec ces trucs-là ». C’est inquiétant. Pour l’instant, j’ai échappé à cette prise de mensurations psychiques et dans la mesure du possible, je vais garder mes distances. A l’exception de cet écrit, je tairai désormais mon pessimisme. Vlad, lui, c’est dans son affaire qu’il a exercé le droit de se taire, la plainte de son ex-femme. Il a été arrêté en août suite, me dit-il, à une fausse dénonciation reçue par la brigade des stupéfiants. J’ai tendance à croire à sa version.
Puis est venue s’ajouter cette histoire que je n’ai pas très bien comprise avec son ex et la procureure lui chercherait noise sur un troisième dossier, « commercial et artistique », précise-t-il. Heureusement, qu’il y a cette sensation d’animisme sans quoi Vlad, si l’on ne regarde que sa procédure à tiroirs, dont on ne sait ce qu’ils contiennent, s’en sortirait mal, même à mes yeux devenus indulgents depuis que je rencontre ces ennuis, que je suis traversé par eux.
Somme toute, indulgent, je l’étais déjà, auparavant, avec une sorte de culpabilisation. On ne sait pas comment ni jusqu’où adopter cette compréhension face à celui qui est en faute, face au pénal. C’est encore plus vrai en 2016 et toute cette fureur, avec ou sans Poutine et ceux qu’il dit combattre. Ces deux derniers mois, j’en ai croisé beaucoup de ces individus, ainsi désignés par la police, chacun avec ses fautes, ses tares et ses envies de liberté, les profondeurs sociales et psychiques de sa personnalité. Qui a de la marge ou qui n’en a pas pour ne plus se laisser choir dans l’absence de volonté ? Ou dans l’obstination sans conscience. Aller encore à la faute, ou la provoquer, dans la vie comme en sport . Je les regardais, quand ils ne me regardaient pas et chaque fois ma réponse hypothétique était différente. Surtout, j’avais le sentiment que depuis trop longtemps, l’Etat, les Etats, déploient des chaînes exclusivement meurtrissantes. Me revient cet article d’Albert Camus sur un bateau de galériens ancré dans le port d’Alger, en 1936.
Il était jeune journaliste. Il a tout dit en un bref article de ces râles de prisonniers dans leur cale en accostage. Les coques de nos bateaux-bâtiments modernes contiennent encore des bannis et des réprouvés. Dans tous les ports de tant de Méditerranées. Une seule pourtant suffit au malheur. Tino Rossi, que citaient nos grands-parents en nous parlant de la Grande Bleue, n’a pas tout chanté de la vie. On ne lui en voudra pas. Ici, pas de galères sur l’eau. Port d’Alger 1936. Rade de Genève aujourd’hui. La souffrance est là, évolutive dans nos citées évoluées, nos zones limitées, j’appréhende sa présence et sa difformité. Je ne vais tout de même pas terminer ce paragraphe en observant que la violence et la souffrance, comme le ciel et le lac se confondent ? J’ai cédé. Mais je ne saurais dire qui de l’une ou de l’autre peut être qualifiée d’étale. La souffrance sans doute.
J’ai écrit pour Vlad les lettres à son avocat et à la procureure. Il demande à être confronté aux deux consommateurs de cocaïne qui disent lui avoir achetés plusieurs parachutes, ce qui représente, si j’ai bien compris, quelques fois dix grammes. Il demande de façon claire et précise que ces consommateurs décrivent où et quand ils lui ont acheté cette drogue. Comment ils l’ont contacté.
« Ils se sont trompés ou ils m’ont choisi. Je ne suis pas de leur monde. La drogue, les dealers, les consommateurs me répugnent » Il semble très sûr de lui, péremptoire. Soit c’est un caïd et je me trompe sur tout avec cette histoire de belle énergie qui l’anime, soit il est innocent.
Je penche pour la deuxième hypothèse, qui me rassure, pour lui et plus égoïstement pour mes projets d’amitié. Nous verrons bien après la confrontation. Dans la lettre à son avocat, il m’a demandé d’ajouter un post-scriptum, qu’il m’a dicté, alors que pour le reste, il me laissait proposer des formulations. Ce post-scriptum, disait à peu près ceci : « Pour ma femme, je n’ai rien à dire, rien du tout. Nous n’avons d’ailleurs jamais rien dit entre nous, pourquoi, parlerais-je devant le procureur ? Vous m’avez informé que je pouvais me taire. Cela paraissait important pour vous. La police et la procureure me l’ont rappelé. Eh bien je vais me taire. Elle, je la connais, elle parlera et je serai innocenté. Vous verrez ».
Je lui ai demandé des explications. Il m’a répondu de façon générale en ajoutant que l’on ne pouvait être complice du viol de son ex-femme par un autre, alors que l’on est dans la pièce d’à côté. « Je ne l’ai pas touchée, nous avions bu, elle, lui et moi. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, je regardais le foot au salon ». « Ouais … », lui ai-je dit. Il était très calme. « Ce n’est pas ouais, c’est non … Tu verras ». Avant la banque, j’ai fait mon droit, quatre ans pour une licence, en 1998. Il m’a demandé combien on prenait pour un viol. Je lui ai répondu que je n’en sais rien, que cela peut être grave, mais qu’on voit aussi du sursis. J’ai lu quelque chose comme ça récemment. Je lui ai dit de faire attention de bien s’expliquer, d’être honnête.
Il m’a demandé qu’est-ce qui est le plus efficace entre la loyauté, son contraire ou le silence. Je lui ai dit que je réfléchirais, que je n’ai pas de pratique judiciaire, mais seulement bancaire. « La question est la même » a-t-il ajouté, dans un rire qui n’avait rien de mauvais, qui jaillissait de siècles d’expériences humaines, le sexe, la naissance, la survivance, l’indolence et la vitalité. Là c’est moi qui ai fait silence.
Genève, le 27 décembre 2016
J’ai longé le quai, en regardant les immeubles dans les yeux sur l’autre rive. Ils me parlent. Je les connais de l’intérieur. Ce ne sont que des bureaux, de beaux bureaux, je m’y sentais bien et contemplais le lac parfois, avec des projets de vie, en songeant aux étapes, à celles que je franchissais et aux autres qui semblaient se soustraire à mes élans saisonniers ou à mes exigences narcissiques. On verra avec le psy. Je regardais ces pierres qui sortent de l’eau vers le débarcadère quand on m’appelait pour m’informer d’une naissance ou d’un décès dans les variations des moments ou des couleurs. Je voulais fixer en moi ces images, comme un reportage intérieur. Mais la biologie dans sa constance et ses bouleversements, efface partiellement, en les renouvellant, nos mémoires émotionnelles, lesquelles n’ont pas été gagnées par la pixelisation et n’ont pas de “cloud” à rejoindre. Qui sait?
J’avais la responsabilité de clients US, ainsi distingués des non US. Deux faces du monde. Ces dossiers sont ceux qui présentent la particularité d’un rapport avec les Etats-Unis. Les nationaux, les green card, valant autorisation de séjour, ceux qui sont nés dans ce pays tout en se prévalant d’une autre nationalité. Pour tout client US, la banque doit remplir désormais une déclaration fiscale et la lui faire signer sans quoi elle sera poursuivie et sanctionnée en devant payer des indemnités exorbitantes. C’est une guerre fiscale et financière, il faut le dire ouvertement. On sait qui est est fort, on parie sur qui faiblira. Je l’ai dit à Vlad, il n’y a qu’un Etat qui peut se permettre d’agir ainsi ,”nous n’avons pas ce régime ni cette crainte à l’égard du Zimbabwe ni de tant d’autres pays”. Il n’a pas ri. Il a réagi avec modération, en cherchant lentement ses mots qui ne venaient pas.
Il a été prudent. J’ai apprécié sa façon de ne pas dire, de respecter le fait et la complexité. Il a une jolie manière d’exercer ses non-dits s’agissant de la politique et de l’économie. Pour le droit de se taire, s’agissant de lui, ce sera vraisemblablement plus délicat, plus coupant, comme on se coupe un doigt. Dans la banque, à Genève, depuis les années nonante tout a changé. Nous étions perçus comme de fiers protecteurs et nous sommes dénoncés comme de fieffés dissimulateurs. C’était une vérité absolue auparavant, celle qui lui a succédé l’est plus encore.
Un matin en arrivant au bureau, j’ai vécu ce que beaucoup de mes anciens collègues doivent envisager, un licenciement brutal, une sorte de cérémonie de notre époque, post-moderne à ce qu’on en dit (il est vrai que la modernité a pris de l’âge, travail, tourisme, sédentarité et toute autre forme de connexion avec la réalité du monde). La carte d’entrée n’a plus fonctionné, le bureau avait été vidé, quatre personnes m’attendaient dont deux inspecteurs internes. Une heure plus tard, j’étais dans la rue, avec un projet de convention. Si je ne la signais pas, plainte serait déposée. Je l’ai signée et renvoyée quelques jours plus tard. J’ai eu tort. J’avais un client franco-canadien qui affirmait être né à Montreal. Il m’avait promis de me remettre son certificat de naissance. Un inspecteur interne a exigé, jusqu’à une date limite, le 30 juin 2015, la production de ce document. Il ne l’a pas fait. J’ai demandé qu’on lui laisse encore un peu de temps. Ils me sont tombés dessus. Plus aucun secret à l’égard des Etats-Unis. Plus de mur, à l’exception de ceux qu’ils décident d’édifier.
Étais-je pro ou anti américain? J’ai cessé de m’interroger. On ne peut être l’un ou l’autre, c’est bien connu. Cette logique apparente ne mène pourtant à rien. Je suis pro et anti américain et ni l’un ni l’autre. Tout se tient et rien ne va plus. La banque m’a régurgité.
Le FBI est comme installé dans la rue d’à côté. La Suisse a signé des accords qui leur ouvrent les portes de nos bureaux et de nos fichiers. Sans véritable restriction. J’ai dit à l’un des inspecteurs, le jour de mon débarquement, que mes excès de vitesse pourraient avoir été verbalisés par des motards américains sur l’autoroute Genève-Lausanne. Pas de place pour l’humour. Il est resté parfaitement distant. L’ambiance est mauvaise, ma carrière est annihilée.
Au jardin anglais, j’ai croisé deux jeunes collègues, Kevin et Roxanne, ils m’ont salué très discrètement en faisant un écart comme des patineurs artistiques, d’un seul mouvement en parfaite concertation de langage corporel. J’ai eu envie de leur crier que leur figure était bien exécutée, mais que c’était une figure imposée. Je me suis retenu. Je l’aurais mal formulé. Mais aussi, je me suis promis de faire taire mon arrogance. Non que je le sois à ce point, mais elle s’exprime mal aux moments inopportuns ma petite vipère.
Nos structures mentales, je les vois exacerbées par un environnement agressif telles des roches serpentine qui libèrent leur faune sous la chaleur. Je veillerai à laisser mes vipères dormir dans leurs nids et, si elles s’aventurent au dehors, à les préserver de toute réaction avec le passant potentiellement hostile. Bon, je me vois mal en dresseur de serpents. L’essentiel à ce stade est d’être resté calme face à la dérobade de Kevin et Samantha.
Avec ce que Vlad m’a dit de l’intérêt que son psychiatre porte au comportement de l’expertisé dans les moments de frustration ou de déception, je ferai attention au mien. Désormais, j’ai aussi mon petit chien que je tiens en laisse : un autre moi-même qui veille au grain et se tient tranquille. Si je m’en sors je libérerai le caniche. Dans le cas contraire je m’habituerai à lui.
J’ai traversé le pont du Mont-Blanc. Arrivé à la hauteur du lieu, commun et réel à la fois, de l’assassinat de Sissi, j’ai pensé à ce personnage et revu la scène du bal avec une précision qui m’a surpris, Sissi avec l’empereur. La valse de Johan Strauss, le moment idyllique et seigneurial, les regards ébahis et soumis de la Cour. On ne peut connaître plus ample gloire. Cette scène échappe à la critique dans nos mémoires et nos familles. Nous avons bien sûr aussi nos mythes sortis des écrans, avoués, célébrés ou faussement tus voire méprisés. Pas vu d’empereur ni de princesse, quelques badauds sans visages.
L’endroit de son assassinat est marqué d’une plaque. Un anarchiste italien, au couteau, 10 septembre 1898. Un siècle. J’ai commencé mon travail à la banque en septembre 1998. Ces dates et ces lieux tournent dans ma tête sans emphase ni croyance en la vertu prémonitoire des chiffres. De plus, la valse, par ses aspects répétitifs, n’est pas recommandée en cas de neurasthénie, état auquel je cherche à échapper avec un précaire succès jusqu’ici. Elle se transforme en disco et j’ai quelques souvenirs anxiogènes sur ces tempi.
Genève, le 29 décembre 2016
Genève fait la fête avec le reste du monde pour passer à l’année suivante. Même tunnel de néons colorés, même vitesse illimitée. Une veille de Saint-Sylvestre sur la rade dans ses perspectives de noirs glacés, des eaux peu profondes pénétrées de lumières artificielles, les mêmes feux qu’en été mais reflétés dans la brume qui les fige. Etait-ce bientôt l’an 2000 ? Nous arrivons à deux, zéro, un, sept.
Un client Napolitain, à mes débuts, ne voulait pas de ce chiffre, 17, dans les dates de ses décomptes, ni dans ses codes. Il me parlait furieusement de « disgrazia ». Nous y sommes, l’époque est en disgrâce et ma situation personnelle aussi. Bien qu’étant au troisième dessous, j’ai le sentiment de m’en sortir favorablement. Au rythme où bat le cœur du monde, le possible est une fortune. Pourtant, ce deux pièces est froid et dévasté. Il a manifestement fait l’objet d’une perquisition, un vrai saccage. Mercredi, en arrivant, j’ai dû passer par le poste de police à l’entrée du quartier. C’est là que l’on m’a donné les clefs. J’ai du travail, nettoyer l’appartement situé au bout de la rue Plantamour, du temps aussi et quelques forces.
Vlad m’a parlé de cet endroit dans lequel il vit depuis presque vingt ans. Je ne sais pas grand chose de sa vie. Il a eu 51 ans. Il a interrompu ses études en sciences politique, exploité un bar tabac, fréquenté les milieux de l’art contemporain (ou doit-on dire post-contemporain?). Il a cherché aussi à faire du petit commerce avec l’Afrique. L’autre soir, en cellule, il exprimait une vraie confiance quant à sa libération. “Pas tout de suite un acquittement puisqu’elle veut un jugement, mais une libération sur parole, tu vois”.
Je lui ai dit que la libération sur paroles ne se fait plus et j’ai tenté de lui expliquer les types de libérations qui sont pratiquées aujourd’hui: provisoire, conditionnelle. “Sur parole”, a-t-il insisté en m’interrompant. Il croit à son innocence. Il n’en a pas fait le deuil. J’ai voulu lui parler de “La panne” de Durrenmatt. Ce sentiment de culpabilité qui peut se développer en toute circonstance, et plus encore dans celles décrites dans cette pièce radiophonique de 1956 (par la suite transformée en nouvelle). Un jeu de justice comme un jeu de hasard. Il connaît Durrenmatt, par “La visite de la vieille dame” qu’il a vue au théâtre. Il a rencontré son fils qui aurait été pasteur à Genève. Mais il ne connaît pas « La panne » et mes divagations sur le thème de la culpabilité n’ont pas retenus son attention. Ce sont les mots liberté, parole et l’expression “tu peux être sûr”, qui dominaient son discours et le dominaient lui tout entier ce soir-à.
Il était en difficulté à la veille de ma sortie, une innocence était venue me chercher. Ses propos étaient moins précis et moins riches que d’habitude. Ses hésitations et ses interruptions gardaient toutefois leurs forces et leur mystère. C’est en cela que Vlad m’a séduit: il hésite merveilleusement à se poser sur les mots comme un oiseau sur son premier bateau et ce qu’il dit prend une force inhabituelle.
Je suis peut-être sous le charme, mais le langage est famélique dans la citée d’aujourd’hui, il a perdu de sa sève. Les mots de Vlad reprennent le dessus, une fois prononcés, si et quand ils le sont. Cela n’était cependant vrai que pour nos entretiens sur d’autres sujets que son affaire ou son mariage. Pour son affaire, il se transformait plutôt en cétacé blessé qui retournerait le bateau. Ça me fait penser – je ne devrais pas laisser mes pensées battre ainsi l’amble – mais il faudra qu’un jour je lise Moby Dick. J’aurais dû le faire plutôt que d’écrire ce soir. Tiens, les Etats-Unis, 1851, Melville, cette bête immense, les métaphores.
Genève était calme ce dernier jour de l’année, libérée, et j’étais content de l’être aussi. Je n’ai entendu ce matin que deux des vingt-trois coups de canons tirés chaque année à l’aube du 31 décembre sur l’esplanade de la Treille. Je me suis réfugié dans la salle de bains. Le temps d’une bonne toilette et le silence à nouveau dominait. Nous avons chassé les grognards de Napoléon en 1814. Et c’est ce que nous fêtons. Battus les savoyards en 1602, viré l’Empereur deux siècles après et toutes les autres dates des deux siècles suivants. Et celui-ci qui se prépare à on ne sait quoi. Quand célébrerons-nous une période d’apaisement?
Nous ne le ferons pas. “Indépendance day”.Seule compte l’indépendance, autre type de liberté, ou considérée comme telle. Brexit, annexion de la Crimée, vote à l’ONU défavorable à Israël, dégel de l’Arctique et Printemps arabe ou printemps Arctique et dégel arabe. Quel dégel? Je ne me sens pas capable d’écrire quoi que ce soit à ce sujet. Qui respecte la vie ? Faut-il s’interroger à ce propos ? Poutine embrasse Trump en une de Libération et Obama toise ce Vlad d’origine sur une photographie de boxeurs avant le combat prise en septembre, lors du G8, qui fait le tour des mondes. Genève est calme jusqu’au prochain feu d’artifice. “Tu peux être sûr”.
Je me suis, ce matin, autorisé l’achat d’un journal et j’ai choisi un titre que l’on me déconseillait de ramener à la banque comme je le faisais parfois après les repas : Libé, que je n’ai pas lu. Coup de blues bien naturel, de fin du monde plutôt que de solitude. Peut-être suis-je en train de vivre l’un en croyant vivre l’autre. Je me trompe de malheur et je n’échappe à rien. Le marchand de journaux m’a dit qu’une voiture avait brulé dans la rue cette nuit. Il s’est étonné que je n’aie rien entendu. Moi aussi. C’est que j’ai besoin de sommeil et j’ai emmené quelques médicaments depuis la prison. « Par prudence dans votre nouvel environnement » m’a-t-on dit au service médical. Quelques jours encore et je m’en passerai. Dans le kiosque, les gens, soudainement regroupés se sont mis à parler de l’incident, à commenter. Les grosses voix, les aigus, les faux rires les vrais semblants. J’ai vite ressenti un écœurement. Vlad s’en sortirais mieux que je ne l’ai fait. Au-delà des noms d’empereur et de dirigeants, la vulgarité des grognards sans costume est virulente. Bu aussi, un café et trouvé “Le Monde” sur une table. Lu trois paragraphes d’un entretien qui m’ont fait du bien, l’un des intervenants parvient à voir « paradoxalement quelque chose de positif dans cette situation ». Il est inspiré. C’est important de le rester ou de le devenir enfin. Ce soir pas de fête, marcher en ville, me décontracter, prendre cette peine, comme s’y je n’y étais pas, ne tirer aucun plan sur ma comète en effusion dans les froideurs de l’espace, assumer ma nouvelle liberté, aider Vlad, quand il sortira.
Genève le 31 décembre 2016
Me relisant, je me trouve sévère avec les grognards. Ils ont eu leur débâcle. Au-delà de l’horreur. Leur terrible histoire, je ne la connais pas. Ne pas faire la confusion avec soudard, l’un des mots qui définit l’homme. La brutalité sans mélange. Nous connaissons nos codes numériques, nous ignorons nos mots. Oui, nous avons oublié notre mot de passe, des milliers de fois. À ce propos, je n’ai plus d’ordinateur ni de mobile. Je suis en effet déconnecté. Jusque-là, ça me va bien. Vlad n’a pas la télévision non plus dans cet appartement, juste une radio numérique que je ne parviens pas à faire fonctionner. J’ai nettoyé des locaux, lentement, mais avec une certaine constance. Pas terminé. J’ai peu d’énergie et ne souhaitais pas faire de bruit à l’égard des voisins en cette période de congés de fin d’année. Eux, ne se sont pas gênés. Il y a eu de tout. Pétards dans la rue, repas à très hautes voix, exclamations, meubles bougés et sexualité bruyante. C’est retombé d’un coup, j’étais malheureux pour eux. Là, c’est la télévision, des films avec d’interminables courses de voiture et des séries à n’en plus finir. Séries, c’est bien ça. Un timbre de voix continuellement en train de découvrir le cadavre et de procéder aux premières constatations.
À ce jour, j’ai échappé aux vœux. Je présenterai les miens à de meilleures occasions. Je chercherai une formule: « bonne et sereine perpétuation de votre avenir ». ça n’ira pas. Il faut faire simple, se fondre dans les traditions. Cela dit, et là on n’y échappe pas, les bruits de la fête ressemblent aux bruits de la guerre et les cris qui suivent sont aussi de cet ordre-là.
Dans une armoire, j’ai trouvé une pile de livres de philosophie. Deleuze, sur Nietzsche et Spinoza, Bouveresse, Bourdieu, « Les Méditations pascaliennes », et quelques numéros d’une revue dont le 106 sur l’individu, les questions de l’individualité humaine, et le 122 sur les concepts essentiellement contestés, c’est ainsi qu’on les nomme. La bibliothèque d’art de Vlad a été bousculée. Quelques livres ont souffert du passage de la police, mais il y a une belle collection. Ça ne me surprend pas. Les livres de philo oui, j’en suis surpris, il n’en parlait pas. Ah ! dans un monde ou la connaissance et la brutalité vivent si étrangement leurs noces, la philosophie est un vivant vestige. Ça me fait plaisir d’écrire ça quand bien même j’entends des phrases en retour. Il y a toujours des phrases en retour, dont les miennes, à satiété d’arrogance.
J’ai la force et l’envie de lire un peu de ces pages sans me lancer dans un programme d’acquisition de compétence, voire d’édification d’un savoir, qui me laisserait vite sur le bas-côté de la route. Je me refuse en outre de lire une seule ligne qui m’apprendrait à être heureux. Qu’elle décevante perspective que de prendre ce genre de leçons. A l’inverse, lire des textes qui permettraient de s’étonner du réel en meilleure connaissance de cause, si le réel en est une, voilà qui génère en moi un discret mais doux frisson et c’est une forme de bonheur. Ça ne vaut pas un projet de vie. Mais trouver-là ces livres a constitué une belle surprise. Je les saisi ainsi que l’occasion.
« Cher Vlad,
J’ai retrouvé la liberté, dans ton quartier. Ton appartement n’a pas bougé, ni brûlé, ni même n’a été envahi, sinon par moi. Je suis autant actif pour le remettre en ordre que nous l’étions en cellule. Tu dois t’impatienter de revenir dans ces murs, les tiens, et d’en ressortir à ta guise. Cette confrontation et le travail de la rrocureure te permettront de retrouver rapidement l’air des Pâquis et d’ailleurs.
Ne t’en fais pas, ma promesse est ferme, Le fait d’être sorti ne change rien. Je transmettrai tes messages à tes amis et à ton ex-femme. J’irai voir aussi ton avocat. Les circonstances de notre rencontre dans cette cellule « pas pour les hommes ni les animaux, les insectes peut-être » comme tu la qualifie si justement, expliquent que désormais, nous comptons l’un sur l’autre. C’est précieux ici ou là une assise relationnelle, et c’est comme ça que désormais je te vois. Le fait que je sois Barack et que tu sois Vlad, ou l’inverse si l’on y regarde bien, n’y change rien.
Tu as reçu le catalogue « Art Basel », le 46 ème. Ton courrier est saisi, mais ce catalogue t’es parvenu. Il était devant la porte quand je suis arrivé. Il y avait aussi un petit mot manuscrit que je donnerai à ton avocat. J’ai feuilleté le catalogue, sans préjugés ni réticences. Pas d’enthousiasme non plus. J’ai aimé ce cerf dont les bois se multiplient, pareils aux branches d’un arbre nu l’hiver, fines mais créant un gigantesque volume. C’est une œuvre de Myeongbeom Kim, non datée, 2016 probablement, avec autour un abondant public qui immortalise le cerf (déjà mort) avec leurs smartphones. Je te le (re)dis, on ne sait plus qui est qui. Il y a aussi un jeune « deer » géantisé ou géantifié (je ne sait pas si ça se dit) que regarde une femme redevenue enfant par la taille. Comme un chat regarde sa proie. Je ne parviens pas à dire s’il y a de la bienveillance ou de la défiance dans le regard du jeune et géant “Deer”. Œuvre de Tony Tasset, 2015. Il est vrai que cet art fait parler, enfin, le réel. C’est le spectateur toutefois qui parle, et le créateur, et non l’œuvre, en l’occurrence le cerf adulte avec ses bois qui n’en finissent pas et le petit cerf rendu géant ne disent rien. Si l’on ne fait pas parler le réel, il ne parle pas. Il s’abstient depuis si longtemps.
Voilà, mon cher Vlad, « je reviendrai, je reviendrai souvent », mais tu n’es pas dans l’état de Fernand, même si « tu dois te reposer ». Je ferai tout ce qu’il faut pour t’aider à sortir.
Barack »
Je ne suis pas très content de cette lettre dans laquelle j’ai prolongé nos discussions avec Vlad, sans plaisir toutefois, en forçant le trait. J’aurais souhaité trouver des mots plus utiles et plus forts, qui ouvrent les portes des cellules, à commencer par celle de Vlad – il me dirait probablement d’en choisir une autre -, et donnent aux juges un pouvoir de progression universelle, ce que l’on attend d’eux. Mais rien de tel ne sera et j’ai écrit ça, pas autre chose. Au moins, Vlad aura le plaisir d’ouvrir l’enveloppe. Petits manèges intérieurs, petites manies pour avancer.
Les routes se remplissent au bord du lac, je perçois cette ligne lumineuse que vient s’insérer dans l’horizon cassé, à l’angl,e tout au du fond de la rue. J’ai en tête l’expression remonter la rue et le mot remontrance. Dans ma psyché. Pourtant, je ne me sens pas abattu, bien qu’ayant l’impression d’être aussi lourdement emboisé, sur et dans ma tête, que ce cerf dans le catalogue.
C’est un soir de retour. Genève reprendra vie. Les banques ouvriront les yeux. Enfin, se remettront au travail. Moi non. J’ai un programme de rendez-vous, assistant social, médecin, et avocat de la banque qui souhaite me voir. J’ai reçu sa lettre en prison. Puis, je ferai connaissance avec les proches de Vlad. Combats d’hommes, combats de cerfs. Nous verrons ça. Dès demain. Je ne ferai rien.
Genève, le 2 janvier 2017
Hier matin, la police est venue, à 6h30, j’étais encore profondément endormi. Une sonnette sèche et froide m’a remis au monde. Je n’ai pas sursauté, comme si je les attendais, dans mon sommeil ou dans la vie éveillée, alors que je ne l’ai attendais pas. Un homme armé s’est placé derrière la personne qui me parlait. J’ai dû me tenir dos contre le mur dans le petit vestibule. Ils étaient trois, plus leur collègue armé. Les voilà repartis pour une perquisition. Il y a quelque chose qui m’échappe et j’acceptais en ce moment particulier cette évidence qui me paraît être un bon résumé de la vie.
Mon sympathique interlocuteur, je le vois ainsi, m’a demandé où se trouvaient le catalogue Art Basel et le petit mot. Ils étaient là, sur un coin de meuble, le catalogue avec le petit mot pour marquer les deux pages montrant le cerf avec ses branches tendues vers l’infini. « Nous devons vous entendre en qualité de témoin avec le statut de personne appelée à donner des renseignements. Acceptez-vous de nous suivre ? ». Surpris que l’on me pose la question, j’ai acquiescé, conscient aussi que je n’avais guère d’autre choix et qu’il était plus indiqué d’aller de le sens désigné par l’adversaire de l’instant. J’ai regardé Genève, depuis la voiture. Je ne parvenais pas à la considérer comme hostile. Je ne sais pas s’il est juste ou faux de dire que Genève est accueillante. .A cet instant singulier toutefois dans mon taxi-police sur le siège arrière, Jean (peut-être Calvin) à ma droite et William (Pourquoi pas Knox ?) à ma gauche, je ne m’en sentais pas moins libre.
Ils étaient valeureux et utiles. C’est bien ça, je me refusais, malgré les circonstances de l’instant, très défavorables, à faire de Genève une ville hostile à mon égard. Ne suis-je pas, cette affirmation m’est passée par l’esprit, une personne qui accepte, et en définitive veut encore apprécier, d’y poursuivre son existence quels qu’en soient le cours et l’issue ? Je n’avais pas beaucoup de force ni de temps disponible pour penser, mais j’ai tout de même pu compléter cette première partie de mon raisonnement en observant que le cours de mon existence me fuit, plus encore en me replaçant à nouveau dans cette voiture de police, et que l’issue demeure imprévisible mais surtout qu’elle ne saurait être le sujet actuel de mes préoccupations quand bien même Blaise Pascal, si je l’ai bien compris, semble avoir estimé que l’on ne devrait avoir aucune autre préoccupation que celle-là.
J’ai pensé à ceux que l’on mène à l’avion, à la clinique ou en retour à la case prison, sans issue de secours J’ai ressentis une sorte de compassion sur le vif mais n’ai éprouvé aucune crainte, étrangement, dans ce contexte de nouvel embarquement par la police. Ma première arrestation ne m’avait pas davantage choqué. Depuis le licenciement à la banque, c’est le troisième coup de force légitime et/ou légal auquel je dois faire face en près de dix-huit mois. J’ai le sentiment d’être dans un rôle plus que dans l’action, la mienne ou celle d’autrui. Pas de crainte que cela ne m’entraîne dans une situation enferment absurde, comme celui de Vlad ou des personnages que Kafka et Soljenitsine ont créés ou décrits, des arrestations, absurdes ou réelles, que notre inconscient pas tout à fait collectif s’est approprié.
Des récits uniques qui accompagnent ou précèdent tout individu dans ses relations avec l’Etat, l’Etat-justice, l’Etat-justice-peuple. J’ai le sentiment que ces livres sont là sont à disposition, que les inspecteurs de police en ont gardés en stock sous le siège de leur voiture. Ce devrait être le cas. J’éprouve le besoin de me rappeler que je n’éprouve pas de crainte. Je suis à nouveau arrêté et je me sens encore privilégié. Je ne saurais développer et dire exactement pourquoi. Sentiment de sécurité, de singularité de lieu, de temps, d’origine. Je ne veux pas être privilégié, mis en relation, mais simplement tranquille, sans souffrance, disponible à la vie qui défile devant moi, placé à l’arrière de cette voiture de police.
Nous sommes passés par la rade dans le sens inverse de ma balade post-carcérale du début de semaine. Une neige discrète et soyeuse sur les crêtes en fond d’écran. Ce type d’expression m’est venu, quand j’ai tourné la tête pour regarder l’horizon. C’est là que mon esprit fuyait. Avec les policiers, je n’y étais pas. Pourtant, ils m’entouraient. Nous sommes arrivés « à VHP », dans leur langage, aux violons de l’hôtel de police. Une porte en verre, un huissier à grosse moustache, d’autres personnes dans l’ascenseur, des couloirs, des armoires, des questions entre les portes, des fils d’ordinateurs portables, une femme que l’on raccompagne, une autre que l’on emmène. J’ai attendu plus d’une heure, peut-être beaucoup plus, dans une sorte dé à coudre cimenté, tout de noir vécu, sur un petit banc de bois, jaune posé là, comme dans un chantier.
Il y avait une chaise à côté du banc, mais l’on m’a dit de m’asseoir « là ». C’est propre autant que gris, impersonnel et conçu pour être inconfortable. Le policier est enfin revenu, en pressant soudainement le pas. Les clefs, la porte, les câbles d’ordinateur, un verre d’eau « oui, volontiers ». Il s’est assis en face de moi et a posé sur la table le petit mot et le catalogue, ainsi que ma lettre à Vlad en m’informant qu’elle a été « saisie et produite à la procédure ». C’est sur la teneur de ma lettre que j’ai été interrogé. Quels amis Vlad m’avait-il demandé de contacter, pour leur dire quoi ? Pour quelle raison devais-je rencontrer « la plaignante » et qu’avais-je à lui dire. Je me alors rendu compte que j’ai été très maladroit en écrivant ainsi à Vlad. J’étais encore dans notre cellule, nos discussions, notre confiance. Mais je ne lui ai pas rendu service en voulant lui confirmer que je ferais ce qu’il m’a demandé. Je m’en suis voulu et je m’en veux encore. Un vrai feu de colère en moi, à mon égard. Je lui ai compliqué sa procédure, peut-être prolongé sa détention.
Lors de mon interrogatoire, je suis resté calme. Je n’avais rien, à me reprocher, selon ma perception, sinon mes maladresses épistolaires. Je l’ai dit à l’inspecteur de police. Il a compris et admis que les mots qui terminaient ma lettre,« je ferai tout pour t’aider à sortir », étaient l’expression d’une « volonté amicale », selon ses termes, et n’a pas insisté là-dessus. Par contre, j’ai dû être précis sur les messages que j’ai accepté de transmettre, « à qui ? », « que deviez-vous dire ?» et sur ce que je devais obtenir de son ex-femme, « Isabelle ». Puis il a tout passé en revue en me posant des questions qu’il lisait sur son ordinateur et devait, j’y songe maintenant, avoir préparées avec la procureure.
Les toxicos, la plaignante, les galeristes, les compatriotes congolais, et quelques autres questions, qu’il me semble avoir imparfaitement comprises. Je lui ai dit que je répondrai à tout en lui demandant de faire l’hypothèse que peut-être je n’étais pas malveillant et Vlad non plus. Peu à peu, il s’est décrispé ou s’est affublé d’une autre décontraction. Nous sommes redevenus concitoyens. Il avait manifestement des comptes à rendre au Ministère public, mots qu’il a prononcé plusieurs fois. Il s’est appliqué à se relire et m’a indiqué qu’un supérieur allait relire encore son procès-verbal, celui de mon audition. Il est reparti. Un temps indéterminé qui m’a paru long s’est écoulé, ce même pas que l’on presse soudainement, même porte que l’on ouvre prestement. Il m’a encore demandé pourquoi j’ai écrit à Vlad que j’allais lui adresser le petit mot via son avocat et si j’étais sûr que celui-ci m’avait été remis avec le catalogue. J’ai dit que oui, « ils étaient ensemble dans la boîte à lait ».
Il a noté. Il est reparti. Même scénario. Puis m’a indiqué que la procureure souhaite m’entendre « mais dans quelques jours ou semaines, vous recevrez un mandat de comparution ». D’ici là, je serai interdit de correspondance avec Vlad, et de visite, et de tout contact avec ses amis et sa femme. Pour la correspondance et les visites c’est une décision du procureur, pour les contacts, c’est un « conseil de ma part ». Il m’a ensuite invité à être régulier à mes rendez-vous « chez le médecin et le psychiatre » en paraissant bien informé sur ma situation. Il m’a souhaité bonne chance en m’invitant à « passer à autre chose ». Je n’ai pas pris la peine de lui répondre. Il m’a accompagné à l’ascenseur, ouverts les portes vitrées, et je me suis retrouvé sur le Boulevard Carl-Vogt, avec des pensées ni sombres ni claires.
Une mutinerie meurtrière, à Manaus au centre de la forêt amazonienne tourne en boucle sur les chaînes de télévision que je regarde dans les cafés. La température minimale annuelle est celle nos nuits de canicules, 23 degrés. Lu dans « Le Figaro » qu’il y a eu 56 détenus massacrés et qu’un jeune homme évadé poste sur le Net des selfies de lui depuis la forêt. Une histoire de gangs d’une violence sans limite, un sport transnational. Les décomptes de violence, les chiffres et les tentatives de définition, la durée de vie probable de ce jeune homme, son temps de jeu. Ici, la bise s’installe, la semaine prochaine devrait être sous la domination d’un courant septentrionale.
On ne peut, à chaque seconde de sa vie, penser à ne pas oublier d’être un type bien aux yeux du plus grand nombre et l’être en effet dans l’exercice du pouvoir. C’est ce qui a dû arriver à Obama depuis huit ans. Au dernier mois de son mandat, qui en est à moins 13 jours, il annonce le départ de quelques détenus de Guantanamo. Il faudrait établir un classement de pénibilité effective pour chaque prison au monde et laisser le tableau ouvert, comme à la bourse, avec illustrations. Une grande partie des gens sur terre s’en réjouirait. Ce n’est donc pas une belle perspective.
J’ai enfin réussi à faire fonctionner cette radio numérique ou plus précisément à me faire fonctionner face à cette radio numérique pour l’utiliser efficacement. Encore 35 morts, une autre mutinerie au Brésil.
Genève, le 7 janvier 2017
Alain, mon frère, m’a retrouvé. Il m’a apporté un mobile et installé un ordinateur portable. « Essaie de d’en tenir à un niveau minimum dans toutes des affaires. Tu repartiras ensuite. Tu feras ce que tu voudras. Pas d’auto-mutilation, le ciel s’en chargera ». Il semble me garder une confiance existentielle qui se répercute favorablement sur moi. A minima . Je lui ai parlé de Vlad. Il m’a demandé pourquoi ce nom, en ajoutant : « par référence à Vlad l’empaleur ?» et informé sur le personnage dont j’avais oublié l’existence et la célébrité littéraire. Il est vrai que le nom d’emprunt de mon ami congolais présentait quelques risques. Je souris aussi, mais le rappel de cet épisode d’histoire de la violence m’a fait sursauter intérieurement. Il est peut-être temps que je m’avise de ne plus me raconter d’histoires, la vraie, avec son grand H et ses corps empalés se suffit à elle-même donc à tout individu, ceux qui passent les autres qui vendent, les acheteurs aussi.
L’inspecteur m’a rappelé. Sur un ton affable. « La procureure m’a autorisé à vous restituer le petit mot. Comment avez-vous pu ne pas comprendre qu’il vous était adressé, non à votre co-locataire ? Venez le chercher, je vous donnerai quelques explications. Ce soir, je suis de service jusqu’à 22h00 ». J’y suis allé à pied, en début de soirée. J’ai longé le lac et le quai de Bergues, auprès de mes banques, dans cette froideur noire illuminée qui nous attend tous les hivers.
J’ai continué à longer le Rhône, jusqu’à la promenade de Lavandières. J’ai hésité à prendre ce chemin pour éviter d’y rencontrer à nouveau les silhouettes bien connues de dealers anonymes. J’ai pourtant emprunté ce passage. Il y a là un saule pleureur qui me faisait rêver certains jours de printemps. C’est un lieu perdu maintenant, sous le pont de la Coulouvrenière, les dealers sont toujours là, solides, déterminés, indifférents, aux non-acquéreurs et au froid. Seul compte le geste de celui qui peut-être prendra. Le reste du monde n’existe pas. Ce n’est même pas une offre, une négociation, mais une occasion de survie, de prendre le dessus on ne sait sur quoi, leur réalité, leur unique marché. Des ombres achètent, « dans la solitude des champs de coton ». L’un d’entre eux essaye, son regard m’a essayé, happé, lâché, je secoue la tête, passe sous le saule et comprends plus pourquoi nos rêves se sont affadis.
Arrivé à Carl-Vogt par le Cimetière des Rois, je n’ai dû attendre l’inspecteur que quelques brèves minutes. Nous nous sommes isolés dans une pièce à l’étage, il m’a proposé une chaise et un café. Il m’a remis le petit mot, « il vous est adressé, par votre amie Béa, que nous avons entendue. Elle avait appris que vous alliez logez chez Vlad. Le voici ». J’en ai pris connaissance. « Vous êtes les rois du silence, Vlad dans sa procédure, vous dans votre lettre et votre amie dans ses poèmes ». Il m’a dit qu’il ne me considérait pas comme impliqué dans cette affaire, mais que la procureure souhaitait vérifier si l’on m’utilisait ou non.
Il a semblé vouloir me dire autre chose, de plus chaleureux peut-être, mais il en est resté-là. Une main franche, un rapide raccompagnement, un regard qui ne veut ni ne peut en dire plus. « Au revoir Monsieur, gardez-ce papier, ne le déchirez pas. Nous en avons bien entendu fait photocopie ». De retour dans la rue, j’ai lu le petit mot. C’était bien l’écriture de Béa.
« Mes larmes sur ta joue
Je sais que tu ne pleures pas
Tes mots dans ma bouche
Tu sais que je ne parle pas
Tu as des ennuis. Si tu le souhaites,
je suis là. N’hésite pas. N’hésite pas.
Béatrice »
Elle connaît Vlad ? Vlad la connaît ? Je n’ai pas vu Béa depuis plus de dix ans. Nous avons été amis, intimes, sans former un couple. Je repense souvent à elle, non par nos moments d’amours qui étaient compliqués, ni l’un ni l’autre n’étaient vraiment décidé ou disponible, mais par nos échanges. Nous nous connaissons depuis le début des années nonante. J’apprécie encore et m’en nourris, sa belle lucidité sur le monde, mais le caractère loufoque de ses choix personnels m’avait fait prendre une certaine distance, puis mon mariage aussi, en 2003. Elle compte dans mes souvenirs, elle a sa part dans ma culture personnelle, certains de mes mots, la façon dont j’aborde tel doute, telle résolution ou renoncement. Béa s’est éloignée de ma vie mais, c’est ainsi que je le comprends, elle continue d’agir sur ce dont je suis constitué. Son billet ne me procure guère de plaisir. Plutôt un embarras, une gêne. Pas comme ça, pas maintenant.
Et puis, elle doit connaître Vlad, sinon elle n’aurait pu savoir que je m’installais chez lui. La procureure l’a entendue, l’inspecteur a fait une réflexion. Un poème, le moment était mal choisi. Je ne la rappellerai pas. Pas tout suite.
L’avocat de la banque m’a encore écrit. Il considère que la convention doit être refaite. Il me reproche d’avoir falsifié ma signature. Je n’ai rien faussé. Il est vrai que j’ai écrit un autre nom que le mien. J’ai signé « Pierre-Lou Maubergé ». J’hésitais à signer. J’ai imité ma propre signature en écrivant un autre nom. Mais c’est bien moi. C’est bien mon accord. J’avais le sentiment d’être dans une situation absurde et j’ai agi tout aussi absurdement. Je ne m’en veux pas. Il faut être à l’écoute de ses malaises, ne pas tout livrer, tout donner. L’avocat mentionne que ce que j’ai fait n’est pas « honnête ni loyal ».
Alors l’honnêteté et la loyauté dans ce monde-là, les palais et les juges qui détiennent la formule de fabrication de ce Coca-Cola qui ne m’aide pas à digérer, je ne les connais pas. Avec la banque, c’est un rapport de force, un parcours d’efficience, c’est tout. Il n’y a pas de début ni de fin, pas plus de cohérence dans leurs activités, financières libérales et régulées ou désintoxiquées. Les lavandières suaient et se mettaient à genoux. Suis-je de retour à mon âge adolescent ? Peut-être. Mais je n’y suis que de passage, pour chercher quelques affaires, des émotions, des questions des souvenirs et franchir l’étape suivante. Honnêteté, loyauté, une louve et un Dieu pour y reconnaître les leurs. Et la colère n’aidera pas. Elle ne mène à rien. Il faut que je me le tienne pour dit. J’irai demain, il me menacera de plainte pénale et de poursuites à n’en plus finir. Il emploiera peut-être le terme grillé s’agissant de moi.
S’il m’écrit, s’il l’a fait deux fois, c’est qu’il souhaite éviter un procès qui ne mènera à rien. Je ne suis pas dangereux. Le procès pour la banque pourrait l’être. Mais quel procès. Pour me sanctionner ? Ils ne sont pas très à l’aise. Pour me faire payer ? C’est moi qui ne le suis pas. Aucunement. Je lui dirai que je n’aurai pas dû signer de manière fantaisiste, mais que je dois réfléchir. Je lui demanderai du temps.
Genève, le 10 janvier 2017
Rendez-vous avec Raoul mardi dernier. La convention signée avec la banque, que j’ai dû produire, me privait de trois mois d’indemnisation de chômage. Puis j’ai manqué à mes devoirs, les formalités, et par surcroît, manqué aussi les rendez-vous avec la conseillère personnelle. Plus de droit à l’indemnité, suspendu en tous cas. Quand le compte fut vide, à plat, je n’ai eu d’autre choix que l’Hospice. Je m’y suis rendu un matin, sans douleur, ni sensations. Ils vont me sanctionner aussi, pour négligence. J’ai informé Raoul de la fausse vraie signature. Il n’était pas étonné. Il en sait plus que moi sur ce qui s’est passé, sur ce qui se passe dans des cas tels que le mien. Abruptement, “Vous étiez dépendant de votre travail, euphorique et excité. Vous n’avez rien vu venir, votre séparation non plus et vous êtes resté sur le carreau. Vous avez ensuite agi déraisonnablement. Il serait bien de vous ressaisir. Plus bas, c’est la rue, l’errance ou la clinique”. La période d’angoisse, qui semble être passée, a été la plus traumatisante. Un ventilateur, celui des voisins ou venu de l’imaginaire, se mettait à tourner dans mon corps, à brasser mes émotions avec peur du temps qui vient et de celui qui reste. Je dormais, grâce aux benzodiazépines. Le médecin a baissé les doses à l’automne, il voulait que j’accède à mes ressources physiques, mentales et émotionnelles. Les angoisses, c’était l’amour, le déchirement, la prise en compte de l’échec puissance deux. C’est beaucoup. Multiple d’un multiple quand il est question d’impasse. Le cocktail angoisse-déception-espoir est le plus astreignant pour l’âme et le corps. Les mauvaises pensées, les idées noires, les idées blanches, “Un homme qui dort” de Georges Pérec. J’avais lu ça lors d’un premier épisode, il y a longtemps. Les mois se sont succédé.
Fin d’année, “les autres fin d’année », Pâques, « les autres Pâques », l’été quand il vient, « l’arrivée de l’été ». Plus de logique ni de cohérence qui n’étaient qu’apparence intimes. De longues heures à dormir côte-à-côte avec une panthère imaginaire qui rôde autour de soi et nous impose son animalité en nous révélant la nôtre, son indifférence et sa faim pour disparaître au réveil d’une grosse sieste d’après-midi. Le médecin dit que je suis remis mais marginalisé. “Ni l’un ni l’autre”, observe Raoul. Depuis que les angoisses ont disparu et que je réussi à préserver quelques forces, le jeu avec le je ne me fait plus l’effet d’une toupie, ça se passe. ça ne se bat plus en moi. J’en arrive à me laisser de côté et à poursuivre ainsi une vie mienne et autre. Je ne suis pas ailleurs et ne serai pas toujours ici.
Les lieux vides de présence sont la démonstration de l’inexistence. Des pensées de ce type. Raoul, mon jeune régisseur:, “Lundi prochain 15 hoo” chez le Dr Pierre Jules. Vous êtes d’accord pour psy, j’ai choisi “psychiatre”, il nous dira ce qu’il en est pour votre aptitude au travail et ça vous fera du bien. La panthère, l’inexistence, des choses comme ça, faut pas laisser”. C’est ça mon cher Raoul. Je ne peux pas vous donner tort. Je ne sais pas si l’on me remettra au travail ni même si je me remettrai à l’amour. Ce bout de vie, cette espérance, de vie, faut y aller. Vous n’êtes pas le plus mauvais. De loin pas. J’aimerais vous rendre un jour ce que vous m’apportez-là et cette pensée est déjà constitutive d’un un petit élan de vie.
Barack Obama a pleuré, à nouveau. Il s’en va et j’ai lu des extraits de son discours. Nous les terminons ces années 2008-2016 vécues sous sa gouverne. Nous attendions l’oracle, nous l’avons eu, à plusieurs reprises en de réitérées occasions publiques. Un nom, une figure, un système, le bruit des bombes ne fut pas une diversion. L’adversaire est probablement passé à l’attaque mais nous ne savons pas qui nous attendons, de Grouchy ou de Blücher. Les plaines sont artificiellement imbibées de lumineuses vaporescences. Obama a fait son temps. Kennedy est encore là. Le rêve n’en sait trop rien.
Nous les avons vu s’approcher, les avons étrangement fêtées et sommes à la fin de leur début: les années 2000. Que s’est-il passé? Bush, Obama. Chacun son programme, les leurs et les leurres, le nôtre. Le promis, le subi. L’effondrement des tours, manifestement, le numérique, Rodger Federer, l’iPhone, 3,4,5,7, le printemps arabe, La Syrie, les tueries, les camions sur la foule, et les crises des banques qui contrairement aux tours, se relèvent. C’est un bon résumé n’est-ce pas? C’est ce qui nous reste de cette aube et de ce crépuscule. Comment ai-je pu être euphorique? Je ne l’étais pas. Je l’ai été par moment, dans les périodes de substantification de l’espoir, puis plus rien. Des jours qui revenaient. Il fallait s’imposer. Les autres, supérieurs de toutes sortes, le groupe, “L’invitation” de Claude Goretta, film de 1973 que je n’ai vu que par extraits, sur les écrans et dans les projections de la vie. Le malaise parmi les amis, entre collègues, chacun dans sa sphère relationnelle passablement abîmée.
Le déroulement du temps passé est une affaire d’émotions et d’informations, de répercussions. “moi si j’y tenais mal mon rôle, c’était de n’y comprendre rien” deux vers de Louis Aragon auxquels consciemment ou non, personne n’échappe, .
Nous divaguions en cellule avec Vlad. Nous avons manqué de sérieux. De qui est-on véritablement proche ? Nous ne sommes pas proches les uns des autres mais sur l’instant, même sans alcool, nous pouvons accéder à autrui par sympathie et son inverse psycho-socialisant : l’empathie. Je ne suis pas plus avancé, malgré la référence à ces deux termes dans la compréhension du phénomène de séduction qui m’a submergé avec Vlad. Amour, amitié oublions, il ne s’agit pas de cela. Référence humaine en désuétude, complicité animiste, castaphiorisation du miroir relationnel par l’admiration de l’autre et l’apaisement de l’image de soi. Fascination de l’échec. J’y suis. Avec Vlad, c’était quelque chose de ce genre.
Genre, je le sais bien, ça dit tout et ça ne dit rien. Cette expression aussi, dit beaucoup plus que rien, « et ainsi de suite », les mots les plus entendus depuis l’an 2000. Ils disparaîtront, avec elles et d’autres enchaînements se développeront. Il y a donc beaucoup d’approximation dans le langage de ce monde et dans le mien. Un langage pour les contrats, un autre pour les loisirs, d’autres mots pour la prison, la police, l’amour, les psychiatres. J’y vais, ce lundi.
Genève, le 14 janvier 2017
Mercredi, dans la matinée, assez tôt me semblait-il, par un froid intense, j’ai eu l’idée d’aller me balader vers le môle des Pâquis. J’ai renoncé avant le bout de la jetée tant celle-ci était glacée. Quelques badauds m’accompagnaient pour saisir des images uniques. Tout était très calme dans ce froid, seule la bise faisait siffler les bateaux amarrés et tourmentait les abords de la ville puis s’engouffrait dans les rues en courbant les silhouettes. Par ce temps froid, tout le monde est puni. Je ne m’en réjouissais pas, mais jouissais plus encore de ma frêle liberté. Le haut-parleur du restaurant s’est enclenché. Une voix anodine, probablement pour signifier l’ouverture du restaurant des Bains, s’est mise à chanter « On peut vivre sans richesse », très simplement, « presque sans le sou … des seigneurs et des princesses … y’en a plus beaucoup ». Elle tombait à pic, comme si un être cher me la fredonnait. Cher et disparu. C’est une chanson de 1963. Je ne l’entendais que distraitement et là dans ce froid global, elle me parlait au corps chaleureusement. J’ai frémis puis souris. Pour un instant, le réel a brisé son silence.
De retour sur la passerelle, j’ai compris que deux personnages féminins m’observaient et plus encore m’attendaient. J’ai d’abord pensé à la police, par réflexe et presque par habitude depuis quelques temps. Voiture, violons, cellule, procureur. Je ne suis plus sûr de rien. C’est lourd un ennui quand il s’obstine et fait le guet sur notre vie. Mais ces silhouettes ne paraissaient pas en fonction et j’ai vite reconnu l’attitude, puis le visage de Béa qui m’attendait souriante, pas même gênée, plutôt déterminée. Elle était accompagnée d’une femme de notre âge qu’elle me présenta sans tarder, “Geneviève, ex-épouse de Vlad”.
«Et plaignante » ai-je eu l’intention d’ajouter. Je me suis retenu. J’ai embrassé Béa, bises sur les joues, et tendu la main à Geneviève. Au milieu d’une phrase qui n’est pas tout à fait sortie de sa gangue, j’ai prononcé indistinctement “subornation de témoin”, en me rendant compte que mes lèvres étaient refroidies, comme gelées. L’inspecteur de police m’a clairement déconseillé de rencontrer l’épouse de Vlad et j’étais face à elle, mal à l’aise, comprenant difficilement où placer ce moment dans le jeu et les hasards de ma vie. Je n’avais aucun rôle à tenir, ni masque à chausser. Elles étaient pourtant souriantes l’une et l’autre. D’emblée, Béa estima nécessaire de formaliser notre rencontre par ces mots: “Vlad t’apprécie beaucoup, il compte sur toi. Il l’a dit à sa sœur qui est allée le voir à Champ-Dollon”.
Je ne pouvais exprimer, autrement que par mon embarras, tout ce qui se manifestait en moi sous forme de sensations, de réactions, de pensées, ne pouvant être que docile ou fuyant. J’ai opté, comme souvent, pour une apparente docilité que je savais fragile, une crête anticyclonique sous les assauts d’un courant du nord. Nous convînmes d’aller prendre un thé et rentrèrent dans le quartier. Les murs des immeubles de ma rue m’ont parus sales ce jour-là. Geneviève est métisse. Un père congolais, une mère française. Elle travaille dans une organisation internationale. Elle semble être à son aise avec Béa qui m’a parlé comme si nous nous étions vus la semaine précédente.
C’est ma récente complicité avec Vlad qui les intéresse. Geneviève a retiré sa plainte, mais Vlad est toujours poursuivi, « d’office », ont-elles souligné en choeur. « Tu disait souvent que les gens ne changent pas, personne ne change selon toi, et là je te vois différent ». J’ai donné le change dans l’entretien, mais difficilement, je ne me suis pas livré. En cela, je dois en effet avoir évolué ou régressé. Joe Biden, disait cette semaine à Obama, lors d’une cérémonie de fin de présidence, qu’il est de nature moins retenue que son président et ami. C’était une cérémonie empreinte d’émotion et de respect, de regrets inavoués et de crainte en l’avenir au diapason de l’humeur du monde. Durant cet entretien avec Béa et Geneviève, j’ai mérité le sobriquet « Barack » tel qu’il était vu par son vice-président. J’étais peu expansif.
Etonnement, à ce moment de l’entretien, j’ai mieux maîtrisé mon sujet. J’étais là, je participais, mais n’en ai pas dit plus que cela. Par surprise, manque de confiance et absence de compréhension du scénario. Béa l’a compris et s’en est trouvée ralentie, décontenancée. Je la reverrai, Geneviève m’a parue apaisée. Je la reverrai aussi. Elles m’ont demandé si j’allais regarder la cérémonie d’investiture qui devait avoir lieu vendredi. Je leur ai dit vouloir profiter de l’occasion pour écouter sur l’un des ustensiles numériques que mon frère m’a gentiment remis et installés, le discours d’investiture de John Kennedy le 20 janvier 1961.
C’est ce que je viens de faire. Cette voix, la force et la beauté de son discours. Ne parlons que de cela. Le 20 janvier 1961, il s’est adressé aux américains et aux autres citoyens du monde, « My fellow world citizens ». Ce n’est qu’un texte, un discours sans suite probante, sinon l’assassinat de son auteur. Il n’en présente pas moins l’avantage et le mérite d’avoir été écrit et de pouvoir être lu. En ce temps-là du monde, un homme de pouvoir et donc de compromission s’est essayé à cet exercice particulier d’un discours exigeant empreint d’humanisme. Qui était naïf ? Qui sera lucide ? J’ai ajouté à l’attention de Béa et de son amie que, vendredi toujours au moment de l’investiture, j’avais l’intention d’écouter aussi le discours de Martin Luther King, toujours à Washington, le 28 août 1963, d’un terrible et bel effet rhétorique, « il a beaucoup usé de l’anaphore, à quatre ou cinq reprises, le rêve, « now is the time », « let freedom ring ».
La séance de lundi dernier avec Luce, la psychiatre, était en réalité une discussion lors de laquelle je ne me suis pas retenu. Nous avons parlé de tout. De façon détendue. Elle m’a dit qu’il y avait un schisme entre ma situation objective et mon comportement subjectif, la vie intérieure. J’ai répondu que l’intériorité était un mythe selon le titre d’un gros livre de Jacques Bouveresse dont je n’ai lu que quelques pages et qui figurait en bonne place dans ma bibliothèque vu la qualité de ce titre inspirant:”Le mythe de l’intériorité”.
Quand Vlade sortira
Ce livre, avec les autres, doit se trouver aujourd’hui dans les locaux du service des évacuations. Elle m’a gentiment répondu que je ne m’en sortirais pas avec cette pirouette langagière, « rationnelle pour mettre de la distance » et que nous allions travailler comme pour tout le monde sur les traits de personnalité narcissique. Je lui ai demandé ce que signifie ce mot qui depuis longtemps me poursuit, autant qu’il m’échappe. C’est une réalité différente selon Luce pour chaque personne, patient ou non. Ce serait ainsi un mot à définitions variables mais qui présente un intérêt constant pour évaluer l’historique de vie et le comportement de chacun.
Les échéances sont là, le social, le médical, le relationnel, le culturel, le quant-à-soi et le narcissique. Nous tenons le coup, quel que soit l’étage, c’est là tous nos mérites et c’est aussi pour cela que nous sommes tous éprouvés. ça se voit chaque hiver sans qu’il y ait de statistiques comme pour la grippe. On appelle parfois”goutte” ces masses de brouillard qui nous enferment. Vlad aussi est enfermé, plus encore, dans un espace ingénieusement entouré de ciment, avec des cris, du silence et des grillages. Il y a quelques chats aussi. Une entrée toute nouvelle dans sa laideur massive et fonctionnelle et cette porte aritistiquement rouillée, des orgues ou une harpe de fer couchée, une clef de sol pénitenciaire installée là dans les années septante. Qui en a vu entrer, qui en a vu sortir, vers la liberté et vers la mort, visiteuses sans visages mais entêtées de tous les bâtiments carcéraux.
Genève, le 2o janvier 2017
Quand Vlad sortira
Roger Federer rencontre Rafael Nadal, en finale, demain à Melbourne. Cette attente et ces paris, dans l’admiration de l’excellence, ont caractérisé tant de journées entières dans les années deux mille. Ce deux, ces deux zéros, puis un chiffre, la première décennie. Il fallait les aimer, prendre acte de leurs combats, les aduler ou contester leurs mérites et leurs gloires. Federer a fasciné et fascine encore. En faisant son repassage, le souvenir de la soirée d’hier, les promesses du lendemain, une dame, âgée aujourd’hui disparue, qui l’admirait tant. Avec beaucoup de talent et de grâce, efficacement, de par le monde et sur tous les écrans, il a réalisé ses rêves et ceux d’autrui, comme si le rêve ne se concevait pas dans l’individuation. Même Vlad, peu intéressé par le sport, m’en a parlé. Il le voit comme un artiste, le geste plus que la pensée. Federer est une icône et ce mot tombe de sa chaise sitôt écrit ou prononcé. Federer suscite une réaction de stupéfaction chez tant de spectateurs dans le monde. On cherche, la phrase qui le définira. Il était dans le passé, où l’on a rangé son talent et ses exploits. Demain il nous proposera un instant d’avenir.
Nous sommes tous demandeurs d’excellence et nous nous en remettons à quelques-uns dont à lui. Ça m’ennuie d’être ainsi nerveux avant la nuit sachant que demain nous pouvons perdre avec lui. Il aura été notre dessin animé d’adulte en personnage parfait, parfois timidement contesté, ou perdant, mais allant toujours plus vers l’avant. Demain. Ils rejouent le mythe, je prendrai le temps de me replonger dans ces incertitudes, ces angles trouvés, ces balles « out » ou dans le filet, l’ace qui revient et la double faute dont on ne veut plus. Double faute, quelle expérience. La vie est une fin d’après-midi et j’en ai consacré une partie à regarder jouer Federer puis à lire ce que l’on disait de lui.
Rimbaud fascine, Rembrandt aussi, Van Gogh, Mozart, Picasso, Shakespeare, Socrate, et quelques autres, en tête de liste. Beaucoup d’autres, tant de listes. Et les files d’attente devant les musées et vers les stades. Une foule pressante de personne exceptionnelles devenues personnages dans l’esprit de personnes ordinaires. La liste des personnages de génie banalise celui qui la dresse. Nous avons nos Dieux, nos hommes-Dieux, nous sommes « exacts dans l’exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre ». J’avais épinglé ces mots de René Char sur une porte pendant mes études. Ils ne sont jamais repartis. Ma mémoire me les restitue à première demande, comme on dit en matière de garantie bancaire. Ils sont une clef. Ils ouvrent l’indéfini et rendent le présent abordable, lui donnent de l’intérêt et l’épuisent par ce don passivement consenti.
La procureure m’a appelé. « Je souhaite vous entendre lundi ». Elle avait une voix artificiellement ferme. J’irai. Je n’ai pas le choix. Pas d’appréhension non plus. Je ne suis pas au pénal avec Vlad, j’ai été son co-détenu deux mois durant. Je ne souhaite pas l’abandonner à son sort qui me paraît injuste. Tous les sorts sont injustes. La vie engage des idoles, des sages-femmes et des snipers. Mais le film est intéressant, par ses plans-séquences hasardeux, quand le réel reprend son souffle et que la lumière s’y fait douce. Une scène se jouera dans le bureau de la procureur. A Genève, le bâtiment du Ministère public est bleu.
Un paquebot couché sur ses flancs. Les prévenus et les plaignants montent à bord pour être confrontés dans de petites salles avec un ou une capitaine, le procureur. Les flots de justice font tanguer l’épave et les ordinateurs rendent leurs procès-verbaux. Il faut signer. Je signerai. Des stupéfiants. Un viol, des escroqueries et ce type me régénère. Ai-je perdu le sens moral ? En étais-je pourvu ? Hier dans les bureaux de l’avocat de la banque. Un grand immeuble. Deux ascenseurs. Même trois si je ferme les yeux et si je les ferme ce n’est pas pour compter des ascenseurs, c’est pour tenter de m’y retrouver, de me préparer. Il m’a dit que la banque souhaite poursuivre dans une « logique d’accord ». Tout paraissait très net dans sa tête et dans ses gestes. A l’entendre, j’avais le sentiment qu’il existe une vérité chiffrée, le reste n’est que loisirs. J’ai eu beaucoup de peine à me concentrer. Je ne crois plus du tout en ce monde. J’ai tort. Il m’a demandé qu’est-ce que c’était que cette mascarade de la « fausse signature ». J’ai répondu que par moment « moi aussi je dysfonctionne » et que j’avais de la peine à rester dans la réalité. Les trois modes, « vous savez, l’espace, le temps, et … ». Je lui ai demandé quel était le troisième. Il n’a pas souhaité répondre. Je crois qu’il ne le savait pas. Je demanderai un avocat d’office, Raoul me l’a conseillé, qui le contactera. « C’est peut-être préférable en effet ». Il m’a demandé de faire vite et je me suis enfui lentement par l’un des ascenseurs après lui avoir serré la main et m’être fait baffé par son sourire convenu.
Genève, le 27 janvier 2017
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire