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© 2020-2024 Caroline Renard

De tous temps, les hommes se déplacèrent pour les échanges commerciaux. Comme les conditions naturelles étaient difficiles, dangereuses pour franchir un massif montagneux, ils tentèrent de creuser la montagne et d'y faire passer le train, la route ...
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Grosse, elle poussait ; la tête de la machine avançait dans le trou noir. Elle grondait, tonnait, gémissait quand la roche alentour craquait, se fissurait ; elle s’abattit vaincue sur le sol. Le trou béant s’offrait enfin au monde nouveau. Les ingénieurs, les maçons, les mineurs s’embrassèrent, se prirent dans les bras les uns des autres, se firent signe, agitèrent les drapeaux des nations. L’humidité s’échappait de la cavité rocheuse, l’air sentait la terre mouillée, la boue. Le lit de la nouvelle ligne ferroviaire du Gothard avait vu le jour.

 

Juin 2016. Le tunnel le plus long du monde était inauguré en grande pompe. A la fête officielle, outre les personnalités suisses, étaient présents le président de la République française, la chancelière fédérale allemande, le premier ministre italien. Promesse des États de soutenir et de mener à terme le projet de relier Rotterdam à Gènes par le rail. Fini les camions bruyants et polluants sur les routes des Alpes.

 

Roberta Mantuano alluma son téléviseur pour suivre en direct la manifestation : les collègues de son fils n’avaient pas été invités et Salvatore ne l’aurait pas été non plus. C’était un simple mineur ; les travaux avaient happé sa jeune vie. Les larmes montaient aux yeux de la mère et elle susurra : « ce satané tunnel ».

 

 

Au 13ème siècle, les gens d’Uri avaient leur fierté. Comment pouvaient-ils avouer que le pont suspendu, bijou d’une technique en plein essor – la ferronnerie – était l’œuvre des Walser. Ce pont ouvrait le passage du nord au sud des Alpes.

 

Les Walser était un peuple migrant de paysans de haute montagne ; leurs ancêtres venaient de tribus barbares – les Alamans – qui lors des invasions s’étaient établis à l’est sur le plateau suisse.

 

Selon les dires des gens d’Uri, le diable s’offrit alors à construire un pont en pierre. Dieu intervint sous la forme d’une vieille femme. La pierre dont le malin, trompé, vexé, s’était emparé pour détruire son œuvre, se vit projetée dans la vallée. Tout mythe a une part de vérité ; mais la réalité est dissimulée.

 

Les gorges du Schöllenen étaient flanquées de rochers hauts, lisses, humides qui amplifiaient le grondement de la Reuss. La masse d’eau bouillonnait, se jetait, se précipitait entre les flancs de la roche. Au sommet, Aymen d’Uri, couché, le ventre reposant sur quelques herbes et de la terre, observait, les yeux ronds, grands ouverts comme des billes, le travail que Viktor et son fils effectuaient dans les gorges. Il se tenait à un arbuste tordu par le vent dont les racines avaient prise dans les fissures du rocher.

 

Émoustillé par ce qu’il vit, Aymen d’Uri retourna au village. Il passa d’une maison à l’autre et délivra partout le même message : « Ceux qui parlent « titsch » construisent un pont. Je crois qu’ils vont réussir à ouvrir un passage dans les gorges. » La rumeur amplifia. Le frère informa le beau-frère ; le beau-frère se rendit chez le cousin ; le cousin cria la nouvelle à l’oreille de l’oncle. Ce soir-là, les vaches dans les étables donnèrent moins de lait ou alors les paysans ne surent plus les traire.

 

Le lendemain, douze paires d’yeux observaient la scène : Viktor et ses acolytes parmi les Walser, les pieds nus, mais la main large et ferme terminaient leur œuvre par la pose d’anneaux métalliques contre les falaises. Des passerelles en bois menaient au pont boisé, fixé par des chaînes et consolidé par des pièces de métal.

 

Finalement, ce sont les gens d’Uri qui se chargèrent d’encaisser la taxe de passage aux muletiers et autres commerçants. Quant à la Pierre du Diable – précieusement conservée – elle aura coûté 300.000 francs aux contribuables suisses pour être déplacée de 100 mètres lors de la construction de l’autoroute. Sept siècles plus tard.

 

 

1872. La journée était chaude et ensoleillée en ce mois d’août. Louis Favre s’épongeait le front de son mouchoir blanc, immaculé et brodé à ses initiales en montant les escaliers menant au bureau du président directeur général de la compagnie ferroviaire du Gothard, Alfred Escher. L’homme public, brillant, âgé de 53 ans, portait en lui une vision : un tunnel devait être percé dans le massif du Gothard.

Il fit un appel d’offres à des entreprises, lui le pragmatique dont les intérêts au long des années passées avaient été de faire fructifier l’argent en ouvrant banque et assurance. Politicien habile, il participa à la création de l’École polytechnique ; cette période de progrès techniques exigeait la formation d’ingénieurs.

 

L’offre de l’entrepreneur genevois avait tout pour plaire à l’homme d’affaires alémanique : elle était moins élevée de douze millions que celle des cinq autres concurrents et de plus, la durée des travaux s’annonçait d’une année plus rapide. Le chef d’entreprise francophone ne parlait pas l’allemand, mais il était sûr de lui. Une année auparavant, il avait mené à bien des travaux dans le tunnel du Mont-Cenis reliant la France à l’Italie et la construction s’était achevée plus rapidement que prévu. En effet, en plein chantier, la perforatrice à air comprimé, inventée par l’ingénieur Sommeiller, avait remplacé le marteau et la barre à mine, les outils traditionnels du mineur. De plus, Nobel avait entre-temps inventé la dynamite. Et, son ingénieur conseil et ami, Jean-Daniel Colladon, avait mis au point des compresseurs et des locomotives à air comprimé ; il se chargeait de tous les problèmes techniques et hydrauliques.

 

Louis Favre était sûr de lui en cette journée d’août 1872 à Zurich. Il était assis en face d’Escher, il était confiant et il avait le regard bon. Le secrétaire apporta le contrat rédigé en allemand que le patron commenta. Les deux hommes signèrent. Favre acceptait un délai serré de huit ans pour l’achèvement des travaux et une pénalité de 5000 francs par jour en cas de retard. Il le savait, il pouvait être ruiné, mais il n’y croyait pas. Il signa sous la pression et dans la hâte, sans se donner le temps de faire quelques vérifications ; il ne savait pas ce qui l’attendait.

 

Les deux hommes se frottèrent les mains, ils venaient de conclure l’affaire du siècle. Les journaux du monde entier parleraient du tunnel du Gothard. Il serait comparé au canal de Suez.

 

 

Patrizio et Mauro avançaient dans la galerie. Ils avaient le dos courbé, les genoux pliés, le bras tendu droit devant eux ; la lampe à huile qu’ils tenaient par la poignée éclairait leur route. Le sol s’effaçait sous 30 centimètres d’eau. La paroi rocheuse, noire, luisante, suintait de sueur. Des gouttes d’eau, une à une, se détachaient de la voûte et formaient comme de fins ruisselets. Le clapotis de l’eau jaillissait à l’avancée d’un pas et répondait au clapotement de l’autre pas qui se soulevait. Le chapeau gardait la tête au sec, mais les bottes de cuir montant jusqu’aux genoux étaient détrempées. Les chaussettes de laine et les pantalons, coupés dans une toile épaisse, résistante, ne sècheraient pas avant longtemps. Même la nuit, l’humidité enveloppait les mineurs. Le baraquement était froid. Des planches de bois sur lesquelles étaient posés des matelas faits de blé et de maïs accueillaient les corps meurtris de Patrizio et Mauro tout habillés. Tiziano, le collègue du Piémont, partageait la couche. Pauvres diables !

 

 

Louis Favre était plein de compassion et de gentillesse pour ces ouvriers italiens venus du Piémont et de la Lombardie ; entre latins, ils se comprenaient ; leur mentalité était proche, plus proche que de celle de la population suisse-alémanique. Le patron avait fait construire des bâtiments pouvant accueillir des centaines de personnes tant à Goeschenen qu’à Airolo, mais c’était par milliers qu’ils étaient là à travailler. Que faire ? Et ce n’était pas au patron seul de régler les différends entre ouvriers et population indigène pour laquelle ces ouvriers était la seule source de revenus. Louis Favre voyait cette misère humaine, mais le travail devait avancer et les jours étaient comptés.

 

L’anémie du mineur, maladie identifiée, aura fait des ravages ; elle disparaitra, comme par magie, au lendemain de l’inauguration officielle du tunnel. Mais la faim, la fatigue et la maladie auront fait éclater l’insatisfaction du travailleur sous forme d’une grève en ce jour d’été, le 27 juillet de l’année 1875.

 

Ce jour-là, jour de grève, Louis Favre était absent. Les mineurs élargissaient le tunnel à la dynamite. Paulo creusait un trou dans la roche noire luisante d’humidité avec sa perceuse à main. Il y introduisit le bâton de dynamite. Toni poussa le chariot de la perceuse à percussion à air comprimé. Le manche toucha le rocher et Toni déclencha le coup.

– Baaang , le bruit devint explosif et la fumée épaisse. Paulo et Toni étaient en première ligne et même leurs lampes à l’huile ne parvenaient plus à éclairer les lieux. Les deux hommes peinaient à retrouver leur souffle dans cet air nocif. Paulo jeta sa perceuse à même le sol, s’approcha du contremaître et cria pour être entendu :

– On ne peut pas continuer comme cela. On tousse, on crache noir. Et ce ventre vide, rien à se mettre sous la dent. On va crever !

 

A ces mots, le contremaître répondit :

– Je sais tout cela. Que veux-tu que j’y fasse. Je suis dans le trou moi aussi. Va parler au Grand Che …

À ce moment précis, l’on entendit :

– Gare la mina – via tutti. C’était Paulo qui venait de jeter son cri du cœur et qui emmenait à sa suite vers la sortie les nonante hommes – mineurs, ouvriers, ingénieurs – travaillant sur le chantier.

 

Chacun craignait pour sa vie : une boîte d’explosifs pouvait prendre feu.

Ayant compris qu’il s’agissait d’une fausse alerte, la plupart des travailleurs regagnèrent leurs postes. Seuls, quelques hommes – les mineurs – s’adressèrent à Stockalper, l’ingénieur en chef de l’entreprise Favre. Paulo se fit leur représentant :

– Nous ne sommes plus d’accord de travailler dans ces conditions : l’air est irrespirable sur le chantier et les prix des denrées alimentaires augmentent de jour en jour. Nous voulons un franc de plus par journée de travail.

Stockalper, impatient, irrité, la serviette sous le bras et le nœud de cravate bien fait était déjà en train de se mettre en marche et de poursuivre sa route quand il déclara, la tête légèrement inclinée en directions des hommes :

– Le bureau est fermé maintenant, mais demain, vous pourrez vous y rendre, vous serez réglés et vous serez libres.

 

Le groupe de mineurs quitta le chantier et se dirigea vers le village. Les hommes se sentaient humiliés et lorsqu’ils furent sur la grande route et qu’ils s’arrêtèrent en face de la poste, le buraliste, Monsieur Arnold, entendit ces mots :

– Rendez-vous à huit heures, ce soir.

 

Avant 22 heures le groupe rebelle des mineurs ferma les chemins menant au tunnel. L’équipe de nuit était retenue et empêchée de pénétrer dans le trou noir. Pendant la nuit, l’obscurité résonna de voix et de sons. Le sommeil des habitants de Goeschenen fut perturbé.

 

Le lendemain matin, ce n’étaient pas seulement les mineurs qui furent retenus aux ouvertures du tunnel, mais aussi les ouvriers. Les ingénieurs se tinrent à distance.

 

Stockalper envoya un télégramme à Altdorf au siège de l’entreprise Favre. Il demanda l’intervention d’hommes armés. Le président de commune placarda une proclamation en italien demandant le respect et la libre circulation des citoyens. En effet, François Imhof, l’inspecteur des routes, témoigna de la mésaventure qu’il avait vécue en voulant se rendre ce jour-là à Schöllenen :

– Il faisait chaud, je transpirais, j’avais soif, je me suis assis sur une grosse pierre posée au bord de la route. Je m’épongeais le front avec mon mouchoir à carreaux fraîchement lavé et j’étais en train de sortir ma gourde remplie de vin coupé à l’eau quand trois hommes se sont approchés de moi en vociférant en italien. Effrayé, je me suis levé d’un bond et je me suis mis à courir. Puis je me suis retourné en entendant à distance ces cris barbares et j’ai vu que les trois hommes avaient cessé de me poursuivre et tenaient des couteaux à la main. Je l’ai échappé belle et Dieu merci, j’étais sain et sauf !

 

Le soir de cette deuxième journée de grève, les mineurs refusèrent toujours de se remettre au travail. Les vingt-deux hommes armés, envoyés par le gouvernement d’Uri et stationnés à l’extérieur du village, reçurent l’ordre d’entrer dans la localité. Ils ont été reçus à coups de pierres par les ouvriers du tunnel. Un soldat, touché au visage, spontanément répliqua :

– Attends, sale chien, tu vas voir.

Et il tira. Les jets de pierres s’intensifièrent et plusieurs gardes se mirent à tirer.

 

Quand les mineurs se rendirent compte que leurs deux chefs, Toni et Paulo, gisaient à même le sol, ils prirent peur et allèrent se réfugier derrière la colline, juste à côté du pont. Pendant ce temps, l’armée gravit la colline ; de là, un coup de feu parvint sur la route et blessa un travailleur.

 

La grève, qui avait coûté la vie de quatre personnes, augmenta les tensions déjà existantes entre la Compagnie du Gothard et l’entreprise Favre. Les ordres et les contre-ordres fusèrent concernant la maçonnerie des parois du tunnel. La compagnie avait des problèmes financiers, elle avait besoin de nouveaux soutiens et cherchait à économiser où elle pouvait. Au vu de la qualité de la roche, des pressions du terrain et des infiltrations d’eau, l’entrepreneur envisagea de maçonner l’ensemble du tronçon. La compagnie quant à elle voulait une maçonnerie par intervalles seulement. L’excavation serait alors entièrement aux frais de Favre et le tunnel une fois terminé, la compagnie viendrait couvrir les espaces vierges !

 

Pour Favre, les difficultés techniques liées à la géologie du lieu auront été moindre en comparaison des chicaneries incessantes provenant de la Compagnie et auxquelles il aura dû faire face pour défendre son travail et son honneur.

 

Dans ces conditions, les travaux prirent du retard. Le 19 juillet 1879, sept ans après le début du percement du tunnel, Louis Favre entra dans le tunnel, à sept heures du matin, à l’ouverture de Goeschenen. Il était en compagnie de Stockalper, l’ingénieur en chef. Le tunnel long d’environ quinze kilomètres devait encore céder un kilomètre et demi de roche.

 

Les deux hommes étaient sur le chemin du retour, il était onze heures du matin, Louis Favre fut pris d’un malaise et mourut sur le coup. C’étaient les pieds devant, porté sur une civière qu’il était sorti de sa grande œuvre. Mais les travaux une fois terminés, il aura été le premier à franchir l’ouverture : un ouvrier portait, les bras tendus et les mains ouvertes, la photographie encadrée de l’entrepreneur Louis Favre.

 

Les travaux de percement du tunnel avaient pris du retard – quatorze mois de plus que prévu. Les autorités politiques de la Confédération renflouèrent la caisse de la Compagnie et la sauvèrent de la faillite. Quant à l’entreprise Favre, elle avait retrouvé une cheffe en la personne de la fille de Louis Favre. Mais les chicaneries n’avaient pas cessé : la Compagnie ne voulait pas renoncer aux indemnités de retard, alors que le contrat signé en 1872 stipulait une amende au cas où la construction inachevée du tunnel nuirait à l’exploitation de la ligne.

 

Cet argent ne fut pas versé à la Compagnie du Gothard et l’entreprise Favre, l’Œuvre achevée, mit la clé sous le « paillasson ».

 

Comble de l’ironie, les lignes d’accès au passage souterrain ne furent terminées que quatre mois après l’achèvement des travaux dans le tunnel. Et comble de l’histoire, le dernier million que l’Allemagne paya pour le percement du tunnel provenait du tribut de guerre : les rouleaux d’or portaient le sceau de la France.

 

 

L’ancien conseiller fédéral, Didier Burkhalter, dit si justement que le Gothard existe dans les gènes de la population suisse.

 

L’homme ou la femme originaire de ce petit coin de terre situé au cœur de l’Europe est animé d’un double sentiment : l’ouverture vers l’autre et le repli sur lui-même. Le paysan travaille pour autrui, nourrit la population, mais il a le dos courbé à force de se baisser vers la terre. Le guide de montagne regarde en direction du ciel lors d’une ascension, mais c’est le dos voûté qu’il redescend les chemins escarpés des hauts sommets.

 

L’auteur et penseur Denis de Rougemont imaginait le Gothard comme un lieu de Résistance contre la montée du nazisme.

 

Le général Guisan en a fait le Réduit national lors de la 2ème guerre mondiale : des fortifications creusées dans les entrailles du massif montagneux étaient capables d’abriter  une partie de l’armée durant de nombreux mois.

 

Le portail sud du tunnel à Airolo – dans les dernières années du 19ème siècle – servit de refuge contre l’ennemi. L’Italie signa un pacte avec ses alliés germaniques et austro-hongrois au nord et cela au détriment de la France. La Suisse craignait une guerre ; elle observait.

 

Finalement, le seul combat sanglant dans la région – la dernière année du 18ème siècle – fut celui du général russe Souvorov mené contre les troupes napoléoniennes. Ce chef de guerre traversait les Alpes comme Hannibal.

 

Le Gothard cessa à cette époque d’être perçu comme la plus haute montagne des Alpes.

 

Dès le 12ème siècle et avant le percement de la montagne, c’était à pied, en mulet, en diligence, en luge l’hiver que des hommes courageux affrontèrent les caprices de la nature pour se rendre du nord au sud des Alpes. Ce combat de l’homme contre les éléments était identique à chaque fois qu’il s’agisse de la construction du pont où dieu et le diable se croisèrent, ou encore lorsque les ouvriers s’opposèrent aux patrons et firent grève lors du percement du premier tunnel ou finalement à l’époque où les scientifiques  se donnèrent pour tâche de maîtriser les outils technologiques mis à leur disposition. Et chaque fois, l’homme sortit vainqueur …

 

 

Gare de Zurich. Samedi 19 janvier 2020. Sebastian traçait sa route sur le quai numéro 31. Il était pressé, il voulait se rendre tout à l’avant du train où il espérait trouver une place assise ; le départ était prévu dans quelques minutes. Il portait sur les épaules – comme un sac à dos, un sac de sport dont les deux anses encerclaient les omoplates. Le temps était humide, il avait plu toute la journée et les gouttes de pluie tombées à sa sortie du tram bleu blanc – aux couleurs de la ville – brillaient sur son manteau bleu foncé trois quart.

 

Sebastian aperçut une dernière place assise dans la nouvelle rame Giruno qui reliait le nord au sud des Alpes en passant par le nouveau tunnel du Gothard. Il s’était arrêté dans le couloir et un jeune homme au pantalon-training gris replia ses jambes allongées jusqu’au bord du siège qui lui faisait face. Il enleva, nonchalamment et d’un geste large, son sac à dos déposé à son côté, sur le siège. Sa voisine, dérangée elle aussi par le nouvel arrivant décroisa les jambes. Sebastian prit place sur le siège droit et confortable au tissu gris chiné et à l’appui-tête en cuir anthracite. L’espace à disposition de ses longues jambes – dont les pieds étaient pris dans des chaussures pointues – se montrait généreux. Les fenêtres du wagon paraissaient grandes et longues et laissaient le regard capter l’étendue du paysage qui défilait.

 

Le voyageur d’une trentaine d’années, à la coupe de cheveux courte, stricte et vêtu d’une chemise bleu ciel sortit l’ordinateur de l’étui qu’il portait sous le bras et qu’il déposa sur la tablette pliable installée sous la fenêtre. Il se mit à programmer. Les cliquetis des aiguilles à tricoter de la dame aux cheveux gris assise en face de lui répondaient au bruit métallique des touches du clavier de l’ingénieur.

 

Le compartiment rassemblait quatre personnes qui ne se connaissaient pas et qui étaient perdues dans un monde de réflexion ou de distraction. Pas un regard, ni une parole ne s’échangèrent jusqu’à l’arrêt du train suivant : Zug. Arrivée 10h32. Départ 10h34. Nombreux étaient les voyageurs à monter dans le compartiment. Les places assises étant occupées, ils restaient debout. Hommes, femmes, jeunes ou vieux, enfants, chargés de bagages avançaient dans le couloir pour éviter l’encombrement sur la plate-forme. Sebastian céda sa place à un vieil homme et rejoignit le passage. Un voisin éternua et se moucha, une dame répondit à un appel téléphonique, un petit enfant se mit à pleurer quand la voix du chef de train résonna dans le microphone :

– Mesdames et Messieurs, en raison du nombre élevé de passagers dans notre train et pour des raisons de sécurité lors de la traversée du tunnel, nous cherchons des volontaires qui quitteraient le train à Erstfeld et attendraient une prochaine correspondance. Une évacuation en toute sécurité en cas de panne ou d’incendie dans le tunnel est la raison de notre demande. Les personnes compréhensives sont priées à leur descente du train de s’adresser aux contrôleurs qui se tiendront sur le quai à l’avant et à l’arrière du convoi. Un bon, en guise de dédommagement, sera remis aux volontaires. Le « team » d’accompagnement vous remercie de votre compréhension et vous souhaite un agréable voyage. Meine Damen und Herren … Signore e Signori … Ladies and Gentlemen …

 

Sebastian se dit que finalement il n’était pas pressé d’arriver à Milan : un voyage devenait confortable quand on était assis. Peu importait qu’il s’agît du récent train à grande vitesse ou d’un train régional. Il descendit.

 

Les voyageurs-volontaires furent informés par haut-parleur que le RegioExpress parviendrait en gare dans treize minutes. Les deux contrôleurs se rejoignirent et échangèrent entre eux dans une langue chantante comme l’allemand et aux consonances italiennes. Sebastian tendit l’oreille : il saisissait quelques mots d’allemand et comprit qu’il s’agissait du romanche, la quatrième langue nationale de la Suisse. Le vieil homme à qui Sebastian avait cédé sa place regarda le jeune homme descendre les escaliers menant au passage sous-voie et pensa qu’il avait eu de la chance d’occuper le siège. Il aurait été encore debout.

 

Devant lui, Sebastian remarqua une jeune femme au manteau gris et aux longs cheveux bruns. Ils se retrouvèrent l’un à côté de l’autre, mais séparés par quelques mètres sur le quai numéro 4 en attente du RegioExpress. Ils étaient tous deux plongés dans leurs écrans. Ils semblaient vivre dans une bulle, un monde virtuel très intéressant, très important. Rien dans leur aspect extérieur, dans leur beauté propre à la jeunesse, ne laissait présager l’émotion intérieure et les pensées de l’un et de l’autre. Les papillons envahirent leurs corps. Magie alchimique de la rencontre amoureuse. Sebastian suivit Carla qui la première monta dans le train. Il la talonna et prit place à gauche, puisqu’elle s’était installée à droite. Ils ne se parlaient ni ne se regardaient. Ils avaient à nouveau le regard fixé sur leurs petits appareils électroniques.

 

Le train démarra, ils entrèrent dans le tunnel du Gothard. Dans son trouble, Sebastian spontanément s’écria :

– Mais il n’y a plus de wifi !

Carla laissa éclater un rire franc et, courageuse, telle une femme répliqua :

– Il n’y a le wifi que dans le Giruno.

– Ce que je suis bête, on est sous terre, sous le massif, ajouta Sebastian. C’est vrai, sur les autres lignes ferroviaires, mêmes les liaisons téléphoniques sont coupées à l’entrée d’un tunnel. Ah ce Gothard quel défi technologique, quelle avancée dans de nombreux domaines !

– Oui, il était temps d’avoir un nouveau tunnel, reprit Carla, le précédent datait de 1882. Mais chaque progrès a son revers : mon oncle a perdu la vie lors de la construction. Il a été renversé par une machine de chantier.

– Toutes mes condoléances. Il habitait la région ?

– Ma famille vient d’Airolo. Moi-même, j’y ai passé toute mon enfance. Une enfance de rêve dans un petit village de montagne.

– Et vous n’habitez plus à Airolo ?

– Je vis à Bellinzona et je travaille à Erstfeld, donc je passe et repasse le Gothard. Et vous ?

– J’habite à Zurich et je travaille à Berne. Je vais à Milan assister à une conférence. Ah voilà, nous sortons du tunnel. Nous avons de nouveau le wifi.

 

Les deux jeunes gens ne pouvant poursuivre plus avant leur dialogue sans tomber dans la confidentialité se réfugièrent dans leurs bulles, c’est à dire les écrans. Peu avant Bellinzona, Carla se prépara : elle rangea son portable dans son sac à main et enfila son manteau. C’était alors que Sebastian prit son courage à deux mains et dit :

– J’ai vu tout à l’heure qu’Airolo était une station de ski. Je pourrais une fois y venir skier et vous pourriez m’indiquer un hôtel.

 

Le train freina, arriva en gare et Carla lança :

– notez mon numéro de téléphone : 079 771 21 84. Appelez-moi quelques jours avant de venir. C’était un plaisir de vous rencontrer. Au revoir et à une autre fois !

Elle se leva, s’avança dans le couloir, se retourna et s’écria :

– Je suis sur WhatsApp, si jamais …

 

Sebastian se réjouissait de son séjour à Milan : bien sûr qu’il assisterait à des conférences de ses collègues scientifiques venus du monde entier, il ferait le job. Cette année, il n’était heureusement pas conférencier. Avant son départ, il avait prévu de faire quelques bons repas – pâtes, pizza, viande grillée, crème-désert, vin de la région – mais l’appétit n’était pas de la partie. Même le dôme qu’il aimait tant regarder à différents moments de la journée – le marbre changeait de couleur en fonction de la lumière – l’indifférait. C’était à l’hôtel qu’il se sentait le mieux et assis sur le lit, il écrivit ce message :

« Accepteriez-vous, les 25 ou 26, à l’heure qui vous conviendra de prendre un café avec moi à Bellinzona, Airolo ou Erstfeld ? »

 

Il lisait et relisait le message et se persuada qu’il n’avait rien à perdre : si elle refusait, il ne la reverrait de toute façon jamais. Message envoyé ! Et il savait enfin qu’elle s’appelait Carla Bonafiza ! Et Google chercha Carla Bonafiza, Bellinzona. Il apprit que Carla avait ou avait eu, un ami du nom de Mauro Tossani puisqu’elle figurait à ses côtés sur l’annonce de décès de la grand-mère de celui-ci ; l’avis mortuaire avait paru dans le journal local. Il savait aussi que Carla avait présenté aux autorités, lors de l’inauguration du tunnel du Gothard, un petit spectacle de théâtre qu’elle avait monté avec ses élèves de l’école primaire d’Erstfeld. Elle était donc institutrice. Il apprenait aussi qu’elle avait disputé plusieurs matchs de volley-ball contre des équipes adverses de la région.

 

Et voilà qu’un signal sonore lui annonçait la venue d’un nouveau message : c’était elle.

« Oui pourquoi pas. Nous pouvons nous rencontrer le mardi 26. Je suis libre entre 11h00 et 13h30. Je propose le café qui se trouve en face de la sortie de la gare à Erstfeld. Vous pourrez ainsi prendre le Giruno et profiter du wifi pendant la traversée du tunnel ! »

 

Sebastian pour cacher son empressement ne répondit pas immédiatement au message, mais il savait déjà que le mardi 26 janvier 2020 à 11 heures, il serait au rendez-vous.

 

En tirant la poignée de la porte de verre du Café Gothard, Sebastian reconnut Carla de loin. Elle était assise au fond, les lèvres rouges souriantes, les cheveux relevés en un chignon de forme cylindrique comme posé au centre du crâne. C’était la mode du moment. Le dos appuyé contre le dossier de cuir noir dans l’angle du mur, d’un geste elle invita Sebastian à prendre place à côté d’elle. Le haut-parleur diffusait les sons et les paroles de la chanson déjà ancienne, mais toujours moderne « Let it be » des Beatles. L’éclairage était chaleureux, tamisé …

 

Assis à la fenêtre, dans le sens contraire de l’aller, Sebastian peinait à rester tranquille dans le compartiment. Il avait envie de bouger, de courir pour apaiser ce cœur qui souffrait momentanément de tachycardie. Son esprit rejouait en boucle sa rencontre avec Carla. Sa pensée le torturait quand il songeait à Mauro : ils se connaissaient depuis l’adolescence et vivaient ensemble depuis deux ans. Mauro était cuisinier et il travaillait tard le soir. Carla se retrouvait souvent seule. Mais leur relation était solide, ils se comprenaient sans parler. Et leur entente reposait sur la franchise : Carla avait dit à Mauro qu’elle devait rencontrer Sebastian pour parler de ski et de la station d’Airolo. Et Mauro avait répondu :

– Tu ne pouvais pas lui indiquer le nom de la pension par courriel. Le Zurichois doit savoir cliquer sur un site web ».

 

Sebastian déposa un sac et son matériel de ski à la réception de la petite pension à Airolo. Il profita de la proximité de l’Italie pour se rendre à Milan et y rencontrer un collègue revenu d’une conférence scientifique à l’Université de Wuhan en Chine. Il se rappela le voyage qu’il avait lui-même effectué deux ans auparavant : sa visite express, en taxi, entre deux avions, de la ville de Pékin et les grandes avenues bordées de gratte-ciel où tôt le matin et tard le soir les voitures défilaient sur la chaussée et où les piétons avançaient d’un pas rapide sur les trottoirs. Il se souvenait aussi de ces marchés à ciel ouvert où cohabitaient épices et volailles vivantes.

 

Il n’avait fait que passer dans ces lieux d’où avait émergé le Coronavirus qui avait terrorisé le monde entier durant plusieurs mois.

 

Lors de son séjour à Airolo, il ne vit que brièvement Carla : elle devait déposer un colis chez ses parents et reprendre le train car Mauro l’attendait. Ils se rencontrèrent à la gare devant la porte vitrée qui ouvrait le passage sur les quais. Le temps pressait, le train en direction de Bellinzona devait arriver dans cinq minutes. Sebastian raconta que le domaine skiable était mieux qu’il ne l’imaginait et que la neige poudreuse laissait glisser les skis aisément. Il n’avait pas dit que le jour entier ses pensées avaient été tournées vers elle et qu’étant seul, il n’avait pas profité pleinement de la journée. Le temps pressait, Sebastian s’approcha de Carla ; celle-ci lui posa la paume de la main sur l’arrière-bras. Sebastian, encouragé en profita pour serrer Carla dans ses bras. Ils s’embrassèrent. Le train se fit entendre, Carla se détacha de l’étreinte et s’écria :

– On se revoit ?

 

Les premiers symptômes apparurent quelques jours après la rencontre. Sebastian souffrait de maux de tête violents, il avait de la fièvre et il toussait. Il pensait avoir attrapé la grippe. Pourquoi ne s’était-il pas fait vacciner cet automne ? Pourquoi se croyait-il toujours au-delà du risque ? Sa fragilité le rendait humble. Dans son studio, il avait déplacé son lit pour se mettre face au téléviseur. Il retrouvait une habitude qu’il avait enfant lorsque sa mère lui permettait de regarder des bandes dessinées sur le petit écran les jours où il devait garder le lit.

 

Il somnolait, s’endormait à moitié quand tout à coup le présentateur du journal télévisé annonça qu’une épidémie se développait en dehors du territoire chinois. Une chauve-souris en vente sur le marché de Wuhan aurait contaminé un autre animal qu’un être humain aurait ensuite manipulé. La nouvelle s’était répandue et fit la une de l’information. Les premiers malades se firent dépister. Sebastian croyait encore à une grippe saisonnière, mais sa température augmentant constamment, il prit peur et décida d’appeler l’hôpital.

 

De retour à la maison, après avoir été diagnostiqué positif au virus et prié de rester chez lui jusqu’à la guérison, il prit conscience d’avoir peut-être contaminé Carla et il choisit de lui annoncer la nouvelle par téléphone.

 

Carla et Mauro à leur tour, quoiqu’en étant l’un et l’autre encore en bonne santé, conclurent qu’ils devaient présenter leur nez au long coton-tige du dépistage. Seule Carla fut déclarée positive. Afin de freiner la propagation du virus, la direction de son école décida une fermeture de l’institution pour quelques semaines. Mais la grande question était de savoir où elle irait pendant sa maladie. Mauro ne la voulait pas dans l’appartement commun, ses parents à Airolo risquaient d’être à leur tour contaminés et elle n’était pas suffisamment atteinte pour occuper un lit d’hôpital. Sebastian au grand cœur ouvrit grandes les portes à la maladie et à l’amour …

 

Carla sentit que cette nuit-là il s’était passé quelque chose d’étrange, de spécial … Instinctivement elle savait … Et neuf mois plus tard …

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