Créé le: 30.09.2017
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Proximité

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© 2017-2024 Fiamma

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On trouvait tout ce qu’on voulait au marché du samedi qui venait s’installer comme une évocation champêtre au cœur du béton. Comme cela faisait du bien ! Des mini-terrines maison, des taillés aux greubons feuilletés à souhait, de grosses boules de pain avec une vraie croûte façonnées par un vrai boulanger, des pommes du coin avec des vers dedans (garantie écologique, le ver !) et aussi des salades : des vertes et de pas mûres.
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Proximité

On trouvait tout ce qu’on voulait au marché du samedi qui venait s’installer comme une évocation champêtre au cœur du béton. Comme cela faisait du bien ! Des mini-terrines maison, des taillés aux greubons feuilletés à souhait, de grosses boules de pain avec une vraie croûte façonnées par un vrai boulanger, des pommes du coin avec des vers dedans (garantie écologique, le ver !) et aussi des salades : des vertes et de pas mûres. Il y avait au marché ceux qui vendaient leur récolte, ceux qui semaient des pensées pour récolter des signatures ou des voix en vue des élections, ceux qui semaient juste des rumeurs pour la rumeur, bref, de quoi remplir son cabas. Ces mélanges de pousses et de phrases urbaines apportaient du croquant et de l’ambiance dans la vie de Lucero Maria del Pilar Dos Santos de Jesus qu’on appellera, par souci d’économie, Lucie.

 

Elle aimait s’y rendre chaque samedi matin. Flâner, bavarder, se fournir en légumes pour sa ratatouille aux herbettes, en nouvelles du coin et en politique de saison pour son mur Facebook de plein air. Entre marchandage et bavardage, les court-métrages sur l’actualité et la vie des autres se répandaient à haut débit. Si Lucie aimait le verbe de quartier et les histoires en tout genre, elle héritait cet intérêt des Postes, où elle avait égrené des vies en enveloppe et servi des clients avant sa thrombose. Même si elle restait très proche du quotidien des petites gens, on ne pourrait pas pour autant la qualifier de femme terre-à-terre. Elle s’intéressait aussi aux hautes sphères comme la politique, qui complétait si bien le feuillage bigarré du marché.

 

Elle s’entretenait avec les différents partis. Elle écoutait la droite, elle était d’accord. Elle écoutait la gauche, elle lui donnait raison. Ensuite elle prêtait oreille à ceux qui récoltaient des signatures pour ou contre l’embryon, l’avion, la pension. Il fallait de la concentration, l’oreille se fatiguait vite de toute cette argumentation. On lui présentait les pour, elle était pour. On lui détaillait les contre, elle était également pour. Ainsi ne pouvait-elle jamais se positionner. La voie du milieu, personne ne la lui présentait. C’est pourquoi elle préférait ce qui était clairement observable, les faits. Les faits des autres. En tant qu’agent de renseignements, elle était redoutable.

Ce samedi-là, elle était doublement contente car elle avait l’occasion de rendre service à sa voisine, Madame Turisi et ça l’enchantait. Qui n’aime pas se sentir gentil ? Qui n’aime pas se sentir utile ?

Claudine Turisi souffrait. Doublement, elle aussi. Cloîtrée dans la maison, elle avait manqué le marché paysan tellement ancré dans ses habitudes. Pire, la femme active qu’elle était devait éviter de bouger, sinon l’infection à la cheville risquait de se propager dans le reste du corps. Pour l’instant, sa vie se déroulait au ralenti. À chaque pas, c’était arrêt sur image. Du moins cela lui permettait de redécouvrir la déco de son appartement. Le paysage d’hiver de peintre inconnu aux mains gelées, acheté au marché aux puces, les bibelots héritage de famille, les disques vinyles orphelins d’oreille mélomane. Tiens, si elle mettait un disque ? Ça faisait une éternité que Ricardo Cocciante gisait au clair des silences. Son « Coup de soleil » inonda l’appartement et le cœur de Claudine, qui oublia ainsi la douleur. Petit à petit, il dégourdissait les mains du peintre dont l’hiver devenait éclatant et chaleureux. La musique peut-elle changer les reflets d’un tableau, telle la lumière se jetant à rayons perdus dans les sillons de la matière noire ?

Pour la première fois de sa vie, Claudine avait demandé de l’aide obligée forcée. Elle n’aimait pas faire appel aux autres, entrer dans ce manège-là. Si quelqu’un nous rend service, on doit être prêt à le lui rendre, on continue de se sentir obligé et on perd sa liberté. C’est un engagement pour l’avenir et son avenir, elle le voulait tranquille, sans complications. Car si on noue un lien, comment s’en défaire après ? Pour Claudine, c’était une forme d’esclavage à perpétuité.

Elle ne pouvait pas non plus demander l’aide de son mari, malgré la disponibilité de ce dernier. De toute façon, il sortait retrouver ses vieux copains à la Place du Marché, prendre un verre et jouer aux échecs. Claudine n’appréciait pas cette fugue du samedi, ni de le savoir en compagnie de Monsieur Rizzo, ancien Jules qui aimait bien les primeurs du marché, mais pas dans leur version végétale. Et puis les échecs, c’est looong et exigeant, ça demande beaucoup de lucidité difficile à retrouver après un verre qu’il n’osait pas refuser, par simple politesse. Mais s’il prenait bien un verre, il ne se rappelait plus si c’était le troisième ou le quatrième. Faire le marché par contre, c’était défendu depuis qu’il était retourné avec des tomates flétries et un cœur pourri d’artichaut achetés chez les faux fermiers qui s’approvisionnaient en gros. Cet échec des commissions marqua le début de l’embargo sur le choix masculin des produits. Alors, le mari de Claudine passait son samedi au marché sans pour autant toucher au panier de la RDA. Aucun rapport avec l’Allemagne, mais avec la politique, si ! Celle-ci veillait à remplacer les mots incorrects, alors que la réalité désignée pouvait attendre. Le Monsieur Contrôleur des mots était convaincu que la femme serait plus heureuse en tant que « responsable des achats » qu’en tant que « ménagère ». Rien à dire sur le panier.

Sans d’autre famille ni de vraies amies, Claudine décida malgré tout de demander de l’aide. Mais à qui ? Quatre étages fois trois, cela faisait onze aides potentielles. Le cœur serré et la cheville endolorie, elle était descendue jusqu’à l’interphone pour sonner dans l’ordre chez Madame Bovey, Amiguet, Duflon et Neukomm. Celles-là, elle les avait croisées à la buanderie et connaissait leurs arthrites respectives. Ensuite chez Madame Cuccurullo. Elles avaient déjà parlé du temps qu’il faisait. Quant à Madame Ait el Abid, elles avaient échangé des bonjour comment ça va bien merci et vous ça va ça va bien merci. Les autres locataires étaient des couples avec ou sans enfants, avec ou sans bonjour. Mais Madame Dos Santos, elle voulait l’éviter à tout prix. Malheureusement, c’était la seule à avoir répondu. Généralement les gens opposaient à la sonnette un silence parfait pour dissimuler leur présence. Comment distinguer entre les vendeurs ambulants de systèmes d’alarme pour vous défendre des intrusions, les dames « Témoins » de faits extraordinaires qui voulaient vous en faire part, les gamins qui jouaient à l’interphone et la pauvre voisine dans la détresse ? Tout ce petit peuple qui mettait l’espoir ou l’inconscience au bout du doigt sonnait, sonnait, sonné. Tout ce petit monde qui énervait exaspérait turlupinait.

Ainsi avait-elle demandé à Lucie de lui rapporter ses salades. Elle avait le don de raconter, celle-là. Elle devait venir d’une famille à transmission orale. Si on faisait le décompte depuis vingt ans de voisinage, Lucie et Claudine avaient passé quatre ans ensemble dans la cage d’escalier pendant que le rôti au four devenait cendré et le mari de Lucie, fou de rage et mort d’inanition. Presqu’une vie à pa-po-ter, bla-bla-ter, pabloter encore. Car la conversation tournait beaucoup autour de Pablo et de ses aventures.

C’était justement pour cela que Claudine voulait l’éviter. Quand elle croisait Lucie malgré tout, elle se sentait obligée de l’écouter et de répondre à ses questions par pure politesse. La politesse était l’une de ses valeurs les plus chères, celle qui la menait au bout de l’implosion car sur son visage, on n’y voyait goutte. Non, on ne voyait pas l’envie de rentrer au plus vite, de retrouver Pablo et son fauteuil avec un livre posé dessus, ni l’effort qu’elle faisait pour comprendre Lucie malgré son accent. Les « ô », les « ou » à la place des « oe, u » donnaient des maux de tête à l’ancienne maîtresse d’école. Quant aux « rrr » tellement marqués, ils l’agressaient. Encore plus difficile à tolérer que le rrroi à la Révolution française !

Vers dix heures, Claudine Turisi décida de noyer sa solitude dans une deuxième tasse de café en écoutant une énième déclaration d’amour que Dalida rejetait à coup de « Parole ». Elle aurait dû être déjà là, Madame Dos Santos. En effet, quand on parle du loup, on en voit le cabas. Lucie sonna et s’arma de patience. Avec une cheville immobilisée, c’est difficile d’ouvrir une porte.

– Bonjour Madame Claudine ! Comment ça va, ma pauvre ?

– Ça va lentement, merci. Mais entrez, entrez seulement.

Lucie jeta un coup d’œil dans l’appartement sombre, indécise.

– Vous êtes sôle ?

– Oui, depuis un moment.

– Et Pablo ? Il est là ?

– Oui, il est là. Mais vous n’avez rien à craindre. Il n’a rien contre vous.

Il y avait en effet de quoi se méfier. Pablo était responsable de violence envers celle qui l’aimait le plus au monde, Claudine Turisi. Malgré les stigmates violacés qu’elle portait à présent sur ses membres inférieurs, elle considérait toujours Pablo comme un membre supérieur de sa famille. Pour Lucie, c’était inconcevable. Elle l’aurait chassé sur le champ.

– Il a de la chance, Pablo. Que vous avez bon corrr, Madame Claudine !

– Vous savez, ce n’est pas de sa faute. C’est la crise de la quarantaine.

– Mais ça loui fait quel âge, maintenant ?

– Dix ans.

Elle regarda attendrie le soyeux chat noir aux yeux verts attendris qui vint se frotter contre sa cheville endolorie.

– Et puis, il me fait tellement de bien. On dirait qu’il m’enlève la douleur avec la main.

– Après ce qu’il a fait, c’est la moindre des chossses. Il vous mord comme un sauvage et vous l’accoïllez toujours chez vous, vous le nourrissez…

– Ah, non, dans sa petite tête, c’est exactement le contraire. Vous savez ce que le vétérinaire m’a dit ? C’est pas lui qui habite chez vous, Madame, c’est vous qui habitez chez lui.

– Ça alors…

Lucie avança vers la table de cuisine comme si elle marchait sur des œufs d’élevage en plein air. Elle sortit du cabas la feuille de chêne fraîchement coupée, les tomates cœurs de bœuf de proximité.

– Regardez moi ces belles corrr de bôf, Madame Claudine.

Claudine l’invita à prendre un café pour la remercier. Les mains sur la tasse chaude, Lucie commença à déballer son panier d’actualités du quartier.

– Vous savez qui tient un stand au marché ? Je regarde, je ne crois pas mes yôx. Les Roudane !

Les Roudane sont une famille nombreuse dont on taira l’origine pour être xénophobiquement corrects. Ils essaient de se faire une place dans leur nouveau pays dont ils sont très contents. Avoir déjà une place au marché, c’est un bon début.

– Comment ? Ils sont maraîchers maintenant ?

– Ah ouuui ! Ils ramassent lôrs frouits chez Taligros. Après, ils revendent moins cher que les Fresnet de Vottens, maraîchers de père en fille. Et les nouveaux du quartier, ils savent pas. Ils achètent des prrounes pour des prrounes. Et pour être sympas, ils papotent avec chaque client. Vous savez ce qu’ils disssaient aux nouveaux du quatrième, les jôns étrangers avec le gamin qui met du chocolat sur le miroir de l’ascensorrr ? Eh bien ils disssaient « …Ben, nous, on a été obligé de quitter le pays. Arrivés en France, on nous crevait les pneus. Ensuite, on est venu en Suisse. Ici, ils sont froids, mais ils nous foutent la paix…»

Obligé, mon oïl ! C’est pot-être qu’ils emmerdaient tout le monde. Même là, ils ont besoin d’oune Mercedes pour transporter la marchandissse et après ils se garent sur le trottoirrr, même sur la place de jô à côté du toboggan. Pauvres gamins !

– Et la police ne faisait rien ?

– Ben, la police était occoupée avec le gamin des jôns du quatrième, là.

– Mais qu’est-ce qu’il a fait ?

– Ben, il a disparou.

– Oh, non !

– Si, si. Pourquoi croyez-vous que j’arrive si tard ? J’ai donné un coup de main.

– Et vous l’avez retrouvé ?

– Euh…plouss ou moins….Il faut que je vous raconte. Le mari papotait avec les Roudanes et il rigolait si bien qu’il n’a rien vou. Tout à coup, sa femme vô mettre ses pommes dans le filet de la poussette et là, rien. Trop de place pour les commissions. Mais où est le petit ? Le monsieur, blanc le pauvre : « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! » Vous imaginez ! J’aime pas trop les traces du gosse sur le miroir de l’ascensorr tout collant, mais ça m’a fait quelque chose. Je ne souis pas un monstre, moi. Du coup, ils ont alerté tout le monde. À la fin, c’est moi qui l’ai trouvé vers la place de jô, mais j’ai dit à personne. Je ne pouvais pas, ils auraient piqué oune crise.

– Non, c’est pas vrai, mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

– Il souffrait, le pauvre, tout en larmes, parce qu’il voulait faire un dessin sur la voiture des Roudane et il ne trouvait pas de clou. Horosement que j’avais oune barrette à chevô dans mon sac. Il a du talent, le petit. J’ai vou qu’il était bien là, je l’ai laissé en train de dessiner et je souis rentrée.

– Ah, oui, vous avez raison. Il faut pas se mêler des choses qui ne nous regardent pas.

– Je savais, moi, que vous compreniez tout. Vous êtes oune bonne personne, Madame Claudine, pas comme les Roudane. Comment osent-ils dire que les Souisses sont froids ? Moi, je vous ai toujours trouvée chaude et je ne souis pas la seule.

– Vous savez, vous parlez très bien le français, c’est pas ça, mais on ne dit pas « chaude », on dit…euh…

– Oui, oui, je sais, on dit chaudasse. J’ai bien entendu Monsieur Rizzo, du numéro 14, papoter avec votre mari au bistrot sur la Place du Marché : « Mais ché té dis que ta femme, ché l’ai connue avant toi ! » Et après, il a dit que du bien de vous. « Elle dansait si bien ! Elle chantait si bien ! Elle était oune vrai chaudasse, hein ? »

Claudine commença de se trémousser sur sa chaise, se brûla avec le café. Elle fit comprendre à Lucie qu’elle devait préparer tant bien que mal le repas de midi, prit congé et se plongea dans une lourde réflexion. Comment allait-elle expliquer tout ça à son mari ? La sincérité, pour lui, c’était comme la politesse pour elle. Il y tenait. Comment lui en parler ? C’était juste du passé, du passé camouflé. Après tout, ce n’est pas un péché, d’omettre de dire des choses. Ah, oui, elle lui donnera l’exemple de cet homme politique sympathisé par son mari qui avait percé à Berne grâce à une omission. Sur son CV, il avait écrit « bilingue », sans préciser les deux langues en question dont aucune n’était celle demandée, c’est-à-dire l’allemand.

Quand son mari rentra, elle prit un air calme et intéressé :

– Alors, ta matinée ?

– Ben, c’était sympa mais je me sens vraiment minable.

– Pourquoi ?

– Tu connais Ricardo ?

– Euh…

– Ricardo Rizzo. Il m’a rappelé que tu savais chanter si bien ! Il a dit avec son petit accent, celui qui nous fait bien rire, que tu étais « oune vraie Chô Dassin ». C’est vrai, hein ? Et moi, je ne t’ai jamais encouragée à continuer…

L’été indien jouait avec la lumière sur les traits de l’homme rappelé à l’amour des débuts. C’était la première fois que Claudine remarquait l’argent et le gris perle des tempes qui allaient si bien avec ses yeux verts. Il lui tendit le bouquet caché derrière son dos. Claudine sourit : les fleurs n’étaient pas de proximité. Le chat s’approcha poussant un miaulement terrible, les poils hérissés. Le soleil le peignait en noir animal, aile de corbeau et cassis. Comme il était beau !

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