Chapitre 1

1

En cas de confinement, les mots, parfois, confinent aux rêves. C'est ce que va apprendre Gaëlle à ses dépens.
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Princesse Galactica

Princesse Galactica s’envola sur son nuage blanc. Moelleux et duveteux, il l’emmenait, loin, loin. Un léger souffle la guidait, le long de volutes anacoluthes. D’ostensibles anachorètes la saluèrent au passage, de même que d’iconoclastes sybarites perchés haut dans le ciel par mesure d’autoconfinement. Leurs regards voilés par la lumière des étoiles accompagnèrent le glissement gracieux du nébuleux vaisseau.

De chauds rayons dardés l’atteignirent et transpercèrent paisiblement le bouclier épidermique de la princesse, la plongeant dans un profond sommeil. Elle vogua encore jusqu’au matin autour de la voûte céleste, bercée par le vent solaire qui pulsait une douce chaleur concentrique.

Un son incisif perça alors les oreilles de Galactica. Un marteau-piqueur n’aurait pas martelé avec moins de grâce les tympans de son altesse sérénissime, qui en perdit sa légendaire sérénité. Elle entrouvrit alors un oeil timide et encore engourdi par son doux voyage nocturne. Qui venait perturber son réveil et ses rêves cotonneux? Cet impudent allait payer de sa vie pour oser déranger sa Majesté en plein ressourcement.

Gaëlle envoya valdinguer l’innocent réveil qui, sans penser à mal, avait accompli son office matinal. Il s’encastra dans le mur latéral, à proximité d’un poster de « Guns and Roses », qui l’avait échappé belle.

« Zut, songea-t-elle, cela faisait longtemps que je n’avais pas fait un aussi joli rêve. J’aurais bien aimé le prolonger un peu. »

Gaëlle avait l’habitude de faire des rêves. C’était même une des spécialités dont elle s’enorgueillissait le plus. Ils étaient tellement plus exaltants que ce qu’elle vivait au jour le jour. Surtout depuis que ce satané virus, Covid machin-truc sévissait un peu partout. Tous obligés de rester calfeutrés chez soi, comme si c’était la peste et le choléra qui s’étaient abattus ensemble sur la cité. En plus elle-même n’était pas à risque, du haut de ses 13 ans. Tout ça pour ces gériatres cacochymes et valétudinaires qui n’en avaient de toute façon plus pour longtemps… Gaëlle s’en voulut aussitôt d’avoir pensé « d’aussi vilaines choses », comme aurait dit sa mère. Mais il fallait bien dire que ce n’était pas facile à son âge de rester confinée aussi strictement, sans voir personne et sans bouger, mis à part ces séances à la noix de fitness virtuel dispensés avec un enthousiasme feint sur Internet.

Heureusement, ce qui la sauvait, c’était son goût impérieux pour la lecture. Celui-ci n’avait fait qu’augmenter depuis que l’école avait été fermée et qu’elle s’était vu imposer les mesures quasi carcérales qui l’oppressaient. Déjà à l’époque « prévirale », Gaëlle pouvait passer de longues heures en compagnie d’un livre. Elle adorait spécialement les romans et encore plus les nouvelles, surtout celles de Maupassant, qu’elle avait découvert peu auparavant et qui avait été une révélation pour elle. « La Parure » lui avait tiré des larmes, tellement lui était apparu injuste le sort réservé à Madame Loisel (pauvre oiselle), qui avait payé de sa jeunesse le désir d’échapper à sa condition et de porter ne fût-ce qu’une seule nuit le collier précieux de sa riche amie. Plus encore, la nouvelle intitulée « Pierrot » l’avait marquée du sceau de la grande littérature. Elle y repensait d’autant plus ces derniers temps que Pierrot avait été jeté par sa maîtresse dans un puits, car il lui coûtait trop cher. « Confiné » dans son antre, Pierrot avait mal fini, en dépit des remords de la maîtresse, qui lui jetait des os pour qu’il ne crève pas tout de suite. Gaëlle espérait que le virus ne la contraindrait pas à de telles extrémités et qu’elle s’en sortirait mieux que le pauvre chien.

Une fois que Gaëlle eut repris ses esprits et qu’elle eut ramassé les débris de son réveil, elle dut assister à la séance « zoom » qui était responsable de l’intrusion dudit réveil.

Monsieur Froquet, son prof de français un peu fantasque, avait heureusement une bonne nouvelle à leur annoncer ce matin. Le vieux renard avait plus d’un tour dans son sac et Gaëlle fut tout de suite à l’écoute. Il leur tint à peu près ce langage : « Chers élèves, comme vous le savez, cette période de réclusion risque de durer encore un moment, car il n’est pas dit que la tapette à mouche familiale vienne à bout rapidement de ce vilain Corona. Ce qui m’inquiète le plus, ceci dit, n’est pas tant le méchant virus que la décomposition programmée de vos neurones clairsemés dans la désolation manifeste de votre désert mental ». Monsieur Froquet n’y allait pas de main morte parfois, mais Gaëlle l’aimait bien quand même. Avec son crâne aussi clairsemé que leurs neurones et ses petites lunettes rondes, il ressemblait plus à un hibou grand-duc qu’à un aigle royal; ce d’autant plus que son visage rond reposait sur un petit corps dodu, sans qu’aucun cou ne semble relier l’un à l’autre. « C’est pour cela, que dans l’intérêt de la science et en vertu des pouvoirs pédagogiques qui me sont conférés, j’ai décidé que vous participeriez à un concours d’écriture. C’est une bonne nouvelle, je l’espère, ajouta-t-il malicieusement. En voici le thème : « 29 février, le jour en plus ». Cela me paraît bien choisi en cette période. Je suis curieux de découvrir vos oeuvres. J’enverrai les trois meilleurs textes à l’organisation qui nous met à contribution. Votre texte devra simplement prendre la forme d’une nouvelle. Quant au délai que je vous donne, je ne vous dirai que cela : « Faites-le aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire. Au revoir chers élèves, ne me décevez pas. » Puis l’écran s’éteignit et Gaëlle se retrouva devant le curseur clignotant de son ordinateur.

La jeune fille adorait les mots. Elle feuilletait compulsivement le dictionnaire dès que l’occasion lui en était donnée. Dès sa plus tendre enfance elle avait pris l’habitude, lorsqu’elle ne comprenait pas un mot, d’en rechercher le sens dans le dictionnaire familial. En lisant la définition, elle se retrouvait devant de nouveaux mots qu’elle ne connaissait pas, et de fil en aiguille apprenait au moins cinq mots quand elle n’en recherchait qu’un seul au départ. La veille, elle était par exemple tombée sur les mots « anacoluthe », qu’elle n’avait pas bien compris; puis  elle avait buté sur « analepse », qui l’avait fait passer par « prolepse », puis par « rhétorique ». Ce dernier mot était une véritable boîte de Pandore, car il s’ouvrait sur une multitude de termes trop compliqués pour Gaëlle. Elle avait donc à regret fermé le dictionnaire, en se disant qu’elle aurait bien le temps d’explorer cette boîte plus tard.

Pour l’heure, Le curseur clignotant de son ordinateur était une véritable invitation. Gaëlle décida donc de se mettre tout de suite au travail. Ce projet de nouvelle tombait à point nommé. Il allait voir, ce vieux hibou, ce que son neurone pouvait accomplir. Elle allait enfin pouvoir donner libre cours à son imagination.

Cependant, elle qui n’en était pas dénuée lorsqu’il s’agissait d’écrire en texte à l’école, s’en trouva complètement dépourvue au moment de passer à l’action. Elle essaya d’écouter de la musique, de se poster au balcon, de prendre un crayon, un ordinateur, de dessiner, de chanter, de marcher, rien n’y fit.

Gaëlle décida finalement de se réfugier dans le sommeil, en pensant que ses rêveries stimuleraient ses capacités créatives.

Princesse Galactica avait passé une journée très agitée. Toute sa cour préparait depuis plusieurs jours déjà la fête qui aurait lieu le lendemain et qui célébrerait les cinq années effectives de la jeune femme. On était le 28 février 1620 et le château tout droit sorti de 1001 nuits de sommeil s’apprêtait à renaître après un hiver long et rigoureux, qui avait retenu au château jeunes et vieux. La princesse en avait plus qu’assez de filer la laine et de pincer les cordes de sa fastidieuse harpe. Elle n’attendait qu’une chose : filer le guilledou par les prés et chevaucher à travers champs en cavalcades endiablées.

Galactica avait d’autant plus de raisons de se réjouir qu’elle ne fêtait réellement son anniversaire que tous les quatre ans. Une fée espiègle, répondant au nom improbable de Sixtine Bissextile, s’était penchée sur son berceau vide et avait décidé qu’elle naîtrait un 29 février, pour qu’elle reste jeune plus longtemps. Et en effet, Gaëlle ressemblait physiquement à un enfant de cinq ans, alors que dans sa tête, chacun pouvait s’apercevoir qu’elle possédait la maturité d’une jeune femme de vingt ans, sinon plus.

Enfin, la fête eut lieu. Tout le royaume avait été invité, des simples voisins, jusqu’à la fine fleur de la flamboyante cour : les Louis, les Henri, les Charles, tous aussi téméraires que pieux, que hardis et ainsi de suite. Les sybarites, les anachorètes et autres ermites quittèrent leurs lieux de solitude pour se joindre aux festivités que nul seigneur ne vécut jamais en ces lieux. Pierrot, le fou du roi, jonglait et multipliait les acrobaties en suscitant les exclamations et les rires. Au milieu de la foule tournoyait Galactica, dans sa robe volubile aux froufrous affolants, alors qu’un unique nuage vaporeux préservait le teint de rose de la jeune fille en apposant parfois une ombre bienvenue sur son visage ravi que mettait en valeur la riche parure qu’elle portait autour du cou. Les mets apparurent enfin et égayèrent aussitôt les convives nombreux et indisciplinés qui se ruèrent sur ces plats raffinés, encouragés dans leur ardeur par maint liquide doré qui disparut dans leurs gorges avides.

Puis ce fut le tour de la danse, qui se transmit comme un virus dans la horde de commensaux repus et replets, qui commencèrent à s’agiter en spasmes plus ou moins rythmés.

Au centre du cercle trônait Galactica, plus belle, plus exquise que jamais, nimbée d’une grâce enfantine hypnotique qui captivait tous les regards, entourée de bouquets de fleurs qui mettaient en valeur sa beauté innocente. 

La soirée se poursuivit sous les sons enchanteurs de l’orchestre, qui se mit à jouer des airs plus doux, propices à l’état dans lequel se trouvaient les invités, béats et peu à peu assoupis à l’ombre des arbres séculaires qui dominaient l’immense jardin.

Le ciel se nimba progressivement d’un léger voile, qui s’épaissit tout à coup, annonçant un violent orage. Chacun se mit en devoir de remercier la princesse pour la journée mémorable de ses vingt ans, avant de quitter à pied ou en calèche l’esplanade du château. Un éclair jaillit dans le ciel et précipita le départ des plus timorés, dont certains virent leurs toilettes détrempées par l’averse qui s’ensuivit.

Galactica, débordante de joie et pleinement comblée, quitta la scène de sa gloire et s’empressa de rejoindre sa chambre, tombant tout habillée dans son lit après avoir retiré ses pantoufles de vair. 

Au réveil, Galactica retrouva le même soleil que la veille. En ce premier jour de mars, la journée promettait d’être belle, dans le souvenir des festivités. Elle allait recevoir certainement des bouquets de fleurs, des lettres de remerciement pour la féliciter de ses fastueuses réjouissances.

Lorsqu’elle atteignit le perron qui surplombait le jardin, Galactica fut prise d’un léger frisson. Elle eut l’impression fugace d’avoir déjà vécu ce moment-là. Le même merle traversa le ciel au même endroit et se percha sur le même arbre que le matin précédent. Des servants dressaient des tables et battaient le pelouse, tous empressés dans le même élan que la veille. En ce premier mars, tout semblait s’être déréglé. Le temps semblait être revenu en arrière de 24 heures. Galactica s’empressa d’aller consulter le gardien du temps, le vieux secrétaire  particulier de son père. Celui-ci lui annonça sans sourciller qu’en ce jour de 30 février, la fête allait être magnifique. Le 30 février ? Quelle mouche avait piqué le vieil homme. Puis les événements s’enchaînèrent exactement comme la veille. Les mets les plus fins se succédèrent dans le même ordre, les danses reprirent à la même cadence ; l’orchestre joua, mais la mélodie lui parut discordante, alors qu’elle reconnaissait pourtant clairement les airs et les chants. Puis l’orage éclata à nouveau, comme mû par une mécanique inéluctable, donnant lieu à la même succession d’actions chaotiques de la part des invités qui lui semblèrent autant de marionnettes désarticulées. Seule parmi eux, Galactica se sentait ballottée, en proie aux plus violentes émotions et au doute qui s’insinuait en elle. Devenait-elle folle ? Elle reçut à nouveau tous les remerciements des convives, qui la félicitèrent derechef pour cette somptueuse journée. Galactica partit aussitôt se coucher et tomba tout habillée dans son lit après avoir retiré ses pantoufles de vair.

Au matin du troisième jour, Galactica se leva d’un coup. Elle fut saisie immédiatement d’une angoisse sourde. Le soleil brillait déjà haut dans le ciel quand elle apparut tout échevelée sur le perron. Le merle était là, comme s’il voulait la narguer. Il se posa sur sa branche, avec ce qu’elle imagina être un sourire en coin. 

Les servants arrivèrent avec leurs tréteaux et semblèrent s’attarder en passant devant elle, comme s’ils étaient les témoins secrets de sa dérive. Les cheveux en bataille, à peine habillée, elle devait en effet avoir l’air d’une parfaite aliénée.

Comme elle s’y attendait un peu sans vouloir vraiment se l’avouer, le secrétaire particulier lui annonça qu’en ce jour de 31 février, la fête allait être sans pareille. « Il bat la breloque cet asticot », se dit la princesse, mais le coeur n’ y était pas. Elle partit aussitôt dans sa chambre, écoeurée, délaissant ses convives qui pouvaient bien faire la fête, mais ce serait sans elle. Elle n’eut que  le temps de jeter ses pantoufles de vair contre la paroi latérale de son immense chambre, en signe de désespoir.

Et c’est ainsi que se succédèrent les jours. Ils filèrent comme les gouttes d’eau dans une clepsydre, sans que Galactica puisse avoir une quelconque emprise sur l’avancée inexorable du temps. 

Une seule chose changeait jour après jour, c’était son apparence. Au matin du 33 février, en se découvrant dans le miroir, elle eut un choc. Son visage n’avait plus les traits poupins qui étaient les siens jusqu’alors. Au contraire, elle avait en face d’elle une petite jeune fille d’une dizaine d’années. Elle se trouva aussi un peu engoncée dans ses vêtements, qui semblèrent tout à coup bien étriqués. Au moins cette succession de jours incohérents avait-elle un intérêt : peut-être allait-elle enfin rattraper les années de croissance perdues et pourrait-elle enfin s’intéresser à un éventuel prétendant, car jusqu’alors elle leur avait toujours paru trop jeune pour qu’ils la remarquent.

Au fil des jours, la princesse comprit qu’elle ne pourrait pas changer l’ordre des choses et elle prit donc le parti de considérer les aspects positifs de sa situation. Son miroir révélait chaque jour de nouvelles facettes de sa beauté. Ses formes s’étaient développées, sa chevelure foisonnante avait pris plusieurs dizaines de centimètres, exhibant une blondeur vénitienne dont le charme naturel était rehaussé d’accroche-coeurs irrésistibles. 

Au soir du 47 février, elle fut soudainement prise d’un certain désarroi, en se demandant comment cela allait se terminer. Elle était maintenant à l’apogée de sa beauté, les regards des hommes le lui avaient fait comprendre, et cela allait pouvoir durer encore quelque temps, mais qu’allait-il arriver dans quelques semaines, voire quelques mois, lorsque les jours se seraient égrenés comme autant d’années. Elle poussa un cri d’effroi, imaginant le moment où elle verrait son visage vieilli et couvert de rides, ses cheveux blancs et rares, disséminés sur son crâne déformé par la vieillesse. Cette nuit-là, elle ne ferma pas un oeil.

Alors qu’elle allait sombrer dans un sommeil paradoxal, une image s’interposa devant elle : la fée Bissextile, dans un dernier râle, la fixait de son oeil vert et agitait devant elle un bout de papier où elle avait écrit en lettres incandescentes : « Chère princesse, en ce 29 février, je me meurs et ma vie ne tient plus qu’à un fil, mais plus encore la tienne, qui des jours d’années bissextiles, fera dès aujourd’hui de fugaces années, filant vite jusqu’à ton soupir dernier. »

Gaëlle se réveilla en sursaut, dégoulinante de sueur. Dès qu’elle eut repris ses esprits, elle courut à la salle de bains et se jeta en face de son miroir. Les traits tirés, son visage lui sembla pourtant normal. A moitié rassurée, elle fila en direction de la cuisine consulter l’horloge murale. La date du 29 février était affichée et brillait dans la nuit, de son éclat vert phosphorescent.

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