Créé le: 22.01.2022
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Possession

Culture, Fantastique, Notre société, Nouvelle

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© 2022-2024 Ursule Lantier

© 2022-2024 Ursule Lantier

Chapitre 1

1

Nouvelle écrite dans le cadre d'un concours intitulé "Déjeuner sur l'herbe".
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Il y a quelques mois, un grand-oncle m’a légué un étrange héritage. Il s’agissait de la reproduction d’un tableau bien connu de Manet. Je n’ai pourtant aucun attrait pour la peinture et ne crois pas avoir échangé avec lui sur le sujet. Nous ne nous voyions d’ailleurs plus et je gardais uniquement quelques souvenirs flous aux couleurs indistinctes d’un homme déconcertant poursuivi par des idées fixes. Un petit mot accompagnait ce tableau : « Il t’apprendra comment t’appartenir ». La signification de ce message m’a paru impénétrable. De plus, mon mari a tout de suite détesté ce tableau. Selon lui, l’indécence et l’attitude équivoque du personnage féminin en premier plan étaient intolérables. Le tableau est donc rapidement allé rejoindre l’obscurité de notre cave. Mon intérêt s’est arrêté là et c’est seulement lorsque l’événement est survenu que je me suis à nouveau tournée vers cette singulière peinture.

 

Deux semaines après l’arrivée du tableau, je me trouvais dans la rue à la recherche de nourriture pour satisfaire mon estomac ronchonnant. Mes yeux se sont soudain portés sur une affiche à l’imagination caustique, supposée attirer les clients : « Nous faisons de vos pauses déjeuner un plaisir ».  En quelques minutes, j’ai quitté la réalité. Tout d’abord, je suis intriguée par la nature. L’herbe chatoyante autour de moi, les arbres tels de grandes sentinelles enracinées dans le sol, la délicate mélodie d’un cours d’eau, le babillage des oiseaux ; tout ici tient du cadre bucolique. Une gracieuse et agréable brise vint caresser mon corps qui… est par ailleurs intégralement nu ! Étonnamment, cette prise de conscience ne me dérange pas et ne provoque aucun mouvement de recul. Au contraire, la nudité ici va totalement de soi. Je reprends possession de mon corps, qui me tient lieu de parure et frémit au contact de la nature. Aucune controverse, ni acte de revendication. Seulement moi, assise, la jambe doucement napée d’une couverture bleue.

 

Je découvre également, sans surprise, que deux hommes sont présents. Ils sont tous deux parés de costumes d’époque. Je trouve même que leurs habits sont empreints d’un effet comique, provenant d’un autre temps. L’un des deux hommes est placé à mon côté. Je le sens bienveillant, accueillant, encourageant dans mon acte délibéré d’être à l’aise en sa présence. Plus de menace. L’autre homme se tient face à moi et est profondément imbriqué dans notre trio. Son discours, qu’il appuie par un geste de la main, m’échappe et se fond simplement dans le décor. Un sentiment qui avait disparu depuis longtemps revient : l’impression de me posséder tout entière et de posséder l’univers qui m’entoure. J’irradie au sein de ces deux étrangers et la liberté d’être profondément moi-même m’envahit.

 

Plus loin, ma sœur, elle aussi légèrement vêtue et occupée à s’extraire du ruisseau, lavée, apaisée. Je ne l’entends pas, je sens simplement sa présence. C’est un lieu comme je n’en ai encore jamais connu. Un lieu d’un calme et d’un silence encastré dans le bruit, qui me permet de m’évader et de revenir à moi-même. Une image brute de moi-même, non cantonnée à de dangereuses frontières maritales. Je regarde au loin, incapable de bouger de ma position initiale et n’en ressens pourtant aucune entrave. C’est simplement une rupture dans le temps et les époques, située il y a des siècles en arrière et des siècles en avant. Je suis. Alors que j’essaie de conscientiser ce que voit mon regard au-delà du cadre, je m’aperçois…

 

…que plusieurs paires de yeux instigateurs et inquiets me fixent. L’étrangeté me pénètre alors. Je suis couchée sur le trottoir, entourée de personnages que je ne reconnais pas et qui m’asticotent de « Vous allez bien Madame ? ». Mes bras laissent apparaître des bleus et les réflexions vont bon train sur les raisons de ma chute qui auraient déjà fait tant de dégâts. L’étrangeté et le ridicule de ma position me frappent et mon « Excusez-moi » bégayé, se noie dans ma gorge qui n’avait plus besoin de mots quelques secondes auparavant. Je me lève, tire fortement sur mes manches pour cacher les hématomes et m’esquive rapidement, gênée par mon corps qui peine à retrouver sa place dans ce monde.  Je souhaite, le plus vite possible, sonner le glas de mon heure de folie.

 

Ce retour est si brutal que j’en oublie la raison de ma présence sur ce trottoir. Que m’est-il arrivé ? Me suis-je évanouie ? Mon corps rompu et fatigué m’a-t-il fait faux bond ? Mais où étais-je ? Ce lieu ne comprenait aucun marqueur du rêve, tant sa substance était tangible et perceptible. Étant incapable de répondre à ces nombreuses interrogations, j’ai tenté d’enfouir cette inquiétante absence et de m’enfuir dans le quotidien. C’est en arrivant à la maison et en retirant mes chaussures, appuyée contre la porte de la cave, que je me suis rendu compte d’où provenait le décor de ma pause déjeuner. Le tableau. J’avais rêvé du tableau, mais plus encore, j’étais devenue le personnage central, le plus exposé, ce personnage si revendicateur de la peinture. J’étais entrée dans le cadre. La honte et le dégoût me frappèrent de plein fouet. Comment osais-je m’identifier à cette femme ? Comment osais-je être cette femme sans pudeur, qui possédait tout de son corps ? Ce soir-là, quand j’ai reçu la morsure de la colère de mon mari, je pouvais presque lui trouver des justifications.

 

L’événement n’a pourtant pas disparu, loin de là. Il s’est répété jour après jours à midi, l’heure du déjeuner. Le décor était toujours le même : l’herbe verdoyante, les arbres protecteurs, le ruisseau qui murmure, les oiseaux qui pépient, ma délicieuse nudité, ces deux hommes réconfortants, ma sœur. Puis, ce souffle intransigeant de liberté, de vie qui s’accumulait avec force dans mes poumons. Ma propre possession. Un sentiment haut combien enivrant et exaltant. Mais, à chaque fois, lorsque j’essayais de distinguer l’horizon, tout revenait. L’inexplicable attachement, la honte, la peur, les virulentes menaces. Les hématomes se multipliaient sur mon corps et la réalité me retrouvait alors que j’étais étendue par terre de retour de mon voyage. Dépossédée de ce corps qui s’en allait seul prendre la place de la femme du cadre, contre ma volonté. J’ai appris à éviter d’être en public à midi et à me réfugier dans une pièce que je pouvais fermer à double tour.

 

Après la douzième répétition de l’événement, je suis descendue à la cave, me heurtant violemment à l’entrée de la porte. J’ai toujours été maladroite. Excuse si opportune lorsqu’il convient de fournir des explications sur son corps marbré de rouge, bleu, vert et noir. Je m’approchai du tableau et l’observai. Je dus me rendre à l’évidence. C’était sans conteste la scène de déjeuner sur l’herbe que je voyais tous les jours à midi.

 

La première idée qui m’est venue était de me débarrasser le plus rapidement possible de cet héritage. Je n’avais pas d’explication logique, la meilleure chose à faire était de jeter ce tableau au plus vite pour retourner à … retourner à quoi ? Retourner à la violence ? À la mort qui menaçait sans cesse mon esprit ? À la misérabilité de ce quotidien qui m’appartient ? Est-ce le bilan de tous les rêves que j’avais formés auparavant ? Dois-je me laisser battre sans répit en intégrant l’idée de ma médiocrité ? En regardant le tableau, la réalité me frappa en un éclair. Je suis la femme du tableau. C’est moi. Je possède mon corps et mon univers et je refuse qu’il en soit autrement. Sans plus réfléchir, je m’emparai du tableau, montai les marches sans maladresse, rassemblai rapidement quelques affaires et ouvris la porte donnant vers l’extérieur. La nature était là.

 

Depuis ce jour, le tableau trône dans mon salon. La femme de la peinture coule maintenant des jours tranquilles sans interruption de ma part. Je n’en ai plus besoin. Et puis, je discerne enfin ce que je voyais à l’horizon : la pleine possession de moi-même, de mon corps et de mon univers. Un jour, je transmettrai ce tableau pour qu’il sauve une autre vie.

 

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