Créé le: 23.12.2020
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Pirates

Contes

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© 2020-2024 Omar Bonany

© 2020-2024 Omar Bonany

Ce conte s'est vu décerner un second prix dans le cadre du «Concours de la Meilleure nouvelle de langue française» mis sur pied par Radio France Internationale (RFI) et le quotidien «Le Monde»
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P I R A T E S

 

Omar  Bonany

 

 

 

Ils  glissent  comme  des  ombres.

Poe, Histoires extraordinaires (1835)

 

 

Ils avaient quitté l’île aux aurores, et les pavillons noirs, au haut des vergues, semblaient des ailes d’oiseaux funestes, les figures osseuses dansaient comme des faces de damnés sous le vent.

La mer, dans le crépuscule du matin, était houleuse, et les lames leur dérobaient l’horizon. Mais ils s’entendaient où mettre le cap ; ils savaient de science certaine dans quelle direction tourner les étraves et maintenir le timon. Ils connaissaient toutes les issues qu’empruntent les nefs marchandes, les opulents galions qui partent d’Hispaniola ou Veracruz, le ventre si bondé de richesses qu’ils voguent comme des tonneaux ventrus, allant malaisément sur la mer.

Arrivait-il que ces routes fussent délaissées pour d’autres? Prestement, comme instruits par les souffles du ciel, ils orientaient les proues en conséquence ; et la nouvelle voie, sans faillir, les menait là où de providentiels butins s’offraient à leur convoitise.

Ainsi, cette aube les avait vus cingler à bonne distance vers le large, à des dizaines de milles au nord de Libertalia. Aux aguets entre les parois d’un détroit, ils avaient vu poindre une flottille venant du Nouveau Monde.

À bord de leurs bricks, bien mieux maniables, ils avaient pris à revers les caraques ; et les canons, tremblant sur leur affût, avaient donné de la voix comme des dogues.

Des dizaines de salves avaient sonné, accomplissant leur sombre office ; puis les cargaisons avaient changé de mains, et des torches furent jetées dans les écoutilles.

Alors, sur la mer cahoteuse, les bâtiments espagnols pleins de corps avaient hâtivement flambé, ballottés par les vagues comme les maisons d’Hermonassa, le jour où la ruinèrent dans les vieux âges, tour à tour, la foudre et les flots.

Ensuite, tout s’était tu, et seules de misérables épaves avaient pavé les ondes.

Aussitôt, les soutes combles et les voiles claquantes, les forbans avaient cinglé vers Libertalia aux falaises de grès rouge.

Sans rivaliser avec la fameuse expédition de Matanzas, qui couronnait la légende d’or de la confrérie, celle-ci s’était révélée des plus profitables. Aussi bien, la nuit durant, ils firent fête, sifflant à longs flots le vin brûlant des fiasques, et se gobergeant comme jamais.

Puis, au terme de longues heures de repos, les festivités se poursuivaient par des jeux d’argent, des combats de coqs, des scarifications et des tournois de force pour se donner du cœur à l’ouvrage ; avant que de nouvelles ripailles, non moins outrées que la veille, ne viennent récompenser à nouveau leurs faits de guerre.

Telle était leur manière de se dédommager des périodes de disette où ils avaient dû se restreindre ; et les escadres dépêchées à leurs traces se faisant de plus en plus pressantes, les raids se réduisaient à proportion. Ce qui leur donnait lieu, dès qu’une sortie se montrait fructueuse, à des agapes aussi déréglées que les déprédations qui accompagnaient leurs coups d’audace.

Et c’est dans l’attente d’autres assauts à venir que se passaient ces relâches, à l’image d’un corps expéditionnaire s’octroyant une grand-halte avant de reprendre son œuvre meurtrière.

 

* * *

 

C’étaient là des hommes perdus, des proscrits, désignés comme des pestiférés à l’éloignement de tous. Menacés du gibet ou des galères, à l’instar des sanguinaires Barbe-Noire ou Christopher Moody, connus pour ne montrer ni trêve ni merci, ils étaient liés à la vie à la mort, frères de sang et compagnons de perdition.

Les atrocités qu’ils avaient fait subir ou dont ils avaient été l’objet les avaient accoutumés aux pires extrémités. Étouffant en eux toute parcelle d’humanité, la vie d’errance et de dévastation qui était devenue la leur les avait ainsi résolument écartés de la communauté des vivants. (…)

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Illustration : Joseph Vernet, Port de Palerme (1787)

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(Texte remanié en 2024)

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