Créé le: 11.02.2013
6794 2 2
Pedro de la Pampa

Nouvelle

a a a

© 2013-2025 a Thierry Villon

Une petite tranche de la vie simple de Pedro et Johanna
Reprendre la lecture

Voilà Pedro n’a pas eu le temps de rentrer son bois. Il l’a jeté devant sa grange et a couru vers la maison. Juste quelques secondes de plus et il était trempé par une de ces averses épouvantables comme il en tombe durant les mois d’été, rarement, par bonheur. Il court encore dans la cuisine pour se réchauffer au feu qui brûle dans l’âtre. Johanna a préparé la soupe, l’odeur des légumes monte de la casserole suspendue au-dessus des flammes. La petite maisonnette est plongée dans une semi-obscurité telle qu’on la conserve durant toute la saison, pour la garder toujours bien fraîche.

– Johanna, où es-tu ? crie Pedro

– Je suis là, dans le cellier, tu n’es pas trop trempé mon chéri ?

– Non, j’ai tout juste échappé à l’averse…

Elle paraît alors dans la petite cuisine. Ses cheveux bruns attachés en queue de cheval par un petit foulard vert, celui qu’il lui a offert le soir où il lui a dit pour la première fois que son coeur battait plus fort lorsqu’il la voyait traverser le village pour aller à l’école… C’est dire depuis combien de temps cet amour a commencé. Il est un de ceux que personne n’imaginait pour durer, pour aller jusqu’au bout. Pedro et Johanna, le mariage, les danses traditionnelles, les jours, les nuits, les orages, les récoltes bonnes ou mauvaises, les années belles ou moins belles, le départ des meilleurs amis pour les villes de la vallée, les beaux enfants, cadeaux du ciel, la force de travailler, les bonnes affaires, la maison qu’ils achètent, les terres, bonnes à cultiver cédées pour presque rien par ceux qui

partent ailleurs, chercher fortune à l’étranger, la fidélité, les tentations, les jours sombres, les à quoi bon qui trouvent leur réponse naturelle dans les rires des enfants, dans un petit mot chuchoté dans l’oreille, dans ces deux petites menottes qui essaient de cacher les yeux du papa, dans ces petits cadeaux qu’ils se font les uns aux autres, un fruit qu’elle sait qu’il aime, une chanson qu’elle aime entendre, un geste qu’il fait naturellement, mais en y pensant à chaque fois, comme un acte dans lequel il met de l’amour, une grande rasade de sentiments forts, chauds, rieurs et graves en même temps.

Qui peut expliquer ce que ressent un couple de ces paysans de montagnes, enracinés dans le coin qui les a vus naître, lorsqu’ils se tiennent par la main, face à la montagne et demandent au ciel de continuer à ne pas les abandonner ? piété, foi, superstition, l’union avec les êtres du dessus, avec la force qui soutient l’âme de la tribu depuis le début des temps, ceux que les plus anciens ont appris à raconter de génération en génération, pour que chacun sache d’où il vient, d’où il est sorti, de ce ventre généreux en forme de forêt luxuriante, gorgée de toute l’eau qu’on pourrait espérer et dominée par ce soleil qui sait chauffer, faire éclore les graines sous la couche de terre riche, qui fait s’évaporer la brume froide de la nuit, pour éclater soudain entre les feuilles des amandiers sauvages.

Pedro la regarde, tandis qu’elle remue la soupe et que le fumet, semblable depuis les millénaires, embaume sa maison comme il l’a fait naguère dans les maisons plus petites qu’occupaient les parents, les grands-parents, le Natancho Guanara, fils de Teguar, lui-même fils d’Almater. La cuisine sent la soupe, Johanna est si belle, Pedro a tellement faim.

Les années s’écoulent entre deux bols de soupe odorante et aujourd’hui, c’est la fin. Pedro l’a conduite sur la pente des Morts avec quelques amis de la famille venus pleurer avec lui, son bel amour est partie avant lui, emportant les années si douces de cette fin de vie, mais qu’il ne regrette pas, tant il a vu d’exilés revenir aux sources de la tribu, déçus, brisés, appauvris par la vie de la vallée. Combien de soirées ont-ils passés tous les deux à panser les blessures, à consoler les affligés, à redonner courage aux enfants revenus sans la fortune pour laquelle ils avaient quitté leur paradis ? et combien de bols de soupe aux légumes Johanna n’a-t-elle pas servi aux affamés de passage, les inconnus, comme les vaguement connus ou lointainement apparentés, qu’importe ! cette générosité-là ne se calcule pas, elle s’offre tout simplement, elle se donne sur l’instant et voilà. Comme ces enfants perdus qui trouvaient toujours un lit dur, mais propre sur lequel ils pouvaient reprendre des forces et l’espace d’un fugitif instant, se sentir dans une famille, une vraie, avec un père fort et travailleur, avec une mère douce et dynamique.

Adieu Johanna, adieu Pedro, vous rencontrer a été pour moi un moment très intense et je sais que vous auriez encore beaucoup à me dire, tellement vous êtes généreux, mais j’ai juste envie de vivre avec votre générosité, juste envie de m’inspirer de votre force d’âme et de votre courage. Quelque part, dans les collines amazoniennes, j’ai retrouvé un peu de ma vie intérieure, j’ai senti mon coeur se regonfler pour de bon et mes forces me revenir. Non, cela ne venait pas que de la merveilleuse soupe aux légumes, mais aussi et surtout de cette sérénité dont vous irradiez et qui m’envahissait petit-à-petit, à chacune de nos retrouvailles, cette envie d’aimer simplement l’autre et la puissance qui se dégageait de simples mots dits sans prétention.

A bientôt, dans votre univers de paix que le grand Créateur protège contre toutes les affres de ce monde et qu’Il te soutienne, toi Pedro le survivant, le roc inaltérable, l’homme sans haine, auquel Johanna a heureusement appris à cuisiner cette si bonne soupe.

Commentaires (2)

Emeraude (Christiane Antoniades-Menge)
23.12.2024

Merci Thierry, pour l'émotion immortelle qui habite cette histoire. Je lis ce texte pour la première fois en cette veille de Noël: il est plus fort qu'un conte, car l'histoire qu'il raconte remplit le coeur de confiance et de gratitude, exactement comme si nous avions goûté nous aussi à la délicieuse soupe de Johanna... Si Pedro est toujours là, je lui envoie ma solidarité: son amour vit toujours.

Thierry Villon
03.01.2025

Merci Emeraude, Pedro est-il encore là ? certainement qu'il vit quelque part et ravive de loin en ceux qui l'ont connu, cette flamme courageuse, aimante, qui ne s'éteint jamais.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire