Créé le: 31.08.2022
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Paradoxe

Fiction

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© 2022-2024 Moutarde

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Mireille

1

Cette fiction est ancrée dans une réalité tristement genevoise. Inspirée de faits réels, elle ne comprend aucun récit transcrit.
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Elle frottait ses avant-bras bronzés recouverts d’un fin duvet de poils blonds. Elle le savait, ces auto caresses lui permettait de se récompenser, de se recentrer, de repartir.

Une impasse, une de plus, fichu métier ! La quinquagénaire se remit à la préparation de son petit catamaran, son évasion qui comble son besoin d’adrénaline régénératrice. Une belle soirée de bise, le Jet d’Eau encore en activité et la promesse d’un crépuscule doré avec la cathédrale Saint-Pierre en ombre chinoise. Ces conditions magiques opéreront-elles une fois de plus ce soir ?

L’eau défile au ras des deux coques, le vent relatif rafraîchit un fond d’air encore caniculaire malgré cette semaine de Jeûne Genevois.

Elle laissé une fois de plus Andisheh en pleurs, même la magie d’une sortie sur le Léman ne lui permet d’oublier dans quelles conditions elle l’a, dans son esprit, abandonnée à la sortie de son bureau.

Le Lac Léman, un terrain de jeu libérateur et chargé d’histoire, bien loin d’une traversée hasardeuse entre la Turquie et la Grèce, le privilège d’une sortie sur le lac, bien loin de la réalité d’un parcours migratoire de plus de deux ans !

 

Chapitre 2 : Andisheh

 

Elle est à nouveau rentrée en mille morceaux du cycle d’orientation. Pourtant il y avait « éducation physique » aujourd’hui, un jour béni permettant de se doucher dans un environnement propre. La jeune migrante se retient pour aller aux toilettes seulement à l’école, elle ne boit plus le soir pour éviter les sanitaires du centre d’hébergement collectif. Les rencontres pas toujours agréables et les cafards, elle ne les supporte plus. L’école est un refuge, mais là encore !

Comprenant et parlant suffisamment le français, scolarisée par une maman qui a fui Kaboul, elle fréquente une classe ordinaire, confrontée à l’incompréhension égoïste des autres élèves. Les rires de ses voisines de Kaboul lui manquent, elle regrette les odeurs de curcuma, de safran et de cumin, les noris parfumés et les étals en plein air, la poussière et le soleil, le figuier du jardin et l’odeur des pins, l’agitation et ses chanteurs préférés, même s’ils ont été, comme elle, frappés d’exil ou même pire.

Aujourd’hui encore on lui a reproché sa maigreur, le style de ses habits, ses sous-vêtements éculés. Si elles savaient ! Mais voilà, pas d’invitation possible, la honte des conditions de vie quotidienne, pas de cuisine, pas de sanitaire, une pièce pour toutes les deux, pas d’ordinateur, pas de réseau WIFI.

Comment se lever tous les matins, trouver la force d’arriver à l’heure, de se concentrer alors que l’esprit se refuse à accepter cette vie ?

 

Chapitre 3 : Espoir

 

Elle y croyait, elle y croit encore, militante, engagée, elle a quitté un poste d’institutrice : pas, plus moyen d’avoir une action sociale en plus de la tâche d’enseignement, d’aider vraiment, de s’impliquer suffisamment pour être utile. Le grand saut ! Assistante sociale en intégration communautaire dans un centre pour requérants : au centre de l’action, une possibilité d’aide quotidienne, mais voilà ! La réalité et ses contingences sont loin du rêve !

Heureusement, elle a découvert une porte, une ouverture fortuite. Arrivera-t-elle à reproduire ce hasard ? Il le faudrait !

Un alignement entre le Jet d’Eau, le coucher du soleil et la course du petit catamaran, une pensée positive et le lendemain bim ! une situation inextricable commençait à dénouer sa pelote. Au son de Vangelis  » 1492, Christophe Colomb  » l’Ipod à fond, elle prend son alignement.

Cela a fonctionné pour Ahmed le Syrien qui a trouvé un apprentissage de coiffeur, métier qu’il exerçait déjà au pays, pour Josief l’Erythréen qui a pu commencer à reconstruire sa famille dans un appartement décent.

Mais par quel bout empoigner le problème posé par Andisheh ? Une place à Horizon académique pour sa maman ? Un logement décent ? Un déménagement d’établissement scolaire ? Une amie sur qui compter ? Elle prend son alignement, encore indécise.

 

Chapitre 4 : Andisheh

Quelle catastrophe ! Partie en pleurs du bureau son assistante sociale ce matin, le coeur en berne et en retard une fois de plus, de trop ? elle n’a pas pu se retenir : le Tshirt trempé baignait dans le lavabo, elle est sortie de la douche le poing levé. Le nez de Samantha n’a pas résisté, un énième rendez-vous chez la directrice a suivi.

Samira, l’assistante sociale de la famille l’avait pourtant prévenue : A la prochaine incartade, c’est un psy du Service Médico-Pédagogique ! Mireille ne pourra pas la sauver cette fois.

Elle rentre tristement au foyer en longeant le Centre Commercial de Balexert qui lui a valu une humiliation dont elle n’est pas prête de se relever : Pour être comme les autres, pour se noyer dans une masse à laquelle elle aspire appartenir, elle a tenté de voler le même chemisier que porte Samantha. Quelle déception pour sa maman ! une de plus ! Que va-t-il se passer ces prochains jours ? Sera-t-elle exclu du cycle d’orientation ? Elle a couvert Samantha, on ne se refait pas. En pleurs, elle pousse la porte du foyer et montre sa carte d’identité au vigile.

 

Chapitre 5 : Un espoir ?

 

Mireille aligne sa course sur le Jet d’Eau et le soleil couchant. Quelle est la priorité pour Andisheh ? Surtout ne pas se tromper pour tenter de dénouer la pelote d’ennuis que vit la jeune adolescente ! Bim, c’est réussi, pile poil aligné !

Le retour au Vengeron est idyllique, le ciel s’est embrasé derrière la colline qui fait la fierté des Genevois et a permis à tant de communautés persécutées de trouver refuge, le plus célèbre épisode étant la Saint-Barthélémy. La bise se calme, elle tire des bords et jouit du crépuscule serein aux odeurs lacustres typiques. Elle ne peut s’empêcher de comparer son début de soirée avec celui d’Andisheh, qui poussera la porte du centre et montrera pattes blanches au sécuritas, humera les relents des plats préparés par les diverses communautés mélangés à ceux des corps pas toujours propres et aux relents d’urine. Elle entrera dans la pièce exigüe et mal aérée qui leur sert de domicile et tâchera de faire ses devoirs avec ses affaires sur ses genoux.

 

Chapitre 6 : Et si ?

 

Lorsque la quinquagénaire entre au foyer pour prendre son service de nuit, Andisheh l’attend devant son bureau. La belle adolescente élancée au corps sculpté par des années de danse au pays sur lequel se retourne les plus grands de son école est effondrée et encore plus pitoyable que lors de son dernier passage dans son bureau ce matin.

Avec délicatesse, Mireille oriente la conversation vers des solutions possibles pour une évolution positive. Elle tâte le terrain et insiste pour que la jeune Afghane tente une ouverture auprès d’au moins une camarade de classe. Andisheh choisit sa tortionnaire du jour : Pourquoi l’a-t-elle agressée ? Pourquoi se moque-t-elle tant de ses habits ? Pourquoi a-t-elle tant besoin de la dénigrer sans cesse ? Elle lui parlera demain matin et lui proposera de venir visiter le centre. Mireille s’engage lui présenter les lieux.

Au besoin , si cela s’avère nécessaire, elle tâchera d’initier la rencontre par un rendez-vous chez la directrice du cycle d’orientation. Andisheh espère bien arriver à convaincre elle-même Samantha.

Elle entre dans la pièce familiale un peu rassérénée.

 

Chapitre 7 : La rencontre

 

Pendant la récréation du matin, des fourmis plein l’estomac et les jambes en coton, elle aborde Samantha qui s’est éloignée de ses amies pour se servir au distributeur à boissons. Si la conversation débute par des échanges quelque peu agressifs, très vite Samantha se révèle intéressée par une visite du centre d’hébergement collectif et accepte la proposition d’Andisheh. Cela cache-t-il une envie d’humiliation future ? Andisheh veut croire que non et attend la fin de la journée avec impatience.

Mireille profite de sa matinée pour contacter la directrice et mieux connaître le profil de Samantha. La notion de secret partagé leur permet d’échanger. L’assistante sociale, ancienne institutrice, et la directrice se trouvent des points communs.

Samantha est fille de diplomate grec, pays qui a hébergé les deux réfugiées des mois durant dans des conditions épouvantables, née avec une vraie cuillère en argent, elle traverse cependant une période difficile. Même si l’aisance aide, il est clair que dans son cas elle ne fait pas le bonheur. Un père absent, une maman submergée par quatre enfants et des devoirs de représentation, des domestiques aux petits soins mais incapables de fixer des limites ou de tisser des liens avec la jeune fille la conduisent à des comportements non-adéquats, en recherche de sens. Du sens, Mireille va lui en donner, elle espère vraiment que les deux adolescentes se découvriront lors de cette visite !

Samantha et Mireille font le trajet ensembles. Elles longent des immeubles récents et cossus et traversent un parc dominé par une maison de maître quasi à l’abandon. Les stores abîmés et de guingois, le parking défoncé, la peinture des façades défraîchie et le sécuritas à l’entrée accueillent une Samantha qui en mène de moins en moins large. Avant de lui montrer la pièce qui est leur est attribuée, Andisheh l’entraîne dans le bureau de Mireille.

Des tartines au Cenovis et un thé froid maison les y attendent. Le temps pour Mireille de mettre à l’aise les deux adolescentes et de décrire son travail – un terrain neutre – pour amorcer une discussion qu’elle espère pouvoir conduire sur un terrain plus personnel.

 

Chapitre 8 : La visite

 

Un peu stressées l’une par le lieu et l’autre par l’image que ce lieu va montrer d’elle, les deux adolescentes entament la visite: les couloirs sont fraîchement repeints et les pièces dédiées aux devoirs des enfants du primaire et à l’accueil des très jeunes enfants achèvent de mettre à l’aise Samantha qui n’anticipe pas ce à quoi elle va être confrontée ensuite. La visite des étages, des sanitaires communs et de la cuisine partagée génère un sentiment de compassion chez la jeune fille. Mais le choc créé par la pièce attribuée à la famille se lit sur son visage. Plus jamais elle ne verra sa camarade de classe de la même manière.

Comment peut-elle aider ? N’y a-t-il pas d’autre logement possible ? Comment sa mère gagne-t-elle sa vie ? De combien d’argent les deux femmes disposent-elles pour le mois ? Quels sont les loisirs d’Andisheh ? Comment vivait-elle au pays ? Comment est-elle arrivée jusqu’à Genève ?

A chaque réponse, l’empathie et la tristesse s’accentuent en Samantha. Elle réalise son comportement odieux et la honte l’envahit. C’est sûre, cette visite est en train de changer son regard sur sa camarade de classe !

Elle qui a toujours vu ses moindres envies satisfaites réalise le dépouillement des deux migrantes, la difficulté à se projeter dans un avenir incertain, sans formation reconnue, sans délai connu pour un déménagement dans un appartement, sans lien, sans compréhension de l’environnement, dépendant des assistantes sociales pour la moindre des démarches et des bénévoles pour leurs loisirs.

C’est décidé, elle fera visiter sa demeure à Andisheh dès demain, elle demandera à ses parents si elle peut venir à la maison régulièrement pour partager un repas et faire ensemble leurs devoirs, elle la présentera à ses amies et c’est complètement sûr, elle ne se moquera plus jamais de ses vêtements, de ses douches après l’éducation physique, de sa méconnaissance des chanteurs et des groupes, des séries suivies par les adolescents de sa classe ou encore de son accent.

 

Chapitre 9 :

 

Une aube nouvelle se lève sur Genève, un peu moins égoïste, un peu plus humaniste. Mireille croit fermement que l’action positive de chaque individu induit un mieux vivre partagé, que cette fenêtre magique découverte un peu par hasard existe pour tous et qu’il ne tient qu’à chacun d’être réceptif à la sienne.

Son changement de métier lui a offert l’opportunité d’avoir une action décisive directe sur certains migrants, d’influer durablement sur leur cursus. Certains soirs elle se couche éreintée, révoltée et déçue par les injustices d’une Genève riche qui pourrait plus et mieux partager, et certains autres comme hier soir, elle est satisfaite de sa journée, du mieux être qu’elle a pu insuffler. Elle se rassure en espérant que, tout comme elle, les Genevois se souviennent de temps en temps de leur tradition d’accueil grâce à laquelle la cité de Calvin, personnage qui ne fut pourtant pas un exemple de tolérance et de ce qui fait la richesse de leur canton en termes de diversité et de savoirs et de savoir-faire.

 

J’ai tiré le Soleil

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