Créé le: 27.08.2015
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Papa

L'arbre et le miroir 2015

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© 2015-2024 Lili

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"Un mariage ne lui coûte rien à contracter... Dame, demoiselle, bourgeoise,paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disois le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusques au soir" Don Juan, Molière
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Je regarde l’arbre mort que renvoie le miroir de ma chambre et je n’y perçois que le reflet de mon imagination. Rien qui ne vienne garnir ces quelques branches noires et tortueuses, rien qui ne vienne enjoliver le désert de mon esprit. Je n’ai pas d’idées, pas d’images. Seul l’arbre est là, stérile.

Où que je sois, il est là : il me nargue au détour d’un chemin, il clignote dans mon cerveau à moitié endormi. Sa présence obstinée ne me dit rien, n’éveille aucun songe.

Un arbre mort qui se reflète dans le vieux miroir de ma chambre. Je le regarde; il me regarde. Le silence est pesant.

Alors, je finis par lui demander :

– Que me veux-tu ?

Il répond :

– Je ne suis qu’une apparence.

– Que veux-tu dire ?

– Tu ne vois que ce que tu veux bien voir; tu ne perçois pas ce qu’il y a en moi.

– Tu as raison, je ne t’ai pas bien regardé; mais comment faire pour aller voir ce qu’il y a en toi ? Je ne peux quand même pas entrer dans tes branches !

– Ce n’est pas si compliqué ! Je suis ton reflet, donc, cherche au bon endroit.

Alors là, le voilà qui me piège par cette réponse sibylline.

Agacée, je décide d’aller me coucher et de l’oublier. Cependant, lui, ne m’oublie pas :

– Descends, me dit-il, descends en moi.

Alors que je suis en train de m’endormir, je me sens pénétrer dans la terre et suivre le fil d’une de ses racines. Arrivée au bout d’une radicelle, j’aperçois soudain, à ma grande surprise, un petit enfant oublié dans un coin tout sombre. Il est recroquevillé et perdu dans son monde.

– Qui es-tu ?

Le petit enfant émerge de son rêve et me regarde avec étonnement :

– Tu m’as enfin retrouvé !!

– Apparemment ! Mais qui es-tu ? Je ne te connais pas ?

– Tu crois que tu ne me connais pas, tu m’as simplement oublié : regarde-moi, je suis un pan de ta mémoire.

Je le regarde intensément et je m’endors enfin.

Le lendemain matin, alors que je flotte encore entre deux mondes, une scène inattendue se dévoile à mes yeux et me fait éclater de rire, me réveillant alors tout à fait; elle se déroule il y a deux ans.

Scène I : la chambre de la défunte

– Que tu es belle Ania ! Je te dis adieu et te remercie pour tout ce que nous avons vécu ensemble.

– Pauvre imbécile, ce n’est pas ce que tu disais quand tu es parti avec cette pouffiasse, me laissant seule avec mes 5 enfants ! Tu n’avais d’yeux que pour elle et tu n’as même pas daigné en choisir une plus intelligente que moi ! Et bien entendu, tu as abandonné les deux filles que nous avions eues ensemble.

Tu crois que je ne vois rien ? OK, mon cœur s’est arrêté de battre et je vais être enterrée demain; mais je suis là, dans cette chambre d’hôpital, allongée sur le dos, et non seulement je te vois, je t’entends, mais je sais tout ce qui t’habite, tout ce qui te hante, tes terreurs, tes mesquineries, tes mensonges.

L’homme qui avait été son mari, sort de la chambre mortuaire, accompagné de sa troisième femme. Dans le couloir, il embrasse ses deux filles dont il a souhaité se rapprocher après plus de trente ans.

La cadette lui dit :

– Tu sais Papa, j’ai été voir Maman, je lui ai dit au revoir et je lui ai demandé de me pardonner car, franchement, je lui en ai fait voir de toutes les couleurs parfois.

Elle se tourne vers moi et me dit :

– Tu te souviens Amélie, quand j’avais 17 ans et que j’ai couché avec Marc dans sa chambre ? J’avais oublié de refaire le lit… Je crois qu’elle avait failli m’assassiner ce jour-là, surtout quand j’ai tenu dur comme fer que, non, je n’avais pas dormi à la maison pendant son absence.

L’homme, devenu blême, se lève subitement de sa chaise et déclare :

– J’ai encore des choses à lui dire.

Il retourne dans la chambre, seul cette fois.

Cet homme, c’est mon père. Il connut ma mère à l’âge de 25 ans, alors qu’il venait de perdre la sienne.

– J’ai su immédiatement en voyant ton père, que ce n’est pas le genre d’homme qu’on épouse, me disait ma mère.

Leur rencontre, sous forme d’un coup de foudre, eut lieu en Italie à la fin des années 50 et eut pour cadre l’hôtel de mon grand père paternel, situé dans une station balnéaire à la mode. D’emblée, ma mère n’eut d’yeux que pour cet Adonis de vingt-trois ans s’apprêtant à plonger dans l’eau turquoise de la piscine. Elle avait trente-six ans, était divorcée et mère de 3 garçons; son charme slave était envoûtant. Mon père et ma mère étaient alors très riches et très beaux. Etant donné la différence d’âge et la situation de ma mère, leurs parents étaient farouchement opposés à leur union. Ils se marièrent néanmoins en secret à Gibraltar et me conçurent un an plus tard.

Après deux ans paradisiaques dans une ferme normande, mon père voulut revenir en Suisse, le pays de ses études, pour repartir à la chasse. Ses trophées se prénommaient Mado, Sylvie, Elisabeth…elles étaient coiffeuses, secrétaires, femmes au foyer, toujours ravissantes, toujours prêtes à lui offrir une nouvelle cravate Hermès.

Il me dit un jour, alors que j’avais 15 ans :

– Tu sais, je suis très embêté, j’ai quatre maîtresses et je ne sais plus laquelle m’a donné quelle cravate. J’ai très peur de faire une gaffe!

Cinq ans après notre retour en Helvétie, c’est Emmanuelle qui eut grâce à ses yeux et qui le harponna: une ravissante poule aux cheveux noirs, divorcée et mère de deux enfants, parfaite femme d’intérieur, corvéable à merci et portant la toilette comme personne. Etant donné qu’elle pratiquait la danse classique, elle se baissait, que ce soit pour ramasser un verre ou un morceau de papier, en mettant ses pieds en canard et sans plier ses genoux : fascinante, vue de derrière. Mon père quitta donc ma mère et épousa Emmanuelle.

Le petit enfant du fond de sa racine, me fait un clin d’œil : tu vois, c’est quand même sympa de me retrouver : grâce à moi, tu es au cinéma et en plus, c’est toi qui fais ton film.

Une deuxième scène apparait : le voilier de mon père, long de vingt mètres; les îles grecques avec ma petite sœur de 11 ans, mon père, son équipier, Emmanuelle et moi, jeune adolescente de 14 ans.

Nous sommes dans le cockpit, nous apprêtant à faire une dernière baignade avant le dîner. La mer est transparente et laisse entrevoir quelques poissons aventureux. Il fait inlassablement beau. Mon père, magnifique athlète, entièrement nu, plonge dans l’eau frémissante. Il remonte sur le pont tel Pâris conquérant Hélène, un large sourire aux lèvres et la queue triomphante offerte à nos yeux de jeunes pucelles.

Après le dîner, alors que nous dégustons les figues données par les habitants de l’île, Emmanuelle et son époux s’éclipsent dans leur cabine. Comme chaque soir, le reste de l’équipage écoute, avec de petits rires gênés, le duo sonore de Neptune et sa sirène. Nos lectures estivales pour préparer la rentrée? La collection complète des SAS qui constituent la bibliothèque du bateau.

En dépit des bons et loyaux services prodigués par sa femme, mon père la trompait tant et si bien qu’elle fit plusieurs tentatives de suicide :

– Tu comprends Amélie, ton père ne prend même pas la peine de cacher la tache de rouge à lèvre sur ses cols de chemise, me confiait-elle.

Et pourtant…Emmanuelle court les marchés de la ville pour lui préparer de savoureux et copieux repas deux fois par jour (entrée, plat principal, fromage et dessert), s’assure que le camembert est toujours mûr à souhait (sinon, son mari le jettera d’un geste méprisant au bout de la table : immangeable !), confectionne pendant la saison de la chasse divers pâtés de biche et de faisan qui nourriront son homme durant sa battue du chamois; elle garde la ligne, porte des vêtements de marque, près du corps; elle va chez le coiffeur toutes les semaines : ses cheveux ébène sont parfaitement brushés, ses ongles éternellement couleur prune. Elle est parfaite, vraiment. Et elle accepte, tout.

Il finit par la quitter après trente ans de mariage pour une grande blonde éblouissante, aux yeux bleu lagon, prénommée Mathilde.

Mathilde a alors 60 ans; elle vit une relation sulfureuse avec un prince sicilien jaloux qu’elle quitte sans regret et se marie avec mon père : c’est son premier mariage. Il a 69 ans.

Un an plus tard, il me dit avec un clin d’œil coquin :

– Tu sais, une jolie femme m’a fait des avances au fitness, tu crois que je peux ?

– Papa, si tu trompes Mathilde, tu vas finir tes jours tout seul!

– Tu as raison, il vaut mieux que je renonce.

Je me retrouve au fond de mes racines; le petit garçon me demande :

– Tu veux continuer ?

– Oui, je veux comprendre.

– Alors, va voir ton père et questionne-le sur son passé.

Dernière scène : nous sommes assis sur son canapé bleu-ciel

– Papa, que s’est-t-il passé avec ta mère ?

– C’était très dur car, comme tu le sais, mon père n’a pas épousé ta grand-mère et ne m’a pas reconnu. Tu imagines à quel point c’était difficile de vivre en Italie, c’était l’époque fasciste. Nous vivions tous les deux comme des parias, alors qu’elle était issue d’une famille de haut lignage; je l’adorais. Elle était comme une déesse pour moi, belle, artiste, sauvage, courageuse. Quand elle est tombée malade, à l’âge de 50 ans, mon monde s’est écroulé. J’étais jeune, tu sais, j’avais l’âge de ton fils.

Je faisais mes études en Suisse, je vivais seul et j’étais désemparé. J’allais la voir régulièrement à l’Ashram où elle vivait, près de Paris, car elle poursuivait une recherche spirituelle; et là, j’assistais, impuissant, à des scènes insoutenables : elle se tapait la tête contre les murs en hurlant de douleur et j’étais là, à côté, sans rien pouvoir faire pour la soulager.

Deux ans plus tard, quand elle est morte, un trou noir m’a englouti. Ma personnalité d’avant a disparu. De colère, je maudissais Dieu, je ne croyais plus en rien, j’ai renié tout ce qu’elle m’avait transmis; j’ai commencé à courir les filles et à amasser de l’argent.

Aujourd’hui, grâce à Mathilde, je commence peu à peu à comprendre et à retrouver le fil qui me rattache à elle.

Je pris mon père dans mes bras, pour la première fois.

Le petit enfant me fait un clin d’oeil.

– Regarde, me dit-il, tu vois les nouvelles pousses?

Aujourd’hui, grâce à Mathilde, je commence peu à peu à comprendre et à retrouver le fil qui me rattache à elle.

Je pris mon père dans mes bras pour la première fois.

Le petit enfant me fait un clin d’oeil.

– Regarde, me dit-il, tu vois les nouvelles pousses?

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