Créé le: 14.09.2021
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Ombres qui luttent

Correspondance

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Trois êtres qui s’aiment profondément, trois êtres à la vie brisée et leur lutte contre le démon intérieur.
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Maxence,

 

Hier soir de retour de Paris avec le dernier train du jour, je franchissais le seuil, heureux de retrouver mon doux havre et la maîtresse de ma paix intérieure. Elle se tenait là dans l’encadrure de la porte du salon, si jeune et si fine. Mais son visage habituellement serein était altéré et sa poitrine était secouée d’incompressibles sanglots. Ses longs cheveux noirs qu’elle avait soin de tresser chaque jour s’étaient quelque peu affaissés. Ses yeux avaient perdu de leur éclat et de leur rieuse insouciance. Mon élan spontané pour enlacer cette âme chérie se brisa et ce n’est que précautionneusement que je m’avançai vers cet oiseau blessé. Je voulus lui prendre la main mais elle la retira doucement et son émotion redoubla. C’est à genoux, le regard baissé, qu’elle m’avoua tout :

Pendant mon absence due à des obligations professionnelles, j’avais laissé Isabelle seule à La Vallée. Malgré la présence des femmes de chambre et des domestiques, je craignais qu’elle ne s’ennuyât et c’est dans ces circonstances que je te priais, toi, mon cher ami d’enfance en qui j’avais toute confiance, de lui tenir compagnie et de la divertir en mon absence. Mais tu l’aimais depuis longtemps … Nous étions si proche toi et moi qu’il y avait peu de choses que nous ne partagions pas. Comment ne m’en suis-je jamais douté ? Tu t’es toujours interdit cet amour sacrilège, tu t’es obstiné et pour fuir ce gouffre envoûtant, tu as scellé ton cœur et t’es rendu sourd à ses gémissements. Et moi qui te reprochais tes visites trop rares alors que tu livrais un duel sans merci à ton démon … L’insistance de ma requête finit par vaincre ta réticence et tu t’engageas à contrecœur à passer chaque jour quelques heures auprès d’Isabelle. Ce n’est qu’avec cette assurance que je partis pour si longtemps en laissant ma bien-aimée. Qui pouvait mieux veiller sur elle, sur cette jeune fille que j’ai épousée par amour il y a six mois, que toi, notre témoin de mariage, mon plus cher ami, mon alter ego ?

Au fil des jours, tes sens prirent le contrôle de ton enveloppe. Au fil des jours, tes monosyllabes se complexifiaient en brillants discours enflammés. Au fil des jours, tes yeux baissés de confusion s’enhardissaient et contemplaient avec adoration la femme aimée : automate, tu obéissais mécaniquement aux dictats de la tyrannie de ton cœur. Aveugle inconscient, tu étais devenu séducteur à ton insu et tu jouais sur les cordes de l’âme féminine à l’écoute de leur vibrement.

Isabelle a toujours eu une grande amitié pour toi parce qu’elle nous savait si proche toi et moi. Elle ne se doutait pas non plus que l’ami dévoué, loyal et fidèle deviendrait l’assassin de notre bonheur. Quand tu osas, malheureux, choisir les mots qui inoculent doucement la passion qui égare … l’inclination réciproque, la chaleur des regards échangés, l’ardeur impatiente de se retrouver le lendemain, la flamme de deux corps embrassés … Je ne puis achever tellement la haine est forte en moi. Profondément troublée par ton comportement, Isabelle tenta à plusieurs reprises d’avancer mon retour, mais je ne sus lire l’urgence de ses lettres et je refusais de revenir plus tôt sans avoir entièrement rempli le but de mon voyage. Et toi, misérable, plus tu la voyais, fébrile, écrire ces lettres, plus tu te pressais à écrire la suite de cette funeste histoire. Je ne pourrai te haïr autant si je t’avais moins aimé.

Isabelle refusa fermement tes avances de plus en plus audacieuses. Mais nous nous ressemblons tant, toi et moi … Les années ont ciselé nos personnes de manière si harmonieuse que nous sommes comme le parfait alliage du cuivre et de l’étain : quel amateur d’art pense à dissocier les éléments qui font le bronze lisse et poli d’une belle statue ? Elle recourut à tous les moyens humainement possibles : je ne l’accuse pas et jamais je ne le pourrai. Mais si un jour elle t’a dit « oui », c’est au mari et non à l’amant qu’elle le disait. Et si un jour sous la pression de tes lèvres, tu as senti ses lèvres volontaires, ce n’est pas le traître qu’elle embrassait, c’était son époux. Non, je ne l’accuse pas. Comment accuser la victime ? Je te le demande à toi, assassin de ma joie.

Que je te hais …

Et pourtant quand je t’écris ces mots, je ne puis m’empêcher de pleurer : toi, l’artisan et destructeur de ma félicité, je t’aime comme un frère et je te hais comme le profanateur de temple. Romulus tua son frère pour avoir franchi le sillon sacré de la ville et Dieu sait s’il aimait son jumeau qui jadis buvait à ses côtés sous la louve… Et pourtant je ne te tuerai pas bien que l’honneur du nom de la famille le réclame à grands cris : il y a quelqu’un que je hais plus encore que Maxence… c’est moi. Insensible à l’invisible, j’ai patiemment détissé la tapisserie de ma vie et dénoué les liens au nom desquels j’étais heureux de vivre. Isabelle et toi, vous êtes innocents et vos fronts sont blancs et purs. Ma démence qui nous a précipités encordés dans l’abîme vous a pris pour des anges alors que vous n’étiez qu’un homme et une femme honnêtes. Comment vous le reprocher ? Mordu par le serpent engourdi dans mon sein, j’ai propagé inconscient le venin mortel aux parties vitales de mon être.

A mon tour de me mettre à genoux et de mendier ton pardon pour un frère indigne qui n’a plus d’espoir qu’en la rédemption rude et laborieuse de chaque jour. Chaque jour remettre l’ouvrage sur le métier et patiemment restaurer la mosaïque de notre vie violemment vandalisée par un pauvre fou. Chaque heure sans dire un seul mot me mettre à rebâtir l’ouvrage de notre famille détruit sous mes yeux avec mes propres mains. Chaque instant croire contre tout espoir en ma possible délivrance à travers l’expiation continuelle. Tel est mon sort. Isabelle veut porter sa part avec moi bien que j’ai sincèrement cherché à l’en dissuader : elle méritait mieux. Tu méritais mieux.

Cette lettre se terminera sur ces mots : ne reviens plus nous voir à La Vallée, je t’en prie, tu n’y trouveras que des ombres, écrasées par le poids de ma faute, qui luttent pour se libérer de leur néant. Adieu.

 

Fabien

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