Chapitre 1

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J'avais beau savoir qu'elle était toxique et envahissante, je ne pensais pas qu'elle pourrait empoisonner ma vie de retraité.
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Très honorable Thomas Nuttall,

Je n’imagine pas que les postes britanniques vous délivreront cette lettre dans le caveau du petit cimetière d’Eccleston St Helens, où vous reposez depuis plus de cent soixante ans. Au moins sait-on aujourd’hui comment vous trouver, alors que de votre vivant vous ne teniez pas en place. Votre vie d’explorateur, naturaliste, botaniste et ornithologue vous a entraîné à parcourir les Etats Unis d’Amérique en tous sens et non sans risques, pendant plus d’une trentaine d’années.

Vos qualités scientifiques et humaines vous ont valu la considération de vos collègues naturalistes, que la postérité n’a jamais démentie. Tant que la biodiversité ne sera pas trop mise à mal, on retrouvera votre trace nominale un peu partout sur le continent américain:
–       Ecoutez ce pivert strié de noir et blanc à crête rouge martelant un tronc de chêne californien, il s’agit d’un Picoides nuttalli sur un Quercus nuttalli.
–       Observez cette pie à bec jaune nichant dans un cornouiller à fleurs blanches, voilà un Pica nuttalli dans un Cornus nuttalli !

Pourtant, j’ai quelques griefs à faire valoir, non pas à l’égard de votre personne, mais quant à certaines décisions que vous avez prises avec un brin de légèreté.

Comme vous êtes le père du nom scientifique de la plante qui me poursuit de ses exigences depuis plusieurs années et me hante au point de mettre en péril ma paisible existence de retraité, j’ose vous interpeller à ce sujet. N’y voyez ni prétention de ma part, ni impertinence excessive, mais vous êtes bien placé pour savoir que le nom d’une plante, comme celui d’un animal ou d’un être humain, n’est pas anodin et peut influencer son comportement tout au long de son existence.  Il aurait fallu y penser avant  de publier votre ouvrage de référence The genera of North American plants and a catalogue of the species at the year 1817.

Le nom de Wisteria que vous avez choisi pour rendre hommage au médecin et anatomiste Caspar Wistar a de quoi surprendre.

La plante devrait s’appeler Wistaria, en respectant les règles taxonomiques des sciences naturelles, et non Wisteria. A en croire un biographe, il s’agirait d’une erreur typographique, impardonnable pour quelqu’un qui a débuté sa carrière comme imprimeur chez son oncle en Angleterre.
Vous auriez vous-même déclaré qu’il s’agissait d’améliorer l’euphonie de l’appellation, un bien piètre argument.
Une autre source renvoie à un  horticulteur de vos amis, Charles John Wister, que vous auriez malicieusement substitué à l’honorable président de la célèbre Société Américaine de Philosophie; Caspar Wistar méritait mieux que cette facétie.

Restons en là pour cette controverse susceptible de déstabiliser n’importe qui ou n’importe quoi. Il y a pire dans votre classification.

Les Wisterias que vous avez découvertes en Amérique étaient d’origine asiatique. Ces plantes avaient été importées de Chine (Wisteria sinensis) et du Japon (Wisteria floribunda) peu avant vos pérégrinations. Ces deux espèces ne sont pas faciles à distinguer pour le commun des mortels.  Une curieuse particularité permet pourtant de les identifier : leurs tiges s’enroulent en vrille dans des sens opposés ; celui des aiguilles d’une montre pour les japonaises, l’inverse pour les chinoises. Il eut donc été plus sage de les classifier en tant que dextris et senestris, respectivement : les jardiniers amateurs voulant domestiquer la croissance exubérante de ces plantes volubiles en auraient tenu compte au moment d’accrocher les nouvelles pousses à un support.  On aurait ainsi évité une cause importante de stress ou même de déviance chez les spécimens ornementaux enroulés contre nature.

Si vous en doutez, prenons mon exemple. Je suis gaucher, d’une génération qu’on a obligé à écrire de la main droite dès la première année d’école et me voilà pour le reste de ma vie répertorié dans la catégorie des gauchers empêchés. Les pédagogues d’alors semblaient ignorer les désordres de caractère et les distorsions de la personnalité que cela pouvait entraîner de façon irréversible. Ne doit-on pas en déduire  que  les aspects toxiques des Wisterias, leur tendance à la strangulation et leur aptitude à créer des dégâts irréversibles  sur les façades qu’elles sont censées embellir pourraient bien n’être pas d’origine naturelle mais  une forme de rébellion contre une appellation controversée ou une pratique erronée ?

Enfin, j’ai la nette impression que votre propre personnalité, qu’on qualifierait aujourd’hui d’hyperactive, fantasque, débordante de curiosité et parfois un peu dissipée, se reflète dans vos chères Wisteria. A priori, les glycines ont une réputation des plus flatteuses, qu’il s’agisse de leur qualités ornementales, de la beauté  et du parfum de leur floraison,  de la diversité de leur aspects saisonniers, de leur longévité et de leur apparente facilité d’entretien. Dans le langage des fleurs, elles signifient la tendresse, un comble de duplicité.

De fait, pour moi qui vis au quotidien une relation de plus de vingt ans avec une glycine de l’espèce sinensis, j’étais loin de me douter que cette plante innocente  dissimulait une volonté de croissance infernale. Je n’utilise pas ce qualificatif à la légère, l’énergie inépuisable de ce végétal ne cesse de confirmer la sénescence inexorable qui voit mes forces décliner en sens inverse de celles qu’il me faudrait pour domestiquer l’envahisseur.

Est-ce là, Monsieur le botaniste, ce que j’aurais dû attendre d’une plante que l’on qualifie d’agrément et que vous avez baptisée, je cite,  « en l’honneur d’un philanthrope modeste et pacifique » ?

A l’époque de l’achat de ma maison, la glycine ornait discrètement l’entrée de la cour et avait été quelque peu négligée par le précédent propriétaire ; je me sentais protecteur et capable de maîtriser son développement.
–       Le tronc central s’enroulait autour d’un poteau en bois déjà endommagé par étouffement; deux bras horizontaux de longueurs inégales, mal supportés par des fils de fer trop minces conféraient à la plante une allure de crucifixion. Une rédemption s’imposait.
–       La glycine n’étant pas reliée à la maison, j’avais construit un nouveau support, en bois teinté  pour se fondre dans le feuillage et préparer une sorte de patio ombragé.
–       La suite est classique, on voit plus grand : la décoration de la façade s’impose, il faut faire monter la glycine, qui ne demande que ça, jusque sous le toit.  On enroule une longue vrille de la plante autour du tube de récolte des eaux pluviales et c’est parti ! Au moins jusqu’à l’année suivante où l’on constate qu’il faut dérouler en vitesse la  vrille qui commence à se lignifier et à écraser le tube de soutien.
–       A l’aide d’une grande échelle, je cru alors malin de tendre deux câbles perpendiculaires permettant à la glycine de grimper et de poursuivre sa course à six mètres de hauteur, coiffant les fenêtres de belle manière.

Depuis le ravissement a disparu. La  lutte contre l’envahissement tourne à l’obsession. La floraison est éphémère, elle se produit souvent en période de pluie qui abrège l’enchantement : les jolies grappes violettes s’étiolent et tombent en tachant de rouille le dallage de la terrasse. Par contre, les nouvelles pousses  s’allongent des mois durant à une vitesse effarante. Elles débordent sur le trottoir, fouettant les passants  distraits, ou grimpent en acrobate pour infiltrer la toiture. Chaque matin, je ne sait plus où tailler, ni dresser ma grande échelle et y monter sans risquer la chute. Plus je régresse, plus la glycine progresse. La nuit, je rêve d’une longue vrille franchissant mes volets pour m’enserrer la gorge et je ne dors plus sans un sécateur sous l’oreiller.

Monsieur le botaniste, je vous tiens pour responsable du comportement  toxique de cette satanée Wisteria sinensis. Je sais que cela ne vous empêchera pas de reposer en paix, mais, franchement, vous auriez pu vous limiter à l’ornithologie, espèce de drôle d’oiseau !

Commentaires (4)

Pierre de lune
13.08.2021

Bonjour Franck, Je rejoins les commentaires précédents, merci pour cette excellente lecture, originale et pleine d’humour. Je ne regarderai plus de la même façon ces plantureuses grappes de glycine qui s’échappent par-là les murs !

Thomas Poussard
12.08.2021

Érudit et amusant ! Je m'en rappellerai au moment d'acheter des plantes pour mon appartement !

Marie Vallaury
27.07.2021

J'adore !!! L'idée est géniale et l'écriture s'est enroulée autour de moi sans me laisser d'autre choix que le ravissement et de multiples éclats de rire. Merci pour ce délicieux moment de lecture.

Frank Desco
28.07.2021

Merci Marie, je suis heureux de pouvoir reprendre la plume en posant mon sécateur

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