Créé le: 09.09.2021
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Nu devant toi

Correspondance

Qu'est ce qu'une lettre à son ennemi, si ce n'est une trêve ? Qu'est ce qu'une trêve, si ce n'est une remise en cause du bienfondé d'un combat ?
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Si je me dresse aujourd’hui face à toi, ce n’est pas sous la contrainte d’une impasse dans laquelle tu m’aurais acculé, ni par le jeu pervers d’une énième provocation : regarde ! mes mains sont vides, mon corps est nu, et l’esprit qui m’anime est si détaché de toute violence que le regard que je t’adresse embrasse aussi le monde qui nous entoure.

Toi mon ennemi, il faut que je te le demande : que suis-je pour toi, au point de vouloir porter les nécessités de la lutte jusqu’à celles de ma destruction ?

Serais-je ce lien unique sans lequel ta cause serait sans force et devant lequel, inlassablement, tu ériges chaque hasard en opportunité ? Nul autre adversaire que toi n’est aussi farouche et déterminé à réduire mes espérances et détruire ce que je bâtis avec cette application aussi étrange que néfaste.

Serais-tu l’un de ces dieux obscurs et universels du combat, ces divinités polymorphes mêlant ruse et folie, nées pour donner à nos épreuves  un sens sacré ?

Parle ! Dis-moi maintenant ce que je dois savoir de ta puissance tout à la fois formidable et dérisoire ! Que risques-tu ? puisque, tapi dans l’invisible ou niché dans le tréfonds de mon propre corps, je ne peux t’affronter autrement que profondément seul.

Vois mon dénuement !:il est sincère et absolu comme pourrait l’être une hypothétique soumission si l’instant était encore à la lutte…mais je te l’ai dit, je suis sans arme, le cœur simplement enclin au chant des aveux.

Là, maintenant, c’est un signe d’hommage que je veux te donner ; non pour m’avoir jusqu’ici épargné (Tu n’as sur ce point entretenu aucune faiblesse), ni, peut-être, préservé d’autres sorts malheureux qui auraient pu me soustraire à ta seule fatalité ( Ta volonté reste impuissante devant ces forces qui t’échappent), ni même pour avoir refusé de verser dans une facile déloyauté : rien de cela ne justifierait la trêve que je t’impose sur l’instant. L’hommage a d’autres sources : il est l’expression de la reconnaissance de l’élève au maître.

Qui mieux qu’un livre aurait pu me faire redécouvrir la nature afflictive des lois de la nécessité et celles trompeuses de l’évidence ?

Quoi de mieux que la menace que tu cultives à mon égard pour rendre à la précarité de l’instant  son affreuse dimension? Il me fallait l’apprendre, fusse à mes dépens, et ceci fait, me voilà plus armé pour affronter les temps qui s’ouvrent encore à moi.

J’ai compris sous tes coups que tout combat n’emportait pas de vainqueur, que le triomphe lui-même était entaché d’un vice irrémédiable tenant à l’incertitude de la légitimité des causes qui nous arment. Ni toi, ni moi, sommes en mesure de dessiner la ligne qui sépare le bien et le mal et de qualifier notre justice au nom de laquelle nous frappons : nous aurons beau implorer les forces de la terre et agir au nom du ciel, nos affrontements n’ont pour eux que la foi de convictions personnelles qui ne sauraient valoir mieux que de simples postulats.

Là, présentement dressé, nu, vulnérable, exposé à une impossible paix, je cède à la question de notre avenir : quel sort nous attend ? …Quel autre avenir s’ouvrira une fois l’un de nous réduit au sol ? Ne portons-nous pas la lutte comme un attribut de l’humanité au point d’y attacher la plus grande noblesse ? Anéantir un ennemi n’est-il pas en réclamer un autre ? Et si, apaisés l’un et l’autre nous décidions d’une trêve, ne risquerions nous pas de voir surgir alors, imprévisible et furieux, un nouvel opposant  mû par toutes les inventions ?

Parle ! Le dialogue n’affaiblira pas la lutte, il lui donnera un sens nouveau : que suis- je pour toi maintenant que j’ai levé toute pudeur ? Le silence que tu entretiens a sur moi la portée d’une blessure : souffrir ou mourir par ta main me donne des droits… Connaître celui qui vous terrasse confère à sa victime, me semble-t-il, le consentement à son statut .

J’insiste : parle ! …à moins que ce silence ne soit le signe d’un trouble et la crainte de voir naître une certaine communion entre nous ? Tout est possible ; être ennemi n’est pas le fruit d’une absolue antinomie ; d’autres avant nous ont franchi le pas pour admettre l’inconcevable : la guerre précède parfois l’ alliance. En définitive, qu’est-ce qu’être ennemi si ce n’est être corrompu par l’emprise néfaste du silence?

Tu l’as compris, derrière la question que je te pose, s’en dessine une autre tout aussi capitale : pourquoi ? …pourquoi ces pulsions à mon égard ? N’es-tu pas simplement sous l’emprise de forces extérieures ? Nous sommes tous sujets à influences : être vivant c’est être dépendant de son environnement, le subir, s’y adapter au mieux. Le plus difficile est de faire la part des choses, trouver celles qui nous déforment de celles qui nous élèvent… Regarde-moi, fixe-moi le temps d’un souffle, le temps de cette interrogation : ton âme est-elle, seule, la maîtresse de ton épée ?

Je t’écoute ; parle à voix basse si cela t’est nécessaire, si tu penses que tes confidences pourraient te nuire. Je ne peux me résigner à l’idée que les miennes ne reçoivent aucun écho… S’ il en était ainsi, se créerait une distance, laquelle, peu à peu (et ce n’est pas une menace de ma part), déboucherait alors sur de l’indifférence. Voilà le danger. Il n’y aurait là aucune lâcheté, simplement la conséquence d’une banalité : pour prétendre être un ennemi, il faut que l’adversaire te considère comme tel, ou du moins te fasse face. Et dans pareille négation, ni ta brutalité redoublée, ni ta haine savamment entretenue n’y pourraient changer quelque chose. Je ne serais alors qu’un miroir devant lequel ta violence disparaîtrait sans aucun reflet . Ainsi, avec la perte de tout espoir de combat, et de manière parfaitement paradoxale, je deviendrais à jamais ton pire ennemi.

Qu’importe ! tout cela reste, malgré nous, misérable.  Lève les yeux  une dernière fois vers les astres avant de mettre fin à la trêve…admet l’évidence : l’ordre des choses n’a que faire de nos querelles et de nos cris, et vois comme il n’attend rien de nous pour exercer ses lois.

Aussi, maintenant, nous savons que notre courage n’est pas admirable.

Commentaires (1)

AF

Akim Fesch
15.09.2021

Beau texte énigmatique et prenant.

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