Créé le: 14.09.2017
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Nu couché

Humour, Nouvelle

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© 2017-2024 Franz

© 2017-2024 Franz

Nu couché n’est pas une séquence porno, c’est plutôt un clin d’œil à la peinture, à celle de Modigliani en particulier. Pas un polar non plus, plutôt un fait divers peu commun que vivent un grand-père et sa petite fille. Pas non plus un road movie exotique, plutôt le récit d’un samedi matin ensoleillé au marché de Lausanne en 2018.
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NU COUCHE

Ils ont tous fumé la moquette ou quoi ? Que se passe-t-il sur la place de la Riponne en ce samedi 7 juillet 2018 ? D’accord, c’est jour de marché, il fait beau et c’est les vacances, mais tout de même il y règne une atmosphère très inhabituelle, une sorte d’euphorie, de douceur sur les visages, il y a même plein de sourires, qui d’ordinaire poussent mal sur le béton. On dirait qu’une fête se prépare : le soleil semble tout neuf, la clientèle est toute bariolée et bon enfant, les marchands sont délicieusement exotiques et les étalages affriolants, même les toxicomanes dans leur coin à côté du parking injectent dans les gaz d’échappement une dose de sérénité.

Les effluves du stand fromager italien réveillent l’appétit des bobos qui remplissent leur panier de pécorino authentique, de parmesan certifié, de pain au feu de bois (qui coûte bonbon). À dix heures et demi, c’est un peu tôt pour l’apéro, c’est ce que je me dis, malgré les gargouillis de mon estomac. Près de la fontaine aux multiples buses sophistiquées, en panne comme d’hab, un guitariste accompagné d’une chanteuse en dreadlocks avec clochettes qui tintinnabulent, essaie de captiver en vain l’attention d’un public plus avide d’odeurs de salami que d’airs de reggae.

 

Moi je me balade avec ma crapule Zoé, ma petite fille de quatre ans, on fait le marché en se marrant comme au spectacle. Surtout qu’elle n’arrête pas de philosopher à haute voix, ce qui qui me met parfois mal à l’aise. Elle aperçoit une grosse dame obèse de dos qui a bien du mal à marcher, elle me tire le pantalon : Papy, t’as vu son derrière, on dirait ma bouée éléphant rose…

Une incontournable mendiante, bien connue à la ronde, avec son air de momie inca, tend la main en slalomant à travers les clients qui reculent instantanément « s’il vous plaît cinq francs pour dormir ce soir à la Marmotte ». Bien sûr, elle me fonce dessus, j’esquisse un geste de repli et Zoé s’écrie : « Madame, vous puez, beurk, et vous êtes moche ». Je ris intérieurement en pensant à une autre gamine effrontée, la Zazie du métro.

Juste après, elle me montre un landau qui se promène décontracté entre les stands. C’est un couple, jeune et d’une beauté agaçante qui conduit le pousse-pousse d’une main nonchalante. Le bébé dans la poussette attire regards et commentaires : adorable ! un angelot ! on dirait un Botticelli, des fossettes adorables, quel joli petit nez, des joues à croquer… Les parents se rengorgent discrètement. Zoé y va de son couplet : « Regarde papy, on dirait une poupée nouilleborn… J’en aimerais tellement une comme ça ! »

La fête qui a lieu ce samedi à la Riponne n’a pas de nom, elle n’est pas inscrite dans l’agenda officiel. Il flotte simplement dans l’air une atmosphère guillerette qui pourrait s’appeler « libération » ou « délivrance » après la série d’attentats, de brigandages et de faits divers sanglants qui ont secoué le pays ces derniers mois. Sans parler de Kristof, l’ouragan catastrophique qui a dévasté la rade de Genève et une partie de la Côte. Je dois l’admetttre, tous ces événements tragiques paraissent oubliés. Même l’explosion du nouveau Parlement vaudois revendiquée par Daech, qui heureusement n’a fait que des dégâts matériels. Oublié également l’enlèvement de la statue du major Davel et celle de Freddy Mercury par un groupe inconnu jusqu’alors, le DVHP (défense des vrais héros de la patrie) qui réclame un Panthéon pour des personnages ayant contribué grandement à la santé du canton (Gilles, Gardaz, Silvant, Rochat, Wiesel, etc).

Ce jour-là, la peur a libéré ses prisonniers : l’appétit de vivre, la fringale de consommation, l’envie de jouissance. La place de la Riponne, malgré sa légendaire laideur, respire la gaieté et l’insouciance.

 

Les jeunes parents au landau, qui portent leurs 25 ans arrogants comme leurs costumes bleu pétrole et leurs coupes de cheveux branchées, semblent participer à cette liesse. Ils zigzaguent à travers les stands, interpelés par les commerçants, cédant avec condescendance à quelques babioles et amuse-gueule.

Leur bébé s’est endormi profondément.

Devant son ordinateur du bureau de la Palud, le commissaire Grosset, qui vient de boucler son téléphone, n’arrête pas de se gondoler depuis cinq minutes. Comme s’il faisait défiler sur son écran un extrait de son dernier film préféré « Braquage à l’ancienne ». Sa subordonnée, concentrée sur un dossier, lève la tête plusieurs fois, surprise et un brin agacée.

 

– Ça va chef ?

– Voui, bien, même très bien, ils ont mordu à l’hameçon…

– Hum, vous aimeriez que je devine qui et à quoi ?

– Mais nooon, je vais te le dire… tu te rappelles il y a un mois, notre mission, lancer le buzz du prêt du plus fameux Modigliani au Musée des Beaux Arts ?

– Bien sûr je me rappelle, c’est même moi qui ai suggéré le piège.

– Ou…ais admettons, mais tout le dispositif pour attirer les « Pinks Panther », c’est quand même bibi… C’est moi qui ai monté l’affaire avec l’approbation du proprio, le boss du Dragon Museum de Shanghai.

– Ok ok… mais qu’est-ce qu’il risque M. Liu Yi Qian ? Il va pas se faire piquer son trésor…

– D’accord, mais il se mouille dans une immense supercherie et faut pas oublier qu’il nous a refilé une copie exceptionnelle !

Il est bientôt onze heures et j’ai promis le fameux carrousel vaudois de la place de la Palud à ma petite crapule. On y arrive un peu essoufflé au moment où le manège des petits soldats s’enclenche en face de la fontaine de la Palud. Les gamins en sont baba, y compris Zoé et les adultes sont amusés par la voix solennelle un brin ridicule qui résume l’Histoire du pays de Vaud.

Un gros bonhomme rougeaud interpelle son voisin : « Dis donc Marcel, c’est pas l’heure ? on s’en boit trois au Grütli ? » Un gros chien jaunâtre, genre golden retriever, n’arrête pas d’aboyer un roquet qui essaie de lui répondre, sa patronne ne parvenant pas à retenir sa fureur pathétique. Pour ma part, je trouve ça très fâcheux, ces deux clebs brouillent la mélodie de « vigneron, monte à sa vigne… » qu’accompagne un xylophone délicat et ma petite Zoé ne peut pas, je suppose, apprécier à sa juste valeur ses accents patriotiques. A la fin du petit « pestacle » applaudi par les marmots, une main me tape amicalement sur l’épaule : « Salut Roger, tu fais la nounou aujourd’hui ? ça roule ? dis donc, on t’a pas vu hier soir à l’Amicale des soixante-huitards ! » J’essaie d’expliquer à Bertrand mon emploi du temps overbooké, comme disent les djeunes. Zoé n’arrête pas de me tirer le pantalon depuis deux minutes en me montrant le landau qui remonte déjà la Madeleine avec ses fringants pilotes. Comme elle veut suivre le bébé à tout prix et que le grand-père se fait danser sur le ventre, nous voilà entraînés à sa suite vers la place de la Riponne, véritable fourmilière. J’ai du mal à suivre la cadence et à me faufiler dans cet agglomérat épanoui, surtout que le soleil se met à cogner comme un sourd sur mon crâne dégarni.

On y arrive au moment où le couple soulève son carrosse au bas des escaliers du Palais, la jeune femme derrière, son compagnon devant à reculons. Ils observent attentivement le vénérable bâtiment dont l’entrée est envahie d’affiches gigantesques claironnant l’extraordinaire visite du « Nu couché » de l’homme d’affaires de Shanghai.

 

Arrivés à l’intérieur, les jeunes parents s’arrêtent un instant derrière la lourde porte actionnée automatiquement, lèvent la tête en désignant d’un léger mouvement de tête les parois qui bordent les escaliers, tenant de chaque côté le pousse-pousse, la femme chuchotant des paroles à l’accent slave, tandis que lui scrute je ne sais quoi dans les couloirs sombres du 1er étage.

Zoé m’entraîne dans cette étrange poursuite. Elle veut absolument voir le bébé se réveiller. Moi, je le suis réveillé, même emballé à l’idée de découvrir enfin le Modigliani qui fait la une de tous les médias depuis plusieurs semaines.

 

La chaleur est tropicale et les marches sont mortelles. Les jeunes parents sont en train de se reposer sur le bord du bassin du 2e étage. On fait pareil. Lui, consulte un carnet noir pendant qu’elle bloque le landau d’un coup de pied sur le frein. Il se penche vers le bébé, paraît vérifier qu’il dort, regarde sous la poussette pour contrôler sans doute qu’elle est bien immobilisée.

Pendant ce temps, elle, fait quelques pas rapides en direction du musée des Beaux Arts, paraît intéressée par l’expo en cours consacrée à la collection privée d’une famille richissime de Suisse alémanique qui a donné lieu, il y a quelques années, à une vive polémique à propos des relations entre l’art et l’industrie d’armement. Bizarre cette fascination que certains politiciens éprouvent à l’égard de la peinture ! Dernièrement j’ai appris qu’un leader d’extrême droite avait une collection impressionnante d’Alfred Anker, un des peintres suisses les plus célèbres, portraitiste d’enfants, de grands-pères et de familles traditionnelles chères au politicien. Lui qui voudrait fermer nos frontières, stopper l’immigration de masse, comme il dit, oublie que son peintre préféré a représenté également ces braves familles paysannes accueillant avec chaleur et compassion les Bourbakis réfugiés dans notre patrie pendant la guerre de 1870. Je pense à tout cela en examinant la superbe affiche annonçant le prêt du siècle du plus célèbre nu de Modigliani.

 

La maman observe l’entrée, sort l’appareil de photo de son étui, vise les posters accrochés aux murs, salue la caissière, demande deux billets, paie et attend, apparemment son mari. Qui est en train de filer dans la direction opposée, la Bibliothèque cantonale. Lorsqu’il en ressort trois minutes plus tard, très concentré et en grande conversation sur son téléphone portable collé à son oreille, elle lui adresse un petit signe de la main. Je capte quelques bribes de monologue : ok… far out… good job … go on…

Zoé en profite pour s’approcher du landau abandonné momentanément afin de voir si son occupant dort toujours. C’est le cas, ce qui la contrarie fortement, elle aimerait tellement le voir… vivant quoi.

 

Une jeune femme en tenue de jogging jaillit d’on ne sait où, telle une agile et discrète guenon, s’arrête juste à côté de ma petite crapule qui la regarde, bouche bée, des pieds à la tête. À ce moment, un grand bruit éclate du côté de la porte de sortie nord. Un SSBRONGG ou plutôt un ZZBRIINGG comme une chute de vaisselle ou de vitre cassée. Les visiteurs, nombreux, restent figés, perplexes. Un cri a même jailli d’un groupe de touristes japonais. Quelques-uns s’éclipsent. Des claquements de pas précipités dans les couloirs. Une bombe ? un attentat ? une porte fracassée ? Allons pas de panique, d’ailleurs dans l’ensemble, les visiteurs gardent un sang froid remarquable. Zoé, elle, se précipite dans mes jambes. Quant à la sportive en jogging, elle s’est baissée en un clin d’œil à côté de la poussette, comme si la peur l’avait jetée à terre. On dirait qu’elle saisit un objet près du landau, mais pas le temps de l’identifier, pas l’attention nécessaire non plus, normal, avec ce foutu fracas qui nous a bien secoués.

 

Au bout d’une minute, le cours des choses redémarre timidement, démarches hésitantes, regards inquiets, chuchotements. Le couple a réapparu presque en même temps près du landau. Lui, adresse un clin d’œil à sa compagne, lève un pouce et tous deux s’engagent dans le petit escalier qui conduit à la collection privée.

Le bébé paraît toujours dormir comme un ange lorsqu’on pénètre dans la salle centrale en face d’un gigantesque « Nymphéa » de Monet. Ah, ce tableau, quelle paix rafraîchissante il répand à point nommé !

À une dizaine de mètres, l’exceptionnel «Nu couché » de Modigliani, fait la sieste au milieu d’admirateurs. C’est une femme étendue sur sa couche. Nue, elle tient ses bras derrière la tête. Comme la place de la Riponne en ce samedi d’été, elle irradie de lumière. J’ai un vrai choc devant sa nonchalance et sa sensualité. À présent, les jeunes parents sont plantés devant elle, très attentifs. Zoé s’avance vers le tableau et s’exclame : « Elle a des beaux nénés la dame !… Est-ce qu’elle dort aussi ? » Quelques rires discrets autour de nous.

 

À ce moment-là, je remarque que le papa se penche sur le berceau, tapote légèrement le duvet de son enfant, met un genou à terre pour tirer vers lui un casier aménagé sous le landau. Immédiatement, il pousse un énorme grognement, se fige, change de couleur, se redresse d’un bond, regarde sa compagne, les yeux furieux, la bouche tordue. Il est hors de lui, s’écrie en agitant ses mains, paumes tournées vers le ciel dans un geste d’impuissance :

« Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! Bon sang de bon sang, c’est complètement dingue ! »

La maman panique, ses yeux roulent comme deux billes dans un flipper, elle regarde autour d’elle, plonge ses doigts dans la poche de sa veste. Lui, se retourne vivement en portant la main à sa ceinture, aperçoit des silhouettes en uniforme qui pénètrent dans la salle par la droite, regarde à gauche, en aperçoit deux autres, fusils en joue.

 

Zoé et moi, on est complètement abasourdi. Les visiteurs, idem. C’est à n’y rien comprendre. Pourquoi ces salauds de flics menottent ce gentil couple et emmènent le bébé ? C’est un vrai scandale !

24H, lundi 9 juillet 2018

Pink Panthers

Le joli coup de filet de la police vaudoise

 

Un couple bcbg originaire de l’ex-Yougoslavie, membre des Pink Panthers, a été arrêté en flagrant délit au Palais de Rumine de Lausanne, samedi 7 juillet. Un landau avec leur bébé a été utilisé dans leur tentative de vol d’un tableau de Modigliani. Sous le plancher du pousse-pousse un mécanisme cachait une copie que les bandits voulaient substituer au véritable (en réalité une copie de très bonne facture).

Le commissaire Grosset livre quelques éléments qui ont permis de déjouer ce vol : « Il y a trois mois un tableau de Modigliani, estimé à trente quatre millions d’euros, a subi une attaque ratée à Amsterdam et des soupçons sérieux ont conduit les polices européennes sur la piste des Pink Panthers. C’est la raison pour laquelle Interpol a décidé de leur tendre un piège. Notre commissariat a été chargé de lancer la rumeur du prêt aux Beaux Arts de Lausanne du plus fameux nu, acheté cent septante millions de dollars par un homme d’affaires chinois et d’orchestrer l’opération. Il y a une semaine, un individu en train de faire un repérage minutieux du Musée a été repéré et nos services en ont conclu qu’un vol se préparait. En même temps, nous avons constaté un essai de hacking du système informatique concernant les caméras et le système d’alarme ».

Au cours de l’intervention, la police est parvenue à subtiliser le faux tableau caché dans le double-fond du landau pendant que les complices des malfaiteurs réussissaient à désactiver le système d’alarme. Selon le commissaire Grosset, il fallait prendre les malfaiteurs en flagrant délit, les déstabiliser en bouleversant leur plan initial et éviter tout dégât de l’excellente copie. D’après lui, « l’opération a parfaitement réussi ».

ATS

 

– Parfaitement réussi… parfaitement réussi… bof, c’est à voir, me suis-je exclamé après la lecture du journal à haute voix. Zoé a opiné du chef.

– Moi en tout cas, a-t-elle déclaré, je comprends pas pourquoi la police a chopé le tableau caché sous le pousse-pousse, puisque sur le mur c’était pas le vrai.

Quelle logique admirable et précoce ! ai-je pensé, fier d’avoir transmis à ma progéniture quelques brillantes cellules grises.

– Tu as parfaitement raison ma belle… je pense que les flics ont dérobé la copie cachée pour permettre au bandit de déclamer sa fameuse réplique : « Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! »

– Bien vu, papy !

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