Créé le: 30.11.2020
393
3
3
Nobody Nowhere
Quand je laisse ma plume écrire, étonnant ce qu'elle peut raconter
Reprendre la lecture
Je ne suis personne et je viens de nulle part.[1]
Sûr que je voudrais porter un nom important et venir d’un lieu qui se reconnaît dès qu’on le prononce. Mais qu’y faire ?
Epouser une riche héritière, braquer une banque, monter une affaire lucrative, faire une découverte importante, créer un tube musical incontournable. Tout ceci j’avais fini par le ranger dans un coin, entre mes rêves non réalisés et mes ambitions déçues. Je suppose que vous tous qui me lisez, devez aussi posséder un tel placard.
Divine surprise, dès l’instant où j’avais fini par ne plus me formaliser de ma situation, tout a semblé aller beaucoup mieux pour moi. C’était le moment, j’avais épuisé mon quota de patience et de pardon en tous genres. Ne me restait qu’une fébrile envie de casser le peu de compassion que je gardais encore en réserve, pour le cas où… les êtres humains peuvent être parfois surprenants par leur capacité à vous redonner goût au combat, n’importe lequel, pourvu qu’il vous procure l’impression d’exister.
Donc, pas de problème avec mon image. Personne reflet de personne, habitué à n’intéresser aucun média, medium, devrais-je écrire, puisque media est un mot latin dont le singulier s’écrit justement medium. Mais qui s’en soucie donc ? Quelle sommité du microcosme médiatique voudrait encore s’intéresser à une telle subtilité, alors qu’il y a des thunes à se faire avec le dernier potin en vogue sur tel ou tel Quelqu’un ? J’y mets une majuscule, ça pourra toujours servir, si je dois un jour en rencontrer, faudra que je m’habitue…
Ils disent tous que si tu commences à écrire, c’est comme si tu prenais une maîtresse. Et pas n’importe laquelle : une maîtresse exigeante, qui te prend tes nuits et tes jours, tes forces, ta jeunesse, tes idées et tes rêves. Tout y passe et ce n’est pas sûr que cela suffise à la satisfaire, la garce d’écriture.
Ils disent encore qu’il te faut une musique pour rythmer ton délire, guider tes doigts sur le clavier, te communiquer l’ambiance qu’il faut, colorer ton âme dans la tonalité qui fera de tes mots ordinaires des étoiles dans les cœurs de tes lecteurs.
Ils disent aussi que certains états propices à l’écriture ne s’atteignent qu’avec l’aide de breuvages, de mélanges, de substances plus ou moins légales qui peuvent t’entraîner dans des chemins bizarres ou mieux encore, te faire décoller vers des horizons inconnus pour te faire éprouver les sentiments que tu ne peux inventer, sans vendre ton âme…
Mais j’ai entendu cela depuis si longtemps… je suis toujours assis là, devant ma table, la main sur le bloc de papier, la bougie mauve brûle sur un bougeoir d’argent, les haut-parleurs diffusent les vieux blues, dont le rythme emporte mes doigts pour former les lettres nerveuses ou mélancoliques. Et j’écris, enchaîné à ma chaise, mes fesses me font mal, mon dos souffre, mes épaules voudraient détendre cette pression, mais la page m’appelle, que dis-je m’ordonne : écris, écris, encore, encore, ne t’arrête pas, jusqu’à ce que ton âme se soit tout entière répandue sur la page, jusqu’à ce que ton verre soit parvenu à vider la bouteille jusqu’à sa dernière goutte. Ne te laisse pas dépasser par le rythme, sois comme un danseur soumis au tempo, esclave de la cadence, tandis que les phrases se forment sans que tu y penses, que l’encre laisse une trace sanguinolente sur l’immaculé du papier. Et si tes yeux coulent parfois, donne encore de toi sans y penser. Ta vie ne compte pas, ce sont les mots que tu inscris pour toujours sur l’aube d’un jour nouveau que tu inventes, comme tu inventes ces femmes qui aiment ton héros, comme aucune ne t’aime, toi.
La musique d’Eric part en fade-out, son blues se perd dans un solo propre et net, ses riffs ne te rappellent que les jours meilleurs où tu roulais le long de la plage, au volant de ta Spitfire rouge, avec cette jolie brunette penchée contre ton épaule, tandis que la musique vous inondait tous les deux, couple de rêve, nimbé de jeunesse, des corps de rêve, toujours bien mis, vêtements du dernier chic, jamais déplacés, toujours à votre place dans un monde amical, de ceux qui ne vous en voulaient pas d’être riches, jeunes, beaux et en pleine santé. D’autant moins qu’ils étaient eux-mêmes de ce monde protégé où rien de mal n’arrive à qui que ce soit, le paradis sur terre, avec vue imprenable sur la mer, des plages interminables de sable blond, des arbres peuplés d’oiseaux colorés au chant mélodieux, des personnes serviables attentives au moindre désir exprimé ou non.
Donc, écrire, comme on part à la recherche des mots oubliés, des phrases essentielles qui se sont perdues au lieu d’être entendues. Des jours se finissent, d’autres recommencent, des nuits calmes se succèdent, le rêve continue que rien ne vient troubler, l’immortalité n’est pas loin, le remède au moindre mal est disponible, tu peux tout acheter, tout t’offrir, tu peux être qui tu veux, être maléfique ou bienfaisant, tu es maître des illusions que tu fais apparaître ou disparaître, au gré de ton désir.
Les notes grêles du piano te prennent soudain au dépourvu, ce n’était pas prévu que cette mélodie t’emporte si loin, à la chapelle au bord de cet océan parfois si tempétueux, mais aujourd’hui si majestueux, attirant, presque chaleureux. La fille court au loin, dans le champ de blé coupé, un bouquet de coquelicots à la main, sa robe claire vole autour de ses jambes frêles, son regard ne se pose jamais sur la terre, mais reste obstinément fixé sur un point de l’horizon, là-bas où elle seule peut voir au-delà de la nuit où ses yeux aveugles l’ont emprisonnée pour longtemps. Mais sa course ne s’arrête pas pour si peu. Elle s’en va de gauche et de droite, en criant très fort, comme pour appeler d’invisibles amis qui viendraient la rejoindre dans sa course. Elle lance au ciel ses fleurs qui retombent au sol sur lequel elles laissent comme une tâche de sang que la terre n’avalerait pas comme elle le fait d’ordinaire, avec le sang des braves qui sont passés là un jour, la fleur au fusil, pour aller donner leurs jeunes forces, leur jeunesse, leurs rêves, leurs illusions, pour une nation, pour un pays, pour une cause, pour une vengeance ou un nouveau monde à construire. Elle s’approche du pont, mais son instinct l’arrête. Elle a dû sentir ou entendre, à défaut de comprendre, qu’il y avait là, à quelques pas, un danger, une faille à la quiétude de son innocence, des pas qu’il ne fallait pas franchir.
La musique de l’après-midi reprend ses droits, mais quels droits pour l’esclave de la plume qui guide sa main pour remplir page après page, ce qui demain sera LE texte qui passera dans d’autres mains, peut-être amies, ou peut-être ennemies, mains qui porteront l’âme du tâcheron écrivain devant les yeux de qui voudra bien. Apprendre, prendre, comprendre, accueillir la pensée dans sa pensée, laisser les mots le bercer, le convaincre, le vaincre, à moins que toute cette peine ne finisse à la poubelle. Non pas dans la poubelle de l’Histoire, mais son histoire à la poubelle, lui qui a ciselé tant de phrases, remis sans cesse sur l’établi son ouvrage, jusqu’au matin, jusqu’à ne plus sentir la faim jusqu’au mot fin, celui qui justifie tout le reste : l’abandon dans la nuit, les yeux rouges, la main qui hurle sa douleur, cette encre qui coule encore et encore sur le papier, ces pages inachevées, ratées, enragées, chiffonnées, qui gisent dans un coin du parquet. La bougie vacille, son âme se tord dans la pénombre, remuant les ombres des souvenirs morts qu’on réveille enfin de leur sommeil, qu’on ressuscite à coups de phrases fortes, de sentiments bon ou mauvais, qu’importe, ils ressortent de l’oubli, avec une force nouvelle qui vient encenser le présent et lui offrir une nouvelle chance. La paix se déroule comme un long tapis rouge devant les stars éphémères qui s’oublieront comme toutes les autres, papillons aux ailes frêles trop vite brûlées aux spots de la renommée. Il reste avec sa musique aigüe inscrite dans les oreilles, avec ses doigts gourds qui supplient pour un peu de répit, avec ses lèvres pincées par la tension que lui imposent ses sentiments bousculés : non, ce n’est pas moi, c’est inventé, je fantasme, je crée, je ne suis qu’un illusionniste, les mots n’ont que le pouvoir que je leur donne. Je donne vie au vide, j’offre au néant la chance d’exister. Si au moins quelqu’un voulait m’écouter, prendre mes phrases, les lire et les passer au suivant. J’aurais le sentiment d’avoir existé, avant de disparaître, avant de me liquéfier dans le vide que j’ai moi-même créé autour de moi, à force de nuit à tracer des signes sur le papier, à chercher à rejoindre mon âme dans le silence.
Tout le monde a droit à son quart-d’heure de gloire, paraît-il. Bon, et quand c’est fait, que reste-t-il à faire ? et quand en plus, les merveilles technologiques, sociologiques, qu’on nous promet à l’horizon de 2030 ou 2040, ne vous intéresse plus du tout, pour cause de délai trop lointain…penser que toutes ces inventions n’apparaîtront que pour vos 80-90 ans, voire pour vos 100 ans, si vous y arrivez, et pendant ce temps-là, un petit malin dit : « Voici ma famille de cœur, des gens avec lesquels je fais de la musique, avec lesquels je vis des choses particulières et avec qui je partage ce que je ne partage avec personne d’autre. » Où est-ce, tout ça ? Un rêve qu’on avait tout seul dans son coin, du temps de sa jeunesse… et maintenant ?
[1] Allusion à I’m Nobody & I come from Nowhere – Michaël Switch – 1963
Commentaires (3)
Thierry Villon
04.12.2020
Merci André, l'écrivain le lecteur, les deux faces d'une même pièce. A la question de Webstory, je me permets de paraphraser Mikaël, qui ne m'en voudra pas : J'ai demandé à ma plume, et ma plume m'a dit qu'elle ne savait pas.
André Birse
30.11.2020
"Les pays, c'est pas ça qui manque ... " Le modeste de Georges Brassens. Ou, toute autre chose, ceux qui sortent de l'anonymat par le mal, tel l'assassin de JFK. Mais beau texte ... la meilleure manière de comprendre qu'il est singulier n'est - ce pas que le lecteur se dise qu'il aurait pu et dû l'écrire?
Webstory
30.11.2020
Merci pour cette belle description de l'état d'écrire. Mais qui est Michaël Switch?
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire