Créé le: 31.03.2018
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Nilda

Histoire de famille

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© 2018-2025 a Thierry Villon

Aventurier, baroudeur, il est passé le temps de fuir, est venu le moment de tout réparer
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Je marche sur la terre battue de la petite rue qui conduit à la mer. Les minuscules maisons aux couleurs pastel confèrent au quartier un air insulaire qui lui va à ravir. Mes pieds sont pleins de poussière et le soleil me tape sur la nuque. Je ne vais pas me plaindre, d’autant que j’ai rendez-vous sur la plage avec mes copains. Nous allons acheter quelques packs de bières, mettre à l’eau une barque pour rejoindre à quelques encablures le voilier qui se balance au bout de son ancre, la blancheur de sa coque se reflétant dans les eaux bleutées du lagon.

 

Je presse le pas, je ne suis pas en avance. Mais qui songerait à me le reprocher ? Nous sommes des gens libres, il n’y a rien à faire pour nous civiliser. Je bourlingue d’île en île depuis si longtemps que je ne sais plus ce que c’est que dormir sur la terre ferme. A part peut-être, lorsque je m’oublie dans le lit d’une de ces beautés sucrées qui m’invite à partager un moment de plaisir. Le vent du large m’est plus familier que le courant qui souffle entre les contreforts de la Soufrière, en levant des tonnes de poussière qu’on retrouve sur les cocotiers, sur les toits de paille des maisons et sur les terres concédées par la mer à ce coin de rêve.

 

Je n’arrive plus à presser le pas, je me sens retenu par un sentiment étrange, fait de peur et de tendresse. Je vais quitter les lieux dans quelques jours, sans avoir revu ma mère Nilda, toujours couchée, terrassée par la maladie de l’eau. Depuis quelques semaines, au fil des escales, j’apprends qu’elle est vraiment au plus mal.

On me conseille d’aller la voir avant qu’elle meure. La revoir vivante, faire la paix une fois pour toutes, passer l’éponge sur nos incompréhensions, sur nos déchirements, sur mes coups de gueule, sur mon rejet, sur ma fuite sur les océans, sur notre rupture consommée dans l’amertume et le ressentiment, je le ressens comme une urgence que rien ne saurait différer.

 

Depuis que je sais ma mère alitée, je me suis convaincu qu’il est grand temps de régler ce passé qui nous a tenus  trop longtemps éloignés l’un de l’autre, dans une solitude qui me bouleverse. Je pense à son vide à elle, le mien étant beaucoup plus supportable. Je pense au néant de ses longues soirées toutes pareilles. Alors que la nuit s’approche et que l’angoisse de la mort l’étreint, elle reste seule sur son lit de souffrances. Je n’ai pas de peine à m’imaginer ses larmes et sa poitrine secouée par les sanglots. Sûr que, pour une fois,  je vais renoncer  à cette partie de saoulerie avec mes amis et que je ne m’en porterai pas plus mal.

 

J’ai ralenti, j’ai été tenté de repartir vers la ville. Mais l’idée de revoir ma mère et nous réconcilier m’a surpris comme un état de grâce, comme un retour à la civilisation, comme un espoir de me sentir moins seul, moins coupable, moins mal dans ma peau, un peu fier de pouvoir éprouver de la compassion et plus fort face à la mort qui guette partout ses proies.

C’est décidé, je ne laisserai pas Nilda partir seule, dévastée de chagrin jusqu’à désirer que la mort la délivre enfin. Cette image m’obsède tandis que je m’approche de la maison qui m’a vu naître et que les rues de mon enfance me replongent d’un coup dans tout ce que j’ai voulu fuir, quand je suis parti sur les mers, ne m’attachant à personne et fuyant dans des aventures sans lendemain.

 

La petite fontaine de grès veille toujours à l’angle de la rue. Voilà le jardin, la barrière bleutée est toujours là, juste un peu affaissée, un peu vieillie, la porte doublée d’une moustiquaire balance sous le vent. Je monte les trois marches, je frappe au montant de la porte. Une voix triste et lointaine me répond d’entrer.

 

Je la vois sur son lit, dès l’entrée, à-travers l’enfilade du salon et de la cuisine.

“C’est toi, mon grand ? tu es là, enfin.

– Nilda, je…

– Tu m’as manqué aussi

– Je te demande pardon

– Tout va bien, Matthieu, le temps va tout réparer, merci d’être là

– Je regrette ce qui s’est passé, surtout de t’avoir abandonnée

– Tu es là, c’est si bon, viens m’embrasser, qu’est-ce que tu es grand !”

C’est le lendemain que Nilda consolée a quitté cette terre pour toujours. Moi, j’ai mis un peu d’ordre dans la maison, avant que la famille et le voisinage viennent en cortège emmener ma mère pour la conduire à sa dernière demeure.

 

Et le temps a passé et  je suis resté à quai, sans regrets.

 

Basse Terre (Guadeloupe), le 12 août 1972

Commentaires (1)

Webstory
27.04.2021

Un récit de retour aux sources, tout en tendresse et pudeur. Merci Thierry Villon!

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