Créé le: 24.07.2022
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Ni avec, ni sans
Christine se rend malade à cause du comportement de son mari, éternel charmeur. Incapable de le quitter, elle trouve le moyen de redonner un sens à sa vie. Carte tirée: Le Monde.
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03h10, Christine se lève, fait le tour du lit et prend doucement le téléphone de son mari. Son cœur bat trop fort, elle sait qu’elle doit le faire très vite. Hier soir, pendant qu’il écrivait des messages, son iPhone éclairait ses yeux rieurs pendant qu’elle faisait semblant de dormir, concentrée sur son souffle pour ne pas se trahir. Dieu qu’elle déteste faire ça. Un jour, une amie lui a dit: si je regarde dans le téléphone de mon mec, c’est que notre histoire est déjà terminée, alors je ne le fais pas. Mais Christine veut savoir, elle étouffe dans ce lit.
La psychologue a déjà prononcé le mot confiance plusieurs fois. Elle l’énerve celle-là. Elle se souvient aussi de son père, il y a deux catégories de gens jaloux disait-il, ceux qui n’ont pas confiance en eux et ceux qui eux-mêmes sont infidèles. Elle fait partie des deux.
Elle trompe son mec depuis 13 mois et 6 jours, parce qu’elle veut qu’ils soient quittes. Elle le fait via une application très discrète, qui propose du sexe contre de l’argent. Ce système sécurisé, en réseau, rassemblent des travailleuses du sexe (TDS) afin qu’elles ne se mettent pas en danger. Christine a découvert ce mode de vie grâce à un podcast dans lequel une femme témoignait: proposer du sexe en échange de fric lui avait redonné confiance en elle. Alors elle s’était inscrite aussi, après une journée horrible où les messages envoyés par son mari tournaient en boucle dans sa tête.
En se connectant, elle avait découvert un monde à part: les femmes se géolocalisent, échangent sur les clients: pas celui-ci, il est violent, ni celui-là, il ne paie pas ou annule au dernier moment. Elles sous-louent des chambres dans les appartements de celles qui peuvent le faire, savent qui et quand elles reçoivent, partagent leurs soucis. Si un problème survient, elles ont un code et appellent la police immédiatement.
Christine s’est tout de suite sentie libre et acceptée, elle aime la manière dont les filles conçoivent leur sexualité, elles baisent et empochent l’argent, sans tabou ni honte. La majorité de ses collègues sont plus jeunes qu’elle. Mais cela n’a pas d’importance, chacune à ses clients types. Les siens sont rassurés par son âge et sa normalité, ils ont l’impression de baiser une amie. Elle est devenue une travailleuse du sexe indépendante, à une cinquantaine de kilomètres de chez elle.
Debout, glacée, elle tient toujours le téléphone, pendant que son mari ronfle profondément. Elle se demande encore une fois pourquoi elle continue de lire ces messages, alors qu’ils la transpercent et l’empêchent de respirer. Le plus dur c’est le bourdonnement qui s’installe dans sa tête après, ce goût dans sa bouche, les heures à se repasser en boucle les mots, un à un, encore et encore, les recherches sur les réseaux pour découvrir qui sont ces femmes, pourquoi elles?
Elle pense à sa vie, faite de routine. Chaque jour, à 19 heures, l’alcool vient apaiser la brûlure, la tension, pendant qu’elle prépare le repas, seule à la cuisine. Un verre, puis deux, pas plus, car il ne faut pas que cela se voit, sa fille ne lui pardonnerait pas d’être une alcoolique. Mila, sa fille, son bébé, son ange, la prunelle de ses yeux. C’est pour elle qu’elle fait tout ça, qu’elle ne sombre pas, qu’elle lutte. Le vin blanc et les yeux de sa fille quand elle lui sourit lui permettent d’enchaîner la soirée, d’aller se coucher et de faire l’amour avec son mari.
Baiser avec ces inconnus ne lui pose aucun problème, elle a toujours fait semblant au lit, alors semblant pour semblant autant que cela lui rapporte. Ce ne sont que des bouts de peaux qui se frottent, des fluides qui s’échangent et elle sait comment faire. C’est simple, rapide et efficace comme une tarte aux pommes et ses clients ne voient pas la différence.
Un seul, un jour, lui a dit, arrête de jouer, donne-moi ton plaisir, mon kiff c’est de faire jouir les putes. Je te paie le double si tu jouis. Elle l’a regardé dans les yeux, il y avait comme de la douceur. Le mot pute l’a excitée.
Allonge-toi, ferme les yeux, oublie-moi, oublie le temps.
Dans cette chambre aux lumières tamisées, elle a accepté de s’ouvrir. Sa voix, son odeur, son regard, elle lui a fait confiance. Il l’a caressée doucement, longuement, avec sa langue. Au début, elle s’est ennuyée, elle ne sentait rien, elle était sèche et muette. Sur son épaule, le tatouage d’un lion l’avait amusée. Le plaisir est venu après un très long moment, une délivrance profonde et animale. Sans un mot, il a ensuite embrassé son ventre, serré ses hanches entre ses mains quelques secondes. Elle l’a entendu poser l’argent sur la table et il est parti. Elle a repris son souffle, quitté l’appartement sans se doucher ni même pisser. Une heure plus tard, elle cuisinait pour sa famille, avec cette mouille entre ses cuisses, apaisée.
Elle le regarde, endormi, serein.
– Coucou (émoji bisous)
– Coucou toi (3 émojis diablotins)
Elle pourrait s’arrêter là. Ce putain d’émoji diablotin violet est depuis toujours le code de son mari pour dire j’ai envie de toi.
– Je t’appelle demain ?
– Oui je suis sur Lausanne, appelle quand tu veux.
– Émoji cœur
– Émoji cœur + émoji bisous
Va te faire foutre, toi et tes connasses. Je t’ai tout donné, mon cœur, mon amour, ma jeunesse, mon temps, mon sexe, mon cul, mes rêves, mes pensées les plus intimes, mon ventre pour nos enfants, mon salaire, l’argent que ma mère m’a laissé en partant.
La première fois que Christine avait lu des messages, c’était par hasard, sur l’ordinateur de la maison laissé ouvert. Elle avait cru mourir de chagrin, immédiatement. Elle était restée hébétée, sidérée. Pendant des heures elle n’avait pas bougé de place, le regard dans le vide. C’était un dimanche, il était parti à un anniversaire de famille avec la petite. Elle avait voulu rester à la maison pour organiser leurs prochaines vacances.
Des mois plus tard, elle l’avait questionné, c’était sorti en vrac tant elle suffoquait depuis. Il avait dit, mais c’est rien, je m’en fous de cette fille, c’est juste comme ça. La platitude et la banalité de sa réponse l’avait laissée sans voix, les larmes avaient jailli. Il l’avait consolée, elle s’en était voulu de se mettre dans des états pareils pour un émoji violet.
Puis il y avait eu cette soirée au cours de laquelle elle l’avait vu “jouer les jolis cœurs”. C’est le meilleur ami de son mari qui lui avait sorti cette expression, en surprenant son regard blessé, ce n’est rien tu sais, tu le connais, il discute, il rigole, c’est sa manière d’être. C’est d’ailleurs ce côté convivial et chaleureux qui t’avait séduite non ?
Quelques jours après, alors quelle pleurait dans la cuisine, il avait fini par lui expliquer gentiment, qu’il aimait bien dragouiller, mais qu’il ne l’avait jamais trompée, elle était la femme de sa vie.
Dragouiller.
Le mot, moche et con, avait fait encore plus mal.
Elle était amoureuse d’un dragouilleur.
Elle n’avait plus rien dit.
C’était juste une façon de se rassurer, de voir qu’il plaisait toujours. Il avait argumenté en lui rappelant que pendant une période il n’avait pas de succès avec les femmes. Il avait besoin de compenser, de rattraper le passé en somme. Il ne faisait rien de mal, quelques messages, un lunch ou deux et c’est tout. Et elle, elle ne draguait jamais peut-être ? Il lui avait rappelé qu’elle avait eu un coup de cœur pour un homme un jour. En rentrant, il avait senti quelque chose et l’avait questionnée sur sa journée. Elle avait raconté qu’elle avait travaillé avec un nouveau collègue et que le contact était bien passé. Il avait posé beaucoup de questions, elle avait rougi. Mais il te plaît ! Il l’avait taquinée, affirmé qu’il n’était pas jaloux. Quelle chance. Allez, viens ici, ses mains l’avaient attirée contre lui, elle s’était laissée faire, avait respiré son odeur qu’elle aimait toujours. Ses mains autour de sa taille lui avaient un bref instant évoqué des serres trop puissantes.
Pas très fière, elle n’avait jamais revu cet homme.
Son mari avait continué de lui acheter des fleurs, son parfum préféré, de lui faire l’amour tous les soirs, lui dire combien il l’aimait. Il riait, l’embrassait, lui racontait sa journée. Les messages, les yeux rieurs pour d’autres ont continué. Elle a sombré, au fil des années. Lentement, mais sûrement. Les pensées en boucle sont devenues obsédantes.
Elle ne suffit pas. Elle n’est pas assez bien, bonne, belle, aimante.
Au travail aussi, ce qu’elle fait n’est jamais suffisant, les retours sont critiques, durs.
À la maison c’est pareil, elle le lit dans les yeux des invités, la maison n’est pas très chaleureuse, ni bien décorée. Il manque toujours un détail, une nappe, des verres assortis, un dessert maison. C’est toujours lui qui prépare le plat principal, leurs amis le félicitent.
Elle se sent nulle, laide, pathétique, évite de parler, prend sur elle, fait semblant, s’éteint, se met à boire, grossit. Il lui dit tu es belle même avec tes kilos en trop, il lui fait l’amour puis rigole au barbecue avec une amie fraîche et sexy, pendant qu’elle emporte de la vaisselle sale.
Il n’y a qu’avec sa fille qu’elle oublie tout, qu’elle se sent pleine, entière, aimée pour ce qu’elle est. Elle le lit dans ses yeux, elle le sent quand elle met sa petite main dans la sienne en rentrant du parc, ou quand la petite s’endort dans ses bras, douce et moelleuse comme un petit pain. Je t’aime maman, tu es la meilleure maman du monde.
Ses amies la raisonnent, sors un peu, fais toi plaisir. Et si tu te mettais au yoga ? Et si tu le quittais ? Elle voit leurs regards attristés sur son aspect négligé, elle sent leur inquiétude bienveillante face à sa tristesse constante. Ses amies la devinent, tandis que son mari semble se satisfaire de l’ombre d’elle-même.
Chaque lundi, dans le train, elle consulte le solde de son compte en banque secret, ce sera bientôt le moment. Elle a tout calculé, au centime près.
Elle ressent de la reconnaissance pour ces hommes qui bandent et paient pour elle. Elle, la gentille mère de famille, la femme jalouse et aigrie, celle dont le sens de sa vie a cramé un jour à la lecture d’un émoji diablotin. Mine de rien, ces queues dures, chaudes, réparent son âme. Quand elle y pense, ça la fait presque rire.
Le mardi, elle voit ses clients à l’appartement, elle prend toujours la petite chambre bleue, réserve une journée pleine, ils connaissent le lieu, les heures, les codes. La plupart sont des réguliers, qui apprécient sa façon simple d’être à eux, l’espace d’une demi-heure. Elle est pute comme elle est dans la vie. Elle parle peu, sourit gentiment, se maquille juste les yeux, enfile une tenue classique: petite robe noire, porte-jarretelles, bas avec la ligne derrière, bottes hautes. Elle reçoit quatre ou cinq hommes dans l’après-midi, alterne les moments creux avec du travail sur son ordinateur, assise en tailleur sur le lit où elle se faisait prendre l’instant d’avant. Elle baise comme elle travaille, efficacement, sérieusement.
Parfois un de ses clients a envie de parler, alors elle lui propose de rester un quart supplémentaire, au forfait qu’elle a appelé after-sex. Ils sont de plus en plus nombreux à s’offrir ces moments de tendresse post coït. La tête sur son ventre, ils lui racontent la maison, leurs femmes, les enfants qui grandissent, leurs fantasmes. Ils savent qu’elle n’en parlera jamais. Elle leur répond franchement, sans détour, avec un aplomb qui la surprend. Puis rentre et reprend le fil de sa vie. Elle boit moins.
C’est bientôt son anniversaire, elle est de mai, taureau.
Il y a assez d’argent sur le compte.
Rien à foutre de ces putains d’émojis, elle est bientôt libre.
C’est le jour J.
Assise à la cuisine, elle pèle des pommes, sobre. Son mari rentre, l’embrasse, s’assied.
– Tu fais une tarte aux pommes, un lundi ?
– Oui.
– Ca va ?
– Oui.
– Tu es sûre ?
– Oui. J’aimerais te parler, Mila est devant son dessin animé. Tu as une minute ?
– Euh oui, oui, bien sûr, … tu m’inquiètes, il y a un problème ?
– Non. aucun, au contraire. Je suis me suis offert un bateau, j’ai obtenu mon permis il y a quelques jours. C’était mon rêve, tu te souviens ? Alors dorénavant le week-end je vais sur l’eau, on y dormira avec Mila, j’ai tout installé, il est prêt. Tu es le bienvenu, si tu en as envie.
> Référence pour le concours « Destinée », j’ai tiré la carte XXI Le Monde
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