Créé le: 14.09.2013
5025 0 0
mutation

Journal personnel

a a a

© 2013-2024 Lili

© 2013-2024 Lili

histoires de morts et renaissance
Reprendre la lecture

Maman est morte le 25 mars à 7h30, en disant un joyeux “bonjour!” à l’infirmière, et s’enfuit de sa prison “Alzheimer” pour rejoindre son époux sous d’autres cieux. J’éprouvai à la fois une grande tristesse et un soulagement de la savoir libérée de sa maladie qui l’habitait depuis 5 ans. L’enterrement fut presque joyeux, un peu loufoque et fantaisiste, à son image.

Bernard, mon frère adoré, est mort 8 jours plus tard, le 3 avril dans la nuit, d’une crise cardiaque; lui qui était hyperactif et toujours prêt à explorer, découvrir, s’engager avec enthousiasme dans de nouvelles aventures, a probablement été pressé de rejoindre notre mère dans son nouvel espace. J’ai cru que le tsunami qui m’a submergée lorsque mon mari, rentrant à la maison, des croissants dans la main, m’annonça “Bernard est mort”, allait avoir raison de moi. Ma poitrine fut subitement étouffée sous une vague puissante, dévastatrice, qui semblait arracher mon coeur et mes entrailles. Je ne pouvais plus parler, les sons rauques qui sortaient de ma gorge permettaient aux vagues au-dedans de moi de sortir sous forme de torrents de larmes; larmes bienfaitrices qui me permettaient de respirer à nouveau, de reprendre mon souffle lorsqu’elles tarissaient, comme si je vidais peu à peu d’énormes ballons d’eau. Le travail de l’eau vidait aussi quelque chose qui était en moi, une partie de moi, creusant un canyon intérieur, une faille gigantesque qui me laissait sans forces.

Nous étions 5 frères et soeurs, et, brutalement, nous n’étions plus que 4. Je me sentais amputée d’un doigt de la main. J’étais coupée en deux, sans souffle, sans ressort pour pouvoir affronter la suite; et je savais que la suite allait encore venir, mais je ne savais pas comment j’allais réussir à survivre: Viviane, ma belle-soeur, la soeur de mon mari, était en phase terminale de cancer et nous attendions, si l’on peut le formuler ainsi, son décès dans les mois suivants.

Lorsque je parlai à Viviane, celle-ci me rassura: “on va attendre encore un peu, je ne vais pas partir trop vite”.

Et pourtant, le 8 mai, son mari nous appelle:”Viviane est morte à midi dans le jardin, sous l’olivier”. A chaque fois, ces mots claquaient dans mes oreilles et catapultaient sur chacune de mes cellules, y laissant une marque indélébile. Nous étions dévastés et avons dû affronter un nouvel enterrement, de nouvelles larmes, un nouveau grand deuil. Par moments, nous ne savions plus pour qui nous pleurions.

Une consolation cependant: pendant la dernière année de sa maladie, Viviane avait énormément changé: elle, qui avait toujours été une femme de devoir, de responsabilités, une personne un peu raide, loyale, sérieuse, avait commencé à se dépouiller petit à petit de ses carcans qui l’empêchaient de vivre, de se sentir libre. Cela faisait longtemps qu’elle n’en pouvait plus, me disait-elle, qu’elle était souvent à bout, exténuée. Mais elle ne pouvait pas faire autrement: elle se devait d’être au service de ses parents, de sa famille, d’être irréprochable. Pourtant, grâce à un immense travail intérieur qu’elle entreprit (sans l’aide d’un psy), nous avons eu le bonheur de la voir s’alléger, se féminiser, ralentir, profiter de partager le temps qui lui restait avec ceux qu’elle désirait voir. Nous avons eu l’immense privilège de rencontrer son regard toujours plus clair et profond, d’assister à une mutation magnifique, à l’éclosion d’un papillon qui avait enfin décidé de profiter de la vie dans la mesure de ses possibilités et du temps qu’il lui restait. Elle devenait de plus en plus ravissante, pleine de grâce. “Je me débarrasse de beaucoup de choses”, me disait-elle”, “et surtout, de ce que l’on peut penser de moi. Je m’en fiche, la seule chose qui m’importe est de vivre ce qui me reste à vivre dans la paix et la sérénité.”

Une semaine avant sa mort, nous avons eu le plaisir de dîner avec elle, boire de l’Humagne et profiter de sa présence. Nous ne savions pas que c’était le dernier repas en sa compagnie.

Viviane nous a quittés. Elle m’a offert la plus grande leçon de mon existence: elle a fait face à son épreuve, dès le début; elle a lutté, elle s’est donné des chances de s’en sortir, mais elle savait que ce serait pratiquement impossible. Elle a osé pleurer, s’effondrer dans nos bras. Mais elle a tout réglé avant de partir: elle a tout rangé pour ne pas laisser de poids à ceux qui restaient. Elle a jeté tout ce qui lui était personnel, elle a trié les photos, redistribué des objets, rendu des livres. Elle a logé ses deux filles adultes, sécurisant ainsi leur avenir. Tout était fait sans précipitation, sans lourdeur, mais avec ordre et méthode. Elle a également réglé ses comptes avec ses parents décédés, leur disant enfin ce qu’elle avait à leur dire en rangeant leur appartement. Elle est partie le coeur en paix, même si son corps était devenu, les derniers jours, un lieu étrange, boursouflé et secoué de convulsions.

Elle a pu éviter ce qu’elle avait toujours voulu éviter: des mois d’hôpital et d’acharnement, car elle avait décidé d’arrêter tout traitement du moment où elle avait su que l’irréparable était commis.

Viviane, tu es partie comme une reine et tu nous as montré le chemin.

A nous, pauvres humains restant sur terre, de continuer sans toi, sans Vincent, sans nos parents. A nous d’assumer les manques, l’impossibilité de partage, à nous d’expérimenter les béances et les vagues gigantesques qui nous habitent parfois lorsqu’un objet, un bijou, un livre nous rappelle à vous.

Et pourtant, je n’étais pas au bout de mes surprises. Alors que je me sentais totalement, absolument vidée de ma substance, subvenant aux besoins du quotidien comme je le pouvais, je sentis une petite flamme, un début d’une énergie nouvelle habiter mon corps et mon esprit. Plus je me vidais intérieurement par les larmes que je laissais couler sans retenue, plus je sentais que ma faille s’emplissait de temps à autre d’une énergie joyeuse, jeune, vivante.

Je n’osais trop en parler, par peur d’être indécente aux yeux de ceux qui souffraient encore quotidiennement. J’avais parfois l’impression que les disparus m’offraient des cadeaux inattendus, la sensation imaginaire de percevoir un jardin coloré et fleuri qui égayait mon coeur, ou alors, je sentais la présence de l’un ou de l’autre parfois, m’accompagnant au détour d’un chemin de montagne, m’aidant à résoudre une difficulté, transmettant un message, fictif peut-être, apaisant certainement, que je pouvais ensuite raconter à mon entourage.

Et puis, un jour que j’étais profondément triste et déprimée, vide et en pleurs après une dispute conjugale apparemment anodine, et qui aurait dû l’être si elle n’avait résonné en moi et fait ressurgir des cicatrices aux racines profondes, je plongeai au fond de moi-même, acceptant le néant, ouvrant mon être au vide absolu. Et là, alors que j’étais arrivée au fond de…rien, je ressentis, à ma stupéfaction, une vague d’amour immense, et la certitude absolue que tous les êtres, ancêtres et aïeux disparus récemment ou depuis longtemps, étaient là, en moi, dans ma mémoire, dans mon propre corps. Le vide était plein, les larmes de tristesse furent transmutées en larmes d’émotion pure. Je fis l’expérience de renaître à moi-même.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire